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La police est partout, la justice n’est nulle part - Le Syndicat de la Magistrature

Mise en ligne : 14 avril 2003

Dernière modification : 23 janvier 2011

Texte de l'article :

LA POLICE EST PARTOUT,
LA JUSTICE N’EST NULLE PART

 

J’essaime n° 6 - avril 2003
Bulletin du Syndicat de la Magistrature

Dossier au format PDF

 

Le projet de loi portant adaptation des moyens de la justice aux évolutions de la criminalité dit " projet criminalité organisée " achève l’édification des textes gouvernementaux en matière de sécurité.
Cette réforme de la procédure pénale ne s’encombre pas des principes inspirés des droits de l’homme, de la préservation des libertés individuelles et des droits de la défense.
Le gouvernement veut renforcer la sécurité et conçoit cette notion uniquement comme la sécurité de la collectivité. Or, selon la Déclaration des droits de l’homme de 1789, les libertés individuelles sont le fondement de la démocratie et la sécurité ne peut être envisagée que dans le but de la protection de l’individu.
La procédure pénale réalise en principe un fragile équilibre entre libertés individuelles et les atteintes à celles-ci. Elle bascule avec ce projet vers une procédure policière où la recherche de la preuve est l’unique objectif.
Dans cette logique, la justice n’est plus la gardienne des libertés mais devient le prolongement de l’action policière. Le parquet, instrumentalisé, est un auxiliaire de police et se transforme en représentant servile du pouvoir exécutif. Il est aussi destiné à assujettir les juges du siège ou à les remplacer dans certaines procédures.

I - La police est partout, la justice n’est nulle part

Un accroissement exceptionnel des pouvoirs de police et une absence totale de protection des libertés individuelles

Des cadres juridiques flous et dangereux

La Chancellerie précise que tous les nouveaux pouvoirs de la police s’inscrivent dans le cadre d’une procédure relative à la répression de la criminalité organisée (art. 706-73 et 706-74 nouveaux).
Or, le projet se garde bien de définir les éléments constitutifs de la bande organisée au mépris du principe constitutionnel de légalité des infractions.
L’article 132-71 du Code pénal énonce que " constitue une bande organisée au sens de la loi tout groupement formé ou toute entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’une ou plusieurs infractions ".
La circulaire du 14 mai 1993 commentant la partie législative du nouveau Code pénal n’éclaire personne de façon plus brillante : " Cette circonstance aggravante peut s’analyser comme la prise en compte, après la commission de l’infraction, de l’existence d’une association de malfaiteurs qui était destinée à commettre cette infraction. Elle ne doit pas être confondue avec la circonstance aggravante de réunion... La bande organisée suppose en effet, à la différence de la réunion, que les auteurs de l’infraction ont préparé, par des moyens matériels qui sous-entendent l’existence d’une certaine organisation, la commission du crime ou du délit, ce qui signifie donc qu’il y a eu préméditation.
" Par ailleurs, même si le législateur n’exige pas qu’une bande organisée doit être composée d’un nombre minimum de participants, des considérations d’opportunité pourront, comme actuellement en matière de vol guider le ministère public afin que celui-ci ne retienne cette circonstance aggravante (qui a souvent comme conséquence de criminaliser un délit) que lorsque l’infraction a été commise par un nombre important de personnes, la circonstance de réunion pouvant le cas échéant, être retenue dans les autres hypothèses. "
La critique de 1993 demeure : en raison de cette absence de définition, des interprétations arbitraires ou extensives du texte peuvent facilement voir le jour. Un trafic de stupéfiants par un dealer de barrettes de shit et son rabatteur pourra permettre l’utilisation des pouvoirs de police exorbitants que ce texte prévoit. Par conséquent un nombre particulièrement important d’affaires sera assujetti à ce nouveau régime.
Dans les faits, ce sont les services de police qui choisissent la qualification juridique des infractions sur lesquelles ils enquêtent. Cela va aboutir à leur laisser définir le cadre procédural dans lequel ils interviennent.
Ainsi les services de police préféreront appliquer le régime nouveau leur laissant toute latitude à un moment de l’enquête où ils sont en recherche de preuves plutôt que d’utiliser le système procédural le plus contraignant. C’est dans ce cadre flou que le projet multiplie les régimes d’enquête.
Jusqu’à présent le Code de procédure pénale prévoyait avant ouverture d’une information judiciaire deux régimes d’enquête : le régime de droit commun d’enquête préliminaire et le régime d’exception d’enquête de flagrance. Dorénavant, il faudra considérer qu’il existe deux régimes supplémentaires d’exception, l’enquête en préliminaire ou en flagrance sur la criminalité organisée.
Dans le cadre de ces nouvelles enquêtes, les services d’investigation disposeront de nouveaux pouvoirs particulièrement étendus.

Des pouvoirs de police particulièrement étendus

Oubliant le respect du principe du contradictoire et la loyauté dans la recherche des preuves, les nouveaux pouvoirs des enquêteurs sont uniquement prévus dans le but de trouver des preuves.
L’infiltration, légalisée, pose des multiples problèmes théoriques notamment au regard du droit de la preuve. Existe-t- il encore en France un principe de loyauté dans le recueil des preuves ? Peut-on encore contradictoirement débattre du caractère légal du recueil de la preuve dans la mesure où l’agent infiltré est anonyme et doit le rester ? Un dossier pourra-t-il uniquement être construit sur les preuves recueillies par la technique de l’infiltration c’est-à-dire sur des procèsverbaux anonymes sans que les avocats puissent faire valoir les droits de la défense, exiger des auditions, des confrontations, des expertises ?
Cette technique sera en outre particulièrement dangereuse pour les policiers qui mettront en jeu leur vie, pourront être conduits à commettre des infractions et terminer leur carrière en détention.
Malgré les mises en garde du CEPT (comité européen contre la torture relevant de l’ONU) estimant " qu’il existe en France des risques non négligeables d’être maltraité en garde à vue ", le projet institue une garde à vue de 96 heures. Cette nouvelle durée s’avère extrêmement problématique dans un contexte où l’aveu tient une place centrale dans la nouvelle architecture de la procédure pénale.
Faisant fi des manipulations policières révélées par le passé notamment dans l’affaire dite des Irlandais de Vincennes, les perquisitions de nuit sans le gardé à vue ou la personne détenue sont autorisées.

Des dispositions de droit pénal de fond au service d’une finalité policière

La pénalisation de la simple idée criminelle

Le projet transpose une fiction hollywoodienne dans la réalité pénale française en réprimant la simple idée criminelle dans le nouvel article 225-1-1 du Code pénal : " Le fait de proposer à une personne, des offres, des promesses, des dons, des présents ou des avantages quelconques afin qu’elle commette un assassinat ou un empoisonnement est puni, lorsque ce crime n’a été ni commis ni tenté de dix ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende. "
Cette disposition, loin d’être anecdotique, démontre que le ministère de la justice est toujours prêt à devancer les désirs du ministère de l’intérieur quitte à balancer par-dessus bord toutes les notions du droit pénal et éventuellement toutes les libertés individuelles. Les éléments constitutifs de l’infraction (l’élément matériel et l’élément intentionnel) sont inutiles, la moindre parole ou plaisanterie pourra tourner au cauchemar.
L’absence d’un commencement d’exécution n’a pas non plus troublé le rédacteur de ce texte rêvant d’une société où la police pourrait lire dans le cerveau du citoyen pour les faire condamner sur une simple idée pénalement incorrecte. Quelle belle société démocratique nous promet-on là !

L’impunité pour les délateurs, au service de l’enquête policière : la technique des repentis

Le projet érige la délation comme un moyen de la lutte contre la délinquance en introduisant le repenti dans la procédure pénale.
Ce procédé moralement condamnable renvoie à de sinistres régimes totalitaires et aux heures les plus sombres de l’histoire de France.
L’engouement pour le système des repentis, appelé pudiquement " collaborateurs de justice " aux Etats- Unis puis en Europe est techniquement critiquable. Il consacre le recours à un mode de preuve à la fiabilité douteuse susceptible d’entraîner des erreurs judiciaires. En effet, ce procédé permet toutes les manipulations soit du crime organisé soit des services de police et de la justice.
Bien sûr, comme pour l’utilisation de l’infiltration, aucun exercice des droits de la défense n’est véritablement possible contre un dossier établi sur cet unique procédé.
Enfin, il rompt l’égalité de traitement devant la justice et favorise les grands criminels puisque les chefs de réseau auront nécessairement plus à négocier que les petits revendeurs de shit. En matière criminelle aussi la France d’en haut et la France d’en bas ne sont pas jugées à égalité...
Ainsi, le nouvel article 132-78 du Code pénal prévoit de manière générique l’exemption de peines pour les personnes qui, ayant tenté de commettre un crime ou un délit ont averti l’autorité administrative (la préfecture ?) ou judiciaire avant toute poursuite et ont permis d’éviter la réalisation de l’infraction.
Dans le même ordre d’idée, le texte permet des atténuations de peines pour les repentis pour une série de tentatives d’infractions (empoisonnement, assassinat, tortures et actes de barbarie, trafic de stupéfiants, séquestration et enlèvement, détournement d’avion, traite des êtres humains, proxénétisme, vol en bande organisée, extorsion en bande organisée, trafic d’arme et assimilé).

Un assujettissement de la justice à une institution policière omnipotente

Un parquet instrumentalisé et contrôlé par l’institution policière

Le titre II du texte contient une disposition étonnante, un nouvel alinéa 3 à l’article 41 du Code de procédure pénale, indiquant que, " lorsque la durée ou la complexité de l’enquête le justifie, le procureur de la République et le chef de service saisi définissent d’un commun accord les moyens à mettre en oeuvre pour procéder aux investigations nécessaires. Ces moyens peuvent être adaptés au cours de l’enquête. "
Le commentaire figurant au-dessus de cet ajout explique benoîtement qu’il s’agit " d’un renforcement de la direction de la police judiciaire résultant d’un contrôle sur l’utilisation des moyens.
Le Syndicat de la Magistrature estime qu’il s’agit d’un moyen visant à déposséder le parquet de la direction de la police judiciaire d’une manière particulièrement hypocrite puisque le nouveau texte laisse subsister les alinéas 1 et 2 de l’article 41 prévoyant que " le procureur de la République procède ou fait procéder à tous les actes nécessaires à la recherche et à la poursuite des infractions à la loi pénale.
" A cette fin, il dirige l’activité des officiers et agents de la police judiciaire dans le ressort de son tribunal. "
Cette atteinte à la direction de l’action publique opérée par les parquets constitue malheureusement une suite logique à la création des GIR et à leur mode de saisine conjointe préfet-procureur.
Lors de la rencontre du Syndicat de la Magistrature avec le cabinet du garde des Sceaux le 10 janvier 2003, il a été indiqué que les pôles spécialisés (cf. infra) avaient vocation à voir calquer leur compétence territoriale sur celles des futurs sept ou neuf directions régionales de police judiciaire pour mettre en phase l’organisation judiciaire avec l’organisation policière.
Une fois de plus le ministère de la Justice devance les désirs de la place Beauvau ou les relaie. Chacun a entendu les préfets ou les directeurs de service de police se plaindre de la carte judiciaire, de l’éparpillement des centres décisionnels alors que la police elle est un modèle de pouvoir concentré, pyramidal et parfaitement hiérarchisé.
Dans cette nouvelle configuration, on ne doute pas un seul instant de l’issue du conflit entre un substitut ou même un procureur d’une ville moyenne et un directeur d’un service de police interrégional à propos d’une directive d’enquête, de la saisine d’un service ou d’une observation sur le caractère inapproprié ou illégal d’une investigation policière (par exemple une perquisition de nuit au domicile d’un dealer de barrettes de shit hors sa présence).
Quelles capacités de résistance auront les parquets face à une organisation policière surpuissante ?
En outre, il y a fort à parier que les services enquêteurs sauront parfaitement culpabiliser les magistrats sur leur incapacité à prendre en compte à la fois une logique d’efficacité et les attentes de l’opinion publique.
Ce couplage institutionnel augure mal du contrôle judiciaire des parquets. En effet, l’ensemble du dispositif proposé oublie consciemment (?) que le magistrat du parquet est d’abord un magistrat ayant pour mission constitutionnelle de garantir les libertés individuelles. A aucun moment le texte ne pose le parquet en contrôleur de l’activité policière, ce rôle reste dévolu au juge des libertés et de la détention.

Un juge des libertés et de la détention alibi

Le juge des libertés et de la détention (JLD) apparaît régulièrement à travers tout le projet. Mais, il exerce un contrôle illusoire, il est un juge alibi sujet à toutes les manipulations et son statut précaire le fragilise.
De manière surprenante, le JLD, véritable alibi de bonne conscience du projet, n’intervient pas pour toutes les nouvelles techniques policières. Comment se fait-il que le juge des libertés et de la détention n’ait pas à autoriser les opérations de surveillance (art 706-80) ou d’infiltration (art. 706-81 à 706-86) ? Veut-on nous faire croire que les libertés ne sont pas en jeu et qu’il s’agit uniquement de recueillir des preuves ?
En revanche, le texte prévoit son intervention dans le cadre de l’article 706-73 pour le renouvellement des gardes à vue d’une durée de 96 heures, pour les perquisitions et pour les écoutes téléphoniques prévues par le nouvel article 706-94.
Pourtant, l’étude de cette dernière disposition démontre à elle seule que l’intervention du JLD est illusoire. Elle n’offre aucune garantie pour les libertés individuelles.
" Le juge des libertés et de la détention peut, à la requête du procureur de la République, autoriser l’interception, l’enregistrement et la transcription de correspondances émises par voie de télécommunication selon les modalités prévues par les articles 100, 100-1 et 100-3 à 100-7, pour une durée maximum de quinze jours, renouvelable une fois dans les mêmes conditions de forme et de durée. Ces opérations sont effectuées sous l’autorité et le contrôle du juge des libertés et de la détention.
" Pour l’application des dispositions des articles 100-3 à 100-5, les attributions confiées au juge d’instruction ou à l’officier de police judiciaire commis par lui, sont exercées par le procureur de la République ou par l’officier de police judiciaire requis par ce magistrat. "
Concrètement, l’alinéa 2 de l’article 706-94 signifie que les pouvoirs de réquisitions d’interception (art. 100- 3), l’établissement des procès-verbaux et des scellés (art. 100-4 et 100-5) seront exercés par le procureur de la République ou un officier de police judiciaire requis par ce dernier. Dès lors, le contrôle du JLD affirmé par l’alinéa 1 n’est qu’un contrôle formel et non réel puisqu’il est dépossédé des moyens d’y procéder. Enfin, comment le JLD, dont la loi inscrit l’action dans l’instant et non dans la continuité, pourra-t-il faire cesser une écoute téléphonique, une garde à vue ou une perquisition ?
Les rédacteurs du texte répondront sans doute : en lisant les procès-verbaux, en se déplaçant en garde à vue, en assistant à la perquisition. Toutefois, il conviendra de faire observer que le JLD constatant une illégalité ou irrégularité ne possède pas le pouvoir de saisir la chambre d’instruction pour faire sanctionner les nullités. Le projet modifie le statut du JLD qui sera désigné par le président de la juridiction parmi les magistrats du premier ou du second grade.
Aucun compte n’a été tenu des critiques selon lesquelles ce magistrat dans une fonction hautement spécialisée a un besoin impératif, pour assurer sa mission, d’un statut protecteur. Il doit notamment ne pas pouvoir être révoqué ad nutum après une décision déplaisant fortement aux services de police. Le projet n’a pas fait ce choix et a maintenu une désignation précaire.

II - Le parquet est partout, le juge du siège n’est nulle part

La politique sécuritaire voulue par le gouvernement, sous l’appellation tolérance zéro, nécessite que l’institution judiciaire se conforme à celle-ci.
Le parquet avec sa structure hiérarchique, ses magistrats amovibles et ses procureurs nommés sans nécessité d’avis conforme du CSM, est tout désigné pour jouer le rôle de cheval de Troie.
Dès lors, il s’agit de le renforcer au sein de l’institution tout en évitant tout dérapage ou toute velléité de dérapage. Accroissement des pouvoirs et caporalisation, telles sont les deux grandes lignes directrices du projet de loi.
Parallèlement, le juge du siège peut lui parfaitement rester indépendant puisqu’il est totalement marginalisé et dépouillé de nombre de ses prérogatives.
Dans la foulée, il importe peu que l’unicité du corps des magistrats soit mise à mal, que la séparation des pouvoirs soit bafouée, que l’idée d’indépendance de la magistrature soit oubliée, que des règles d’opportunité des poursuites ou d’individualisation des sanctions soient purement et simplement abandonnées.

Un parquet renforcé et omniprésent au sein de l’institution, contraint d’appliquer une politique sécuritaire dénommée tolérance zéro

Une soumission renforcée du parquet au pouvoir exécutif ou la disparition de l’indépendance des parquetiers

Cette idée trouve sa traduction dans l’introduction d’un nouveau chapitre et d’un nouvel article 30 du Code de procédure pénale. L’un est intitulé " Des attributions du Ministre de la justice " et l’autre énonce que " le Ministre de la justice veille à la cohérence de l’application de la loi pénale sur l’ensemble du territoire de la République ".
La formulation des pouvoirs du ministre est symptomatique et problématique. En effet, il n’y aurait rien à redire s’il était indiqué que le ministre définit la politique pénale et les orientations de l’action publique. Mais, il est attribué au ministre un rôle de surveillance de l’application de la loi, un rôle d’interprétation et pourquoi pas un rôle d’injonction dans l’application de la loi.
Le Syndicat de la Magistrature ne peut que déclarer sa farouche opposition à ce type de disposition. Il serait peut-être opportun que M. Perben s’interroge sur la constitutionnalité de cet article au regard notamment du principe de la séparation des pouvoirs.
Dans la même logique, deux articles (art. 35 et 37 du Code de procédure pénale) viennent renforcer les pouvoirs de contrôle et d’injonction des procureurs généraux à l’égard des procureurs de la République.
Ces quelques dispositions confortent les analyses de caporalisation et de sur hiérarchisation du parquet que nous effectuons depuis plusieurs années (cf. Justice, n°174).
Domestiqué, le parquet peut voir ses prérogatives accrues.

Des moyens accrus et une organisation repensée au service d’une finalité sécuritaire

L’organisation des parquets est repensée par la création de pôles spécialisés interrégionaux (pôle " criminalité organisée ", pôle économique et financier, pôle santé publique, pôle pollution maritime et fluviale) qui vont conduire à étouffer progressivement la fonction de juge d’instruction.
En effet, sous couvert de spécificité de la délinquance, ces pôles visent à assécher les saisines des juges d’instruction comme l’avoue imprudemment la note d’orientation concernant l’avant-projet de loi sur l’adaptation des moyens de la justice aux évolutions de la criminalité, diffusée le 9 décembre 2002.
A cet égard les dossiers financiers constituent un bon exemple. Le dessaisissement en faveur du nouveau pôle spécialisé étant facultatif, trois parquets pourront se trouver compétents : le parquet initiateur de l’enquête, le parquet spécialisé au niveau de la cour d’appel et enfin le parquet spécialisé au niveau interrégional.
On pressent que des motivations extérieures à celles exprimées par le Code de procédure pénale pourront se faire jour pour classer sans suite l’affaire, pour choisir son juge et pour étouffer les dossiers sans parler, bien sûr, des inévitables pertes de dossiers entre les différentes juridictions.
A ce stade de complexité, nous ne savons pas comment un dossier politico-financier pourrait aboutir entre les mains d’un juge d’instruction.
En revanche, il est certain que le pouvoir exécutif par la courroie de transmission du parquet pourra parfaitement, sous le prétexte de complexité ou de technicité, phagocyter un dossier.
In fine, les pôles ne seront que des pôles parquetiers pour affaires sensibles, en quelque sorte des machines à classement sans suite. Seuls les pôles criminalité organisée qui visent à satisfaire l’appétence de nos gouvernants pour la tolérance zéro assureront un jugement rapide de leurs dossiers.
Les nouveaux moyens répondent à des soucis d’efficacité mais aussi à une finalité sécuritaire puisque tout est mis en oeuvre pour que les pouvoirs d’enquête sous contrôle du parquet soient équivalents à ceux du juge d’instruction dans le cadre d’une commission rogatoire. Ainsi, le nouvel article 70 crée un mandat de recherche décerné par le procureur de la République afin de permettre la mise en garde à vue et le transfèrement d’une personne.
De manière identique, l’article 77-1-2 nouveau prévoit que, sur réquisition du procureur de la République, il ne sera plus possible d’opposer le secret professionnel en enquête préliminaire ou en enquête de flagrance (art. 60-2).
Là encore il s’agit d’aligner les pouvoirs du procureur de la République sur ceux du juge d’instruction.

De la disparition de l’opportunité des poursuites au prononcé des peines par le ministère public

Un nouvel article 40-1 transcrit l’idée de tolérance zéro : " Lorsqu’il estime que les faits qui ont été portés à sa connaissance... constituent un délit commis par une personne dont l’identité et le domicile sont connus et pour lequel aucune disposition légale ne fait obstacle à la mise en mouvement de l’action publique, le procureur de la République territorialement compétent engage des poursuites... ou met en oeuvre une procédure alternative aux poursuites en application des dispositions des articles 41-1 ou 41-2, sauf circonstances particulières liées à la commission des faits. "
Le commentaire de la disposition offre le mérite de la clarté en indiquant " qu’il s’agit de l’inscription dans le Code de procédure pénale du principe de la réponse judiciaire systématique : tout délit suppose une réponse pénale, fût-ce la plus basse - rappel à la loi - lorsque les faits sont constitués et l’auteur identifié ".
Un bémol est glissé à la fin de l’article sans doute pour éviter aux auteurs d’infractions politico-financières d’être victimes d’une réponse pénale systématique.
Cette disposition mérite d’être explicitée. S’agit-il de la disparition du principe d’opportunité des poursuites (telle est notre analyse) pour un système de légalité des poursuites ?
Comment justifie-t-on l’atténuation à ce système et selon quels critères ?
Le choix d’un principe directeur d’action publique au profit d’un autre nécessite un débat serein et ne saurait s’effectuer à la sauvette pour satisfaire l’idéologie de la tolérance zéro, réductrice, profondément inégalitaire et déshumanisée.
En l’état des propositions gouvernementales, le Syndicat de la Magistrature préfère le maintien du principe d’opportunité des poursuites dont quelques aménagements permettraient de pallier une inertie coupable.
Ce projet préconise encore deux procédures entretenant la confusion sur le rôle du parquet toujours pour satisfaire la même théorie. Le texte crée une procédure dite " de comparution sur reconnaissance préalable " qui se veut la transposition en droit français de la procédure anglosaxonne de plea-bargaining.
Cette nouvelle procédure s’inscrit dans le cadre d’un déférement devant le procureur de la République (art. 397-7) et se conclut soit par une comparution immédiate soit par une citation directe lorsque le prévenu refuse la peine proposée par le parquet (art. 397-12). Si la personne souhaite un délai pour faire connaître sa décision sur la peine proposée, elle peut faire l’objet d’un placement en détention provisoire par le juge de la détention et des libertés (art. 397-10).
Différentes craintes peuvent être exprimées. Le recueil de l’aveu de culpabilité se fait sous la pression de l’urgence avec tous les dérapages possibles, et sous la menace d’un passage en comparution immédiate.
De plus, l’intéressé est déféré au parquet au terme d’une enquête strictement policière d’où est absente la défense (exception faite de l’intervention ponctuelle de l’avocat sur le déroulement de la garde à vue).
En outre, cette procédure entretient la confusion sur le rôle du parquet qui tout à la fois recueille l’aveu et propose une peine.
Enfin, cette procédure se déroule de manière secrète, alors que la publicité est le gage d’un contrôle citoyen et l’une des sources de la légitimité du magistrat qui rend ses décisions au nom du peuple français.
Par ailleurs, la composition pénale sort renforcée par le nouveau texte puisqu’elle peut être prononcée pour les délits punis de 5 ans d’emprisonnement au plus et pour les contraventions. Les mesures pouvant être adoptées sont plus nombreuses.
Nous ne reviendrons pas sur notre hostilité à cette procédure qui fait notamment du parquet le décideur du prononcé d’une véritable peine et qui s’avère calamiteuse pour les droits de la défense.

Relégation et marginalisation du juge du siège vers un rôle de juge de l’enregistrement et de l’exécution

L’ensemble du projet réduit le juge du siège à un rôle d’homologation des décisions du parquet pour la composition pénale et dans le cadre de la procédure de comparution sur reconnaissance préalable.
Le juge du siège est aussi le juge de l’individualisation des peines. Or, le projet nie cette fonction et conduit même le juge à valider un barème de peines proposé par le parquet dans le cadre des deux procédures évoquées ci-dessus.
De même les dispositions du chapitre V du titre II visent à transformer le juge d’application des peines, juge de l’individualisation de la peine, en un nouveau juge de l’exécution de la peine.
Plus grave encore, les différentes infractions poursuivies dans le cadre des enquêtes de criminalité organisée pourront faire l’objet de procédure de comparution immédiate. Des peines de dix ans à vingt ans d’emprisonnement en cas de récidive seront encourues par les prévenus. Cela ne confirme-t-il pas l’objectif non avoué du projet, celui d’instrumentaliser la notion de criminalité ou de bande organisée ? Quels éléments de personnalité pourront être sérieusement recueillis dans un tel laps de temps ? Que demande-t-on aux avocats : d’être les complices d’une justice d’abattage et de fermer les yeux sur les atteintes aux droits de la défense...

Quelle justice nous propose-t-on ?
Une justice inféodée au pouvoir exécutif,
dominée par l’institution policière ?

M. Perben restera-t-il dans l’histoire
comme le fossoyeur de la justice ?

 

 

J’essaime n° 6 - avril 2003

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