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Les conditions de détention contraires à la dignité humaine

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D ?cision du TA Rouen 06-2590

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Date : 4-04-2008

TA Rouen, 27 mars 2008, n°0602590

Condamnation de l’Administration Pénitentiaire pour conditions de détention dégradantes portant atteinte à la dignité humaine

Publication originale : 27 mars 2008

Dernière modification : 25 août 2016

[…] si l’administration pénitentiaire peut déroger au principe de l’encellulement individuel du fait de la distribution intérieure des maisons d’arrêt, elle ne peut le faire que dans le respect de conditions satisfaisantes d’hygiène et de salubrité et le respect de la dignité inhérente à la personne humaine ;
Qu’eu égard à la durée particulièrement longue de l’encellulement dans de telles conditions, à la taille des cellules, à la promiscuité et l’absence de respect de l’intimité du requérant qui en est résulté, il a été incarcéré dans des conditions n’assurant pas le respect de la dignité inhérente à la personne humaine,
[…] M. D., qui recherche la responsabilité pour faute de l’Etat, n’a pas à justifier du caractère anormal et spécial de son préjudice […]

Texte de l'article :

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE ROUEN 0602590

Mme Bailly : Rapporteur
Le tribunal administratif de Rouen,
M. Guillou : Commissaire du Gouvernement ( 1 ère Chambre),
Audience du 6 mars 2008 - Lecture du 27 mars 2008

Vu la requête, enregistrée le 2 octobre 2006, présentée pour M. Christian D., demeurant Maison d’Arrêt 169 Boulevard de l’Europe Rouen Cedex (76037), par Me Noel, avocat ; M. Christian D. demande au Tribunal :

  • de juger qu’il est détenu à la maison d’arrêt de Rouen depuis le 2 décembre 2002 dans des conditions dégradantes portant atteinte à sa dignité ; que cet état de fait engage la responsabilité de l’administration pénitentiaire ;
  • de condamner l’administration pénitentiaire à lui verser la somme de 15 000 euros en indemnisation de son préjudice ;
  • d’enjoindre à l’administration, sous astreinte de 1 000 euros par mois de retard, d’effectuer les travaux nécessaires afin de rendre la maison d’arrêt de Rouen conforme aux prescriptions du règlement sanitaire départemental ;
    ..............................................................................................................
    Vu la mise en demeure adressée le 6 avril 2007, en application de l’article R. 612-3 du code de justice administrative, et l’avis de réception de cette mise en demeure ;
    Vu la mise en demeure adressée le 6 avril 2007 à la direction régionale des services pénitentiaires de Lille, en application de l’article R. 612-3 du code de justice administrative, et l’avis de réception de cette mise en demeure ;
    Vu la mise en demeure adressée le 6 avril 2007 à la M. le garde des sceaux, ministre de la justice, en application de l’article R. 612-3 du code de justice administrative, et l’avis de réception de cette mise en demeure ;
    Vu le mémoire, enregistré le 7 mai 2007, présenté par le garde des sceaux, ministre de la justice qui conclut au rejet de la requête ;
    Vu le mémoire, enregistré le 17 octobre 2007, présenté pour M. D. qui maintient ses conclusions par les mêmes moyens ;
    Vu les décisions en date du 13 octobre 2005 et du 24 novembre 2005 par lesquelles le tribunal administratif de Rouen a ordonné une expertise et désigné un collège d’experts composé de M. Didier Dewulf et du docteur Michèle Nouvellon ;
    Vu les rapports d’expertise déposés au greffe du Tribunal les 15 novembre 2005 et 31 janvier 2006 ;
    Vu les ordonnances du président du Tribunal en date du 20 mars 2006 taxant les frais d’expertise aux sommes de 1 844,87 euros et 610,55 euros ;
    Vu la demande préalable ;
    Vu les autres pièces du dossier ;
    Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
    Vu le règlement sanitaire départemental ;
    Vu le code de procédure pénale ;
    Vu le code de justice administrative ;

    Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l’audience ;

    Après avoir entendu au cours de l’audience publique du 6 mars 2008 :
  • le rapport de Mme Bailly, premier conseiller ;
  • les observations de Me Noël, avocat pour M. D.
  • et les conclusions de M. Guillou, commissaire du gouvernement ;

    Considérant qu’il résulte de l’instruction que M. D. a été incarcéré à la maison d’arrêt de Rouen du 2 décembre 2002 au 31 janvier 2007 avant d’être transféré au centre de détention de Val de Reuil ; qu’il a été successivement placé dans sept cellules différentes, d’une superficie de 10,80 à 12,36 mètres carré, avec deux autres codétenus, à l’exception d’une période de deux jours à son arrivée à la maison d‘arrêt ; qu’il met en cause la responsabilité de l’administration pénitentiaire du fait de ses conditions de détention ;

    Sur les conclusions aux fins d’indemnisation :

    Sur la responsabilité :
    Considérant qu’aux termes de l’article 716 du code de procédure pénale : « Les personnes mises en examen, prévenus et accusés soumis à la détention provisoire sont placés au régime de l’emprisonnement individuel de jour et de nuit. Il ne peut être dérogé à ce principe que dans les cas suivants : (...)
    4° Dans la limite de cinq ans à compter de la promulgation de la loi n° 2003-495 du 12 juin 2003 renforçant la lutte contre la violence routière, si la distribution intérieure des maisons d’arrêt ou le nombre de détenus présents ne permet pas un tel emprisonnement individuel. » ;
    Qu’aux termes de l’article D. 83 du même code : « Le régime appliqué dans les maisons d’arrêt est celui de l’emprisonnement individuel de jour et de nuit dans toute la mesure où la distribution des lieux le permet et sauf contre-indication médicale. » ;
    Qu’aux termes de l’article D. 189 de ce code : « A l’égard de toutes les personnes qui lui sont confiées par l’autorité judiciaire, à quelque titre que ce soit, le service public pénitentiaire assure le respect de la dignité inhérente à la personne humaine et prend toutes les mesures destinées à faciliter leur réinsertion sociale. » ;
    qu’aux termes de l’article D. 349 : « L’incarcération doit être subie dans des conditions satisfaisantes d’hygiène et de salubrité, tant en ce qui concerne l’aménagement et l’entretien des bâtiments, le fonctionnement des services économiques et l’organisation du travail, que l’application des règles de propreté individuelle et la pratique des exercices physiques. »
    et enfin qu’aux termes de l’article D. 350 : « Les locaux de détention et, en particulier, ceux qui sont destinés au logement, doivent répondre aux exigences de l’hygiène, compte tenu du climat, notamment en ce qui concerne le cubage d’air, l’éclairage, le chauffage et l’aération. » ;
    qu’il résulte de ces dispositions combinées que si l’administration pénitentiaire peut déroger au principe de l’encellulement individuel du fait de la distribution intérieure des maisons d’arrêt, elle ne peut le faire que dans le respect de conditions satisfaisantes d’hygiène et de salubrité et le respect de la dignité inhérente à la personne humaine ;

    Considérant qu’il résulte de l’instruction, et notamment des rapports d’expertise de M. Dewulf et du docteur Nouvellon, que M. D. a été incarcéré pendant plus de quatre ans à la maison d’arrêt de Rouen, dans différentes cellules de cet établissement en présence de deux autres codétenus ; que ces cellules, d’une superficie de 10,80 à 12,36 mètres carré, ne comportaient pas de ventilation spécifique du cabinet d’aisance ni de cloisonnement véritable avec la pièce principale ; que ces cabinets d’aisance sont au surplus non munis d’occlusion de la cuvette et situés à proximité immédiate du lieu de prise des repas ; que ces conditions de détention constituent, dans les circonstances de l’espèce, un manquement aux règles d’hygiène et de salubrité telles qu’elles sont définies par les articles du code de procédure pénale précité ;
    Qu’eu égard à la durée particulièrement longue de l’encellulement dans de telles conditions, à la taille des cellules, à la promiscuité et l’absence de respect de l’intimité du requérant qui en est résulté, M. D. est fondé à soutenir qu’il a été incarcéré dans des conditions n’assurant pas le respect de la dignité inhérente à la personne humaine, en méconnaissance de l’article D. 89 du code de procédure pénale précité ; que ces manquements constituent un comportement fautif de nature à engager la responsabilité de l’administration pénitentiaire ;

    Sur le préjudice :
    Considérant que M. D. sollicite l’indemnisation du préjudice moral, né de ses conditions en détention à la maison d’arrêt de Rouen ; que, contrairement à ce que soutient le ministre en défense, M. D., qui recherche la responsabilité pour faute de l’Etat, n’a pas à justifier du caractère anormal et spécial de son préjudice ; que dans les circonstances de l’espèce, il sera fait une juste appréciation du préjudice moral de M. D. en lui allouant une somme de 3 000 euros ;

    Sur les conclusions aux fins d’injonction :
    Considérant qu’aux termes de l’article L. 911-1 du code de justice administrative : « Lorsque sa décision implique nécessairement qu’une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public prenne une mesure d’exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d’un délai d’exécution » ;
    Considérant qu’en dehors des cas expressément prévus par des dispositions législatives particulières du code de justice administrative, inapplicables en l’espèce, il n’appartient pas au tribunal administratif d’adresser des injonctions à l’administration ; que les conclusions de M. D. qui tendent à enjoindre à l’administration d’effectuer des travaux de mise en conformité à la maison d’arrêt de Rouen et sont présentées à titre principal n’entrent pas, notamment, dans les prévisions de l’article L. 911-1 du code précité ; que, dès lors, elles sont irrecevables et doivent être rejetées ;

    Sur les frais d’expertise :
    Considérant qu’il y a lieu de laisser les frais d’expertise, taxés et liquidés par ordonnance du 20 mars 2006 à la somme totale de 2 455,42 euros à la charge de l’Etat ;

    DECIDE :
    Article 1er : L’Etat est condamné à verser à M. D. la somme de 3 000 euros.
    Article 2 : Le surplus des conclusions de M. D. est rejeté.
    Article 3 : Les frais d’expertise taxés et liquidés à la somme globale de 2 455,42 euros sont laissés à la charge de l’Etat.
    Article 4 : Le présent jugement sera notifié à M. Christian D. et au garde des sceaux, ministre de la justice.

    Délibéré à l’issue de l’audience publique du 6 mars 2008, où siégeaient :
  • M. Aupoix, président,
  • M. Quinette et Mme Bailly, premiers conseillers.
    Prononcé en audience publique le 27 mars 2008.
    Le rapporteur Le président : P. Bailly S. Aupoix
     
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