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VIII Annexes 1 à 5

Mise en ligne : 23 mars 2003

Dernière modification : 24 mars 2003

Texte de l'article :

Annexe 1 

UNE ÉQUIPE DE CHERCHEURS DE L’UNIVERSITÉ PARIS 7 FAIT UNE ÉTUDE AUPRÈS DES DÉTENUS SUR LA SANTÉ ET LES SOINS EN PRISON.
ELLE PROPOSE DE RENCONTRER LES PERSONNES INTÉRESSÉES POUR UN ENTRETIEN D’UNE HEURE OU DEUX.
ELLE GARANTIT LA CONFIDENTIALITÉ DE L’ENTRETIEN.
SI VOUS SOUHAITEZ PARTICIPER À CETTE RECHERCHE,
VEUILLEZ VOUS ADRESSER À MADAME L’INFIRMIÈRE, U.C.S.A. — M.A.F.

Annexe 2

Guide d’entretien

• Présentation des chercheurs
de l’objet de la recherche
• Santé et histoire de vie
Conception de la santé
Etre en bonne-mauvaise santé
Conditions de vie et santé
Maladies ou problèmes de santé
Expériences sanitaires
• Santé et prison
Etat de santé depuis l’incarcération
Conditions de détention
Hygiène — alimentation — sommeil — sexualité
Les maladies en prison
L’expérience sanitaire : rapport aux soins, aux soignants
Pratiques de prévention / pratiques à risques
Libération : expérience — prévision
• Autres thèmes associés à la santé ?

Annexe 3

Grille d’analyse des entretiens
 
• Représentation du VIH-sida, des maladies contagieuses,
transmissibles
• Rapport à la santé
• Rapport au corps
• Rapport au temps
• Rapport à l’espace
• Rapport aux autres
• Rapport aux soins / aux soignants
• Modes d’adaptation — ressources — stratégies
• Comparaison hommes - femmes

Annexe 4

ENTRETIENS M.A.F.
 
Prénom Age Situation Expérience Prévision (pseudonyme) pénale carcérale
BABETTE 40 ans condamnée primaire en attente d’une libération conditionnelle
CAINA 53 ans condamnée primaire fin de peine
CARMEN 30 ans prévenue primaire
CILIA 33 ans prévenue primaire
CLAIRE 47 ans condamnée primaire fin de peine
CLAUDIA 35 ans condamnée récidiviste
EVA 48 ans prévenue primaire
FATIMA 32 ans condamnée primaire libération dans 4mois
FLORENCE condamnée primaire
HÉLÈNE 76 ans condamnée primaire libération dans 2 mois
MARIA 40 ans condamnée primaire en attente de transfert
PASCALE 31 ans condamnée primaire en attente de transfert
SABINE 43ans condamnée primaire en attente de transfert
SEGOLENE condamnée récidiviste sortie dans un mois
SEVERINE 41 ans primaire
SIDONIE 34 ans prévenue primaire
SOLANGE 43 ans condamnée primaire en attente de transfert
SONIA 36ans prévenue récidiviste
SOPHIA 29 ans condamnée récidiviste libération dans 2mois
SOPHIE 35 ans condamnée primaire entrée il y a 7semaines
SUZANNE 68 ans condamnée primaire appel en instance

ENTRETIENS M.A.H.
 
Prénom Age Situation Expérience Prévision (pseudonyme) pénale carcérale
BAZABAS 49 ans prévenu récidiviste
BAZILE 32 ans prévenu primaire
BILAN 48 ans condamné primaire
CLEMENT 38 ans condamné primaire
DAMIEN 28 ans condamné récidiviste en attente de transfert
DÉDÉ 34 ans prévenu primaire
FABIO 46 ans prévenu primaire
FABRICE 34 ans prévenu primaire
FRANCOIS 46 ans prévenu primaire
IREZA 39 ans condamné récidiviste
JIM 43 ans condamné primaire procédure d’appel en cours
JULIEN 38 ans prévenu primaire
MAURICE condamné récidiviste libéré dans 6 mois
PAUL 35 ans condamné récidiviste en attente de transfert
PAUL 24 ans prévenu primaire
PHILIPPE 33 ans condamné récidiviste autres affaires en instruction
PIERRE 36 ans condamné primaire en attente de transfert
ROGER 26 ans condamné primaire procédure en cours
RUMAN 44 ans prévenu récidiviste
SALVATORE 47 ans condamné récidiviste
SAMSON 27 ans prévenu récidiviste en attente d’expulsion
SEBASTIEN 48 ans prévenu récidiviste libération provisoire proche
SEVERIN 34 ans prévenu récidiviste
SIGISMOND prévenu récidiviste
SIMEON 45 ans condamné récidiviste encore 18 mois à faire
SIMON 36 ans prévenu primaire
SIRIUS 34 ans condamné récidiviste 6mois à faire ?
STANISLAS 32 ans prévenu récidiviste entré il y a 2 mois
STEPHANE 64 ans condamné primaire
SULPICE prévenu primaire
SYMPHORIEN 24 ans prévenu primaire
THOMAS condamné récidiviste libéré dans 1 mois
XAVIER 33 ans condamné récidiviste
YVES prévenu récidiviste
ZEFIR 23 ans prévenu primaire

 Annexe 5

IDENTITÉ PROFESSIONNELLE, IDENTITÉ DE SEXE ET SIDA :
LE CAS DES SURVEILLANTS DE PRISON
L’entrée du VIH-sida dans les prisons a constitué un révélateur du fonctionnement et des dysfonctionnements de l’institution carcérale. De même que les personnes qui y vivent, les professionnels qui y travaillent ont dû affronter une situation profondément nouvelle. Loin d’être marginaux, le changement et la résistance au changement ont affecté, peu ou prou, tout le champ de la santé et de l’hygiène, tant au niveau des pratiques qu’à celui des représentations sociales.
Projet de recherche, problématique et hypothèses
Les représentations du VIH-sida ont été considérées comme des produits de l’activité psychique de sujets sociaux spécifiquement et différemment positionnés vis-à-vis de cet objet. Ces sujets sont sexuellement différenciés et professionnellement insérés dans l’institution carcérale. Ils ont été situés par rapport à leur formation, initiale et continue, par rapport aux actions de prévention et, plus globalement, dans le champ de la santé - tant de l’état sanitaire de la population incarcérée que de la souffrance psychique du personnel de surveillance.
Les hypothèses retenues au terme des études préliminaires supposaient pour l’essentiel ce qui suit.
- L’entrée du VIH-sida en prison est un révélateur et un accélérateur d’une évolution qui tend à développer l’exigence d’une logique de soin au sein de l’institution carcérale. Elle accroît le conflit entre la dimension du soin au sens d’entretien et la dimension de la contrainte au sens de garde, dimensions structurant à la fois l’institution carcérale et la profession de surveillant.
- Le VIH-sida révèle et intensifie la conflictualité du rapport au temps dans la prison. Le temps suspendu dans l’attente de la sortie étant un temps qui rapproche de la mort annoncée, le temps passé auprès des détenus perd son potentiel au service de l’avenir pour faire place à un accompagnement vers une fin douloureuse.
- Le risque de contamination par le VIH et le développement de la prévention en prison nécessitent l’identification et la prise en compte des modes de transmission intra-muros. Ceci contrecarre le déni de la transgression des interdits, qu’il s’agisse de pratiques sexuelles ou de pratiques toxicomaniaques par voie intraveineuse. Le conflit entre reconnaissance et dénégation empreint les représentations de la contamination, notamment quant à la primauté accordée au contact direct avec le sang (dans les cas, par exemple, de bagarres ou d’automutilations).
Dans de nombreuses situations, les surveillants sont confrontés à des exigences contradictoires : désir de se préserver et obligation de porter secours aux détenus en danger, peur et impératif de ne pas céder à la peur, uniformité de traitement à l’égard de tous et discrimination de fait, respect du secret médical et désir de savoir qui est porteur de virus, recommandation du port de gants alors que ceux-ci rappellent et actualisent la menace dans les fantasmes individuels comme dans l’expression collective.
D’autre part, les représentations du VIH-sida constituent des métaphores au sens où, à travers celles-ci, c’est le rapport du sujet à sa situation de travail et à l’institution carcérale qui s’exprime.
- Les représentations du VIH-sida s’inscrivent dans le système de représentations des risques professionnels. La thématique de la contagion physique prend place ici dans un haut lieu de la crainte de la " contagion psychique ". Tout se passe comme si l’expérience de réalité de la présence du virus et de la maladie sur le terrain de l’exercice professionnel venait confirmer l’imaginaire, comme si le sida constituait une objectivation du danger permanent pesant sur la relation avec les détenus. De plus, la représentation d’une contamination éventuelle renvoie, non seulement à la perspective d’une effraction des barrières séparant gardants et gardés, mais aussi à celle de la fragilisation de la séparation entre vie professionnelle et vie privée ; le surveillant se vit exposé au risque de transmission du VIH, en tant qu’à la fois victime contaminée et agent contaminant.
- Les représentations du VIH-sida s’inscrivent dans le système de représentations que les surveillants possèdent sur les détenus. Le VIH-sida participe à l’association entre punition et maladie, et par là-même amplifie l’imaginaire de la faute omniprésent dans le champ clos carcéral. L’efficacité de la mise à distance comme mode de défense est mise à mal par l’obligation professionnelle de relations de proximité couplée avec l’incertitude sur le statut sérologique des détenus.
Les représentations du VIH-sida sont structurées en un fonds commun à tous les surveillants et en éléments s’originant dans l’expérience de chacun : selon le parcours individuel, selon l’établissement et selon le poste de travail, et aussi en fonction de la catégorie de sexe. Les établissements diffèrent entre eux par l’affectation (le VIH est davantage répandu dans les maisons d’arrêt), par la taille (l’anonymat est grossièrement proportionnel à l’effectif), par l’implantation et l’aire de recrutement (l’épidémie est plus massivement présente en Ile-de-France et dans la région PACA), par le mode de gestion (les 13000), par les particularités locales des règles coutumières de la vie collective, par l’architecture et le degré de modernité-vétusté. Certains postes de travail exposent davantage les surveillants à la proximité des détenus (travail en coursive), d’autres les placent en position d’interface (infirmerie, parloir). Le modèle de la profession étant nettement masculin, les surveillantes s’en distinguent par plusieurs traits, notamment la prépondérance d’une dimension maternante dans la relation avec les détenues, et des modalités différentes de résolution du conflit entre mission de garde et mission d’entretien.
Epistémologie et méthodologie.
Dans une perspective de psychologie sociale clinique, la recherche s’est attachée à la mise au jour des représentations - collectives surtout, mais aussi individuelles - qui interviennent dans le jeu des relations interpersonnelles, des pratiques professionnelles, du fonctionnement des organisations. La collecte et l’examen des représentations auront été la principale voie d’accès à la connaissance des positions, des processus et des systèmes défensifs que l’irruption du VIH-sida a révélés, voire suscités.
Dans une approche clinique, l’emploi du terme d’identité renvoie à la manière dont le sujet se représente lui-même et se positionne dans ses relations à autrui et aux groupes ou entités auxquels il appartient ou dont il est exclus. Les représentations concourent à la construction de l’identité, selon deux types de configurations et surtout de processus : les uns centripètes (l’assignation d’un rôle, la codification de ce qu’il convient de faire ou de penser, l’image que les tiers ont du sujet, l’évaluation du sujet par les tiers telle que celui-ci la reçoit explicitement ou implicitement d’eux en retour, etc.), les autres centrifuges (l’appréciation de soi investie par le sujet dans la conception de son rôle, l’appropriation de " l’offre représentationnelle " présentée par l’entourage proche ou lointain, les ajustements et les prises de distance du sujet en fonction de sa structure psychique et de ses aspirations, de ses possibilités et de ses limites, etc.).
Le processus de construction identitaire au travail concrétise des compromis qui relèvent de quatre niveaux de définition de l’identité, les niveaux individuel, professionnel, organisationnel, institutionnel. Quant à l’identité de sexe, articulée ici à l’identité professionnelle, elle ne saurait être limitée aux aspects biologiques, car elle intègre l’histoire des identifications du sujet, ses apprentissages sociaux de la différence des genres, et consécutivement le développement différentiel de ses attitudes et de ses conduites.
Le travail de recherche a intégré quatre démarches : une lecture de la littérature internationale, une analyse des contenus de formation (avec le concours de l’ENAP), de nombreuses observations de situations de travail, plusieurs séries d’entretiens individuels et collectifs. Il n’a pas été utilisé de questionnaires, dont on pouvait craindre qu’en milieu carcéral ils soient perçus comme relevant d’une approche inquisitoriale. Un premier guide d’entretien a été modifié pour tenir compte des enseignements d’un travail préliminaire sur le terrain (étude dite de faisabilité, sous contrat de définition). Les entretiens avaient pour cible, au-delà de l’inventaire du contenu des représentations, le repérage de la dynamique de leur construction. C’est pourquoi ils ont été conduits sur le mode semi-directif, en laissant les personnes interviewées s’exprimer librement à propos des thèmes proposés. Dans le même esprit, grâce à une relecture et une analyse des entretiens au fur et à mesure, des hypothèses supplémentaires ont pu être intégrées chemin faisant, aux fins de validation, dans la suite des rencontres.
L’analyse des entretiens a été effectuée suivant un axe longitudinal et un axe transversal. Elle a tenu compte de la spécificité du milieu carcéral, où tout " dire " est potentiellement dangereux, où le " taire " est souvent imposé soit par la règle formelle soit par un usage impératif, où nombre d’interlocuteurs se sentent mal à l’aise dans un statut social péjoratif.

Déroulement de la recherche

Dans un tout premier temps, des réunions de travail avec des responsables de l’administration pénitentiaire et des responsables d’organisations syndicales du personnel de surveillance ont montré qu’il y avait lieu d’aborder la question de la contamination par le VIH en la situant dans le cadre plus général de la santé des surveillants.
L’étude de faisabilité a été accomplie dans une maison d’arrêt, en région parisienne, recevant une importante proportion de détenus porteurs du VIH, et comprenant une détention pour femmes. Au cours de cette étude, soixante entretiens ont été réalisés.
La seconde phase a intéressé six établissements dont les caractéristiques pouvaient donner une approximation de la diversité à l’échelle nationale. Il y a été effectué une centaine d’entretiens. Certains des entretiens ont eu lieu avec des gradés pour préciser l’approche du fonctionnement hiérarchique ; d’autres avec des responsables et membres du personnel hospitalier pour asseoir une comparaison avec leurs homologues relevant du statut pénitentiaire.
Les observations ont été étendues à l’ensemble des lieux de travail et de repos du personnel, en détention et hors détention, y compris les nurseries, les salles de sport, les locaux de fouille, les parloirs, les miradors, tandis qu’une attention particulière était apportée aux infirmeries, UCSA et SMPR- ainsi qu’à des moments significatifs tels que la distribution des médicaments et celle des repas, et au travail des équipes de nuit.
Du fait d’un concours de circonstances, la recherche s’est déroulée en concomitance avec une profonde réforme du système de soins en prison, initiée par la loi du 18 janvier 1994. Il eût été impossible de l’ignorer. Mais, heureusement, plutôt que d’en être entravé, le projet de recherche a été enrichi par l’événement. De même, grâce à la succession de deux contrats, le recueil de l’information s’est étendu sur trois années ; cette durée a permis de suivre le processus d’évolution d’une partie significative des représentations.
 
LE VIH-SIDA COMME RÉVÉLATEUR - RÉSISTANCES ET CHANGEMENTS
Revue de la littérature française et internationale. Etudes épidémiologiques quantitatives et qualitatives .
Bien que l’interprétation en soit le plus souvent délicate, les études épidémiologiques montrent sans conteste que la population détenue est beaucoup plus lourdement atteinte par l’épidémie à VIH que la population générale de mêmes caractéristiques socio-démographiques. Néanmoins, il semble établi qu’après des années de croissance la prévalence du sida dans les prisons françaises est en décrue depuis 1996.
En France, les personnes les plus atteintes sont les jeunes adultes consommateurs de drogues par voie intra-veineuse (en infraction à la législation sur les stupéfiants). Du fait de la répartition géographique des pratiques toxicophiliques, il existe de très fortes disparités dans l’espace ; les établissements les plus atteints sont les maisons d’arrêt situées dans les régions Ile-de-France et Provence-Alpes-Côte-d’Azur. Il est couramment admis que cette triangulation entre sida, toxicomanie et répression renforce dans les représentations de la maladie l’évidence d’une transgression et le poids d’une faute supposée.
La littérature fait souvent état d’une résistance à un constat de réalité. Il n’est pas rare qu’une autorité scientifique ou administrative s’oppose à la diffusion d’une information sur les données épidémiologiques, ou écarte les propositions visant à diminuer le risque de transmission du virus, quitte à dramatiser, sans souci excessif de la cohérence, le danger imputable à la présence du VIH en prison. A fortiori, la possibilité d’une transmission intra-muros suscite encore de vifs débats et reste fréquemment l’objet d’un déni. Mais les travaux récents des épidémiologistes ont été maintes fois recoupés par les constatations des intervenants sur le terrain : non seulement on a pu prouver la réalité de plusieurs cas de contamination en prison, mais il faut admettre que, fussent-elles interdites, l’incarcération est loin de supprimer toutes les pratiques à risque - que ce soient les pratiques sexuelles ou les pratiques toxicomaniaques.
De toute façon, les désaccords ne s’arrêtent pas là. Quand il est question de mettre des préservatifs à la disposition des détenus, il n’existe pas de consensus sur les modalités, ni même sur le principe. De même, il n’existe pas d’accord sur l’opportunité de délivrer aux toxicomanes des médicaments de substitution, ou des seringues ou aiguilles stériles ; et la simple délivrance de produits de désinfection du matériel d’injection ne fait pas l’unanimité. On remarquera que certains auteurs estiment que les mesures de prévention n’ont pas lieu d’être dans les établissements recevant des détenues. A ce propos, d’autres auteurs, prenant en compte la représentation " androcentrée " du VIH-sida, estiment que la représentation sociale de la féminité redouble l’obstacle à la perception du risque d’infection encouru par les femmes.

Professionnels et sida
La majorité des travaux dans ce domaine concerne les professions de santé. On sait que le risque de contamination accidentelle des membres du personnel soignant ne peut aucunement être considéré comme négligeable mais qu’il est quantitativement assez faible. La perception de ce risque est très différente suivant l’historique de chaque service, et dépend de l’attention portée à la prévention dans l’organisation du travail et la formation du personnel. Les protections individuelles sont utilisées avec d’autant plus de discernement que l’approvisionnement en est mieux assuré, que la qualité des actes professionnels est techniquement mieux maîtrisée, qu’un temps suffisant d’accoutumance au poste et aux instruments a pu être respecté sans que se soit installée une dérive routinière. En revanche, la cohérence et l’homogénéité du discours collectif d’une équipe ne donne aucune garantie quant à la conformité de la pratique individuelle. Les accidents surviennent souvent dans un contexte de surcharge de travail ou d’urgence, et le besoin de soutien consécutif est très important.
L’approche psychologique des comportements professionnels à risque donne à percevoir chez les infirmières une difficulté à intégrer dans leur gestuelle les connaissances qu’elles ont acquises. Par exemple, beaucoup d’entre elles ne parviennent pas à assimiler le fait qu’une personne consommant des drogues par voie intra-veineuse peut transmettre le VIH par la voie sexuelle aussi bien que par la voie sanguine. D’autre part, le port des gants modifie non seulement la gestuelle mais aussi les relations avec les patients, dans des proportions insoupçonnées jusqu’alors.
L’adaptation aux nouvelles situations professionnelles créées par la présence du VIH est d’autant plus malaisée que la formation initiale est plus ancienne. Inversement, elle est favorisée lorsque l’environnement intellectuel et les relations de travail y sont favorables. Le processus d’adaptation se déroule en quatre étapes : l’était initial " naïf ", le premier traumatisme de la rencontre avec la maladie, la phase de souffrance où l’infirmière expérimentée mobilise ses défenses psychologiques contre l’angoisse et la dépression, la phase de dépassement où l’infirmière a acquis une maîtrise de sa profession et une expertise reconnue.
Une série d’enquêtes a montré que les membres du personnel soignant des hôpitaux et services psychiatriques et du personnel éducatif des institutions pour personnes dites " handicapées mentales " avaient dans leur grande majorité conscience d’avoir un rôle professionnel à jouer dans la prévention de la dissémination du VIH parmi les patients.
Quant au personnel de surveillance des établissements pénitentiaires, des travaux récents confirment qu’il a vocation à prendre part à une politique de réduction des risques en intervenant comme relais de la prévention auprès des détenus et en prenant pour son propre compte des mesures appropriées.
Au cours de la Conférence internationale de Vancouver (7-12 juillet 1996), 65 communications sur le VIH en milieu carcéral ont été présentées, dont 7 au cours d’une session intitulée " Réduction du risque en prison ". On a remarqué l’attention croissante apportée aux problèmes des femmes détenues et, par ailleurs, la relation de succès obtenus dans des actions de prévention grâce à la coopération de pairs. L’ensemble des communications présentées à Vancouver sur le thème de la vie carcérale frappe par le contraste entre une progression pas à pas de la connaissance scientifique et un généreux activisme, contraste qu’un petit nombre d’équipes s’efforce de gérer. La prison nous est montrée comme une sorte d’abcès permanent, comme à la fois close sur sa pathologie et en intercommunication avec la société qui la produit. Le statut du VIH y est ambigu : on perçoit à travers les récits que dans la plupart des établissements à travers le monde on ne peut en parler librement, surtout dès que les personnes sont en cause, et aussi parce qu’il est perçu à travers le filtre de tenaces représentations sociales ; mais la prison est aussi un lieu de promiscuité, où la discrétion reste un mot creux. Parmi les conséquences, on citera l’insatisfaction que suscitent trop de travaux épidémiologiques ; toutefois, le rassemblement des données fournies par les auteurs, qui ont su en outre tirer parti de progrès techniques (les prélèvements biologiques non agressifs, un anonymat fiable), aura permis de donner à Vancouver un contenu concret à la notion de prévalence et même à celle d’incidence en milieu carcéral.
Les communications relatives à la prévention et aux interventions en prison manifestent un malaise du même ordre. Tantôt discret, ou transparaissant dans la discordance entre un titre et un texte, tantôt clairement énoncé, et à maintes reprises éclatant dans les échanges oraux, un objectif pragmatique est visé ; cela peut avoir l’allure d’une plaidoirie pour stimuler la fourniture de préservatifs ou d’aiguilles ; il est clairement apparu à Vancouver qu’il s’agit en de telles circonstances, non pas d’un débat rationnel, mais d’un affrontement idéologique.
Lors de la deuxième Conférence européenne sur les méthodes et les résultats des recherches en sciences sociales sur le sida (Paris, 12-15 janvier 1998) dix communications ont porté sur les risques et la prévention en milieu carcéral.
De nombreux commentateurs considèrent que l’apparition du VIH-sida au premier plan des questions de santé en prison aura joué un rôle important dans l’histoire de la médecine en milieu carcéral. En effet, outre sa gravité propre, l’épidémie a mis en lumière les carences de l’organisation de la prévention et de la dispensation des soins. Tant et si bien qu’elle a pu hâter, voire susciter, la mise en oeuvre de réformes profondes. Toutefois, l’intérêt porté au système sanitaire ne saurait détourner l’attention du fait que sa réforme est inséparable d’une réforme du système carcéral, et qu’elle vient modifier à la fois la dévolution des pouvoirs et des responsabilités, les missions et le travail quotidien du personnel de surveillance.

Analyse des entretiens. Les représentations du VIH en prison. Approches diachroniques

Les connaissances des personnes interviewées sur le VIH-sida sont au début de l’enquête assez généralement stéréotypées, à la fois pauvres dans l’explicite, peu cohérentes entre elles et même intrinsèquement. Toutefois, il ne s’agit ni d’un déficit de l’information ni d’une incapacité à la saisir : il y a présence simultanée d’une représentation commune constituée dans les premiers temps de l’épidémie et d’un savoir acquis plus rationnel et plus récent. La charge émotionnelle du discours est assez forte. Des récits d’incidents, de situations d’exposition au risque de contamination, sont parfois dramatisés. Les surveillants situent l’origine du risque principal pour leur santé dans la population carcérale. Ils décrivent les prestations offertes par l’administration pénitentiaire pour la protection de leur santé (sessions de formation, examens de médecine préventive, vaccination contre l’hépatite B, fourniture de gants) sans manquer d’ajouter que l’accès en est malaisé et les délais dissuasifs. Ils déclarent généralement préférer prendre personnellement à charge le suivi de leur propre santé : sérodiagnostic de l’infection par le VIH, consultations en médecine de ville, etc.
Il est admis, à juste titre, que les représentations sociales sont peu évolutives, et même remarquablement stables. Néanmoins, à l’épreuve de la réalité, et dans certaines conditions, des réaménagements peuvent survenir. Or, au fur et à mesure de l’avancement de l’enquête, la tonalité des déclarations des surveillants a changé, et le poids du sida dans l’imaginaire semble s’être progressivement allégé. Il est patent que la formation continue des agents a porté des fruits ; l’étendue et la précision des connaissances de chacun ont pu s’améliorer d’année en année ; mais ce progrès n’explique pas tout. Sans qu’il y ait eu propos délibéré, le temps de la recherche s’est trouvé coïncider avec une inflexion dans l’histoire de la maladie : cela a été le temps du développement et des succès des multithérapies, la diminution de l’incidence du sida en France et celle du nombre de décès, tous événements auxquels les media ont largement fait écho.
Parallèlement, le personnel pénitentiaire a pris la mesure du risque de contamination réellement encouru (aucune des personnes interviewées n’a cité de cas de séroconversion imputable au service intervenue chez un collègue). On peut donc estimer qu’il y a eu dans la population étudiée, en quelques mois, dédramatisation et même relative banalisation du VIH-sida ; cette interprétation est étayée par le fait que l’équipe de recherche est revenue après deux ans dans un même établissement, y a rencontré des personnes déjà interviewées, et a été ainsi en mesure d’écarter l’éventualité d’un éventuel biais de recrutement. On retiendra néanmoins que, même lorsqu’une nouvelle représentation s’est construite, il reste une empreinte profonde des représentations antérieures qui, loin de disparaître tout à fait, conservent un potentiel d’influence qu’on peut mettre en évidence.
L’entrée du VIH dans le milieu pénitentiaire a été contemporaine d’une évolution de celui-ci. Comme l’ont remarqué les surveillants les plus anciens, la santé et la maladie, en général, n’étaient pas au premier plan des préoccupations il y a quinze ou vingt ans. On se souciait beaucoup moins du secret médical. Et puis le mode de vie carcéral a évolué. La présence des toxicomanes a pris de nouvelles proportions, et, à sa remorque, le VIH a fait son entrée. Un lien nouveau s’est créé entre la faute et la maladie. A présent, l’émotion a perdu de son ampleur, le fantasme de la morsure ne terrifie plus guère, la figure emblématique du sida est peut-être en voie d’être remplacée par celles des hépatites et de la tuberculose, mais rien désormais ne sera plus comme avant.
Les représentations du sida comme métaphores de la relation aux détenus et à l’administration
Les représentations du sida rendent sensible un aspect essentiel du vécu par les membres du personnel pénitentiaire de leur situation de travail. Le sida (comme d’autres maladies contagieuses, mais de façon exemplaire, à la manière d’un concentré de toute la pathologie) est venu objectiver la menace pour la santé, pour la vie, qu’inclut toute relation avec les détenus. Le thème de l’hygiène apparaît comme un noeud de signifiants et de signifiés, associant le pur et l’impur, l’ordre et le désordre, la souillure, la maladie.
Le VIH-sida et, plus globalement, les maladies transmissibles ou contagieuses génèrent des situations conflictuelles, soumettent le surveillant à des exigences contradictoires. Le secret médical est ressenti comme un facteur d’aggravation de dangers, et fonctionne comme un analyseur du rapport au savoir dans l’institution carcérale. La discrétion de rigueur sur le statut sérologique des détenus est perçue par les surveillants comme une instrumentalisation, comme un refus de communiquer une information vitale, comme une exclusion injuste, comme la manifestation d’une malveillance du corps médical, de la hiérarchie, de l’administration. " On " sait tout mais " on " ne leur dit rien. Dès lors que l’intention est ainsi interprétée, peu importe si l’interdit n’accroît pas l’insécurité " objective ", ni même s’il est susceptible d’être contourné.
Le sida vient brouiller l’image du médecin qui, jusqu’alors garant de la vie, fait figure de dispensateur de mort ; il est taxé du refus de partager son savoir sur la maladie, savoir secret supposé salvateur. Le sida vient brouiller deux images - celle du détenu coupable et celle du malade détenu - puisqu’elle en fait un malade coupable. La figure ambiguë du détenu séropositif asymptomatique, malade en dépit d’une apparence floride, en tout cas coupable (même s’il n’est pas encore jugé) et dangereux à double titre, ouvre la voie au mélange des notions, à la complexité d’un rapport interpersonnel, alors que la défense la plus commune est justement la catégorisation bien tranchée. Il en va de même, mutatis mutandis, du recours défensif à l’identification de groupes à risques - recours mis en échec puisque c’est en quelque sorte l’ensemble de la population incarcérée qui se rassemblerait en un seul grand groupe à risques.
Comme nous l’avons déjà signalé, la maladie apparaît " nécessairement " située du côté des détenus. Plusieurs hypothèses peuvent concourir à expliquer cette attribution de contagiosité potentielle : les membres du personnel malades sont le plus souvent retirés de la situation de travail (par arrêt maladie). De plus, une des missions de l’institution est de préserver l’état de santé des personnes qui lui sont confiées, si bien que la représentation d’une contagion de surveillant à détenu constitue un renversement du projet. Enfin, cette attribution s’inscrit dans un système complexe de représentations et de comportements qui trame des lois de différenciation et d’exclusion ordonnant le monde carcéral. Elle s’articule avec les représentations des détenus, incarcérés parce que menaçants, et elle alimente l’opposition centrale entre ces deux populations en situation de coexistence obligée : les gardants et les gardés. L’exploration des problèmes de santé vécus en prison dévoile l’impératif de différenciation et séparation qui structure la relation entre surveillants et détenus, en même temps qu’elle en révèle la fragilité. La représentation de la maladie transmissible renvoie à une effraction des barrières séparant gardants et gardés.
Ces barrières excluent le risque de transmission virale par voie sexuelle entre population carcérale et personnel de surveillance ; mais elle n’exclut pas ce même risque à l’intérieur de la population carcérale ; en revanche, la surestimation des valeurs viriles dominantes empêche d’en parler ouvertement et inhibe la circulation des préservatifs. Reste l’espace privilégié d’interface entre le dehors et le dedans de la prison que constitue le parloir, et qui polarise l’attention.
Quant à l’interdit des pratiques toxicophiliques, beaucoup plus rigoureusement prescrit par les textes, il masque l’importance de celles-ci, et aggrave le risque tenant à la pénurie de matériel d’injection ; alourdie par la valeur marchande des produits en cause, la pression du trafic suscite un surcroît de vigilance ; on comprend que, dans ces conditions, les surveillants soient peu enclins à favoriser la distribution de trousses de désinfection et, a fortiori, de seringues et d’aiguilles stériles.
Inversement, le sang répandu apparaîtra dans les représentations des surveillants comme le principal vecteur de contamination. Fréquemment, en en parlant, les surveillants donnent à voir d’autres dimensions de leur exercice professionnel. A travers le récit d’incidents ou d’accidents, le rappel de la carence d’informations sur la santé des détenus n’évoque pas seulement la crainte d’être mis en danger : ce rappel vient mettre l’accent sur tout un vécu de délaissement, de mise à l’écart, tant il est vrai que beaucoup de faits sont déjà délibérément tenus secrets par souci de sécurité. Mais encore la possession du savoir sur les détenus est revendiquée pour venir mieux en aide à ces derniers. L’ambivalence des surveillants à l’endroit des détenus est faite, pour une part de distance et de préventions, et, pour une autre part, d’humanité et de compassion. Ce dernier aspect est particulièrement repérable dans la pratique du personnel féminin. Plus que leurs collègues masculins - souvent plus distants, plus abstraits - les surveillantes reçoivent et acceptent les confidences des personnes dont elles ont la charge.
 
La santé en prison
Revue de la littérature. Les constats.
L’attention des pouvoirs publics a été attirée depuis un à deux lustres sur l’altération de la santé de la population carcérale. Dès avant l’entrée en détention, celle-ci est profondément marquée par la précarité. En passant en revue la littérature sur ces questions, le rapport précise la place occupée par les conduites addictives - la consommation d’alcool, de cannabis, de drogues dures, de médicaments (ces derniers surtout chez les femmes). Sont également fortement présentes les pathologies traumatiques, les maladies transmissibles (VIH-sida, hépatites B et C, tuberculose), la pathologie mentale, les déficiences dentaires, les conduites d’auto-destruction (suicides, en augmentation continue depuis quelques années, grèves de la faim, auto-mutilations). La mortalité est supérieure au taux observé dans la tranche de population générale de référence.
Le statut des problèmes de santé en prison. La place du corps dans la peine. Déclinaisons carcérales du normal et du pathologique. Les représentations du détenu. .
L’aspect le plus évident de la privation de liberté est l’enfermement du corps. L’emprise sur le corps, la souffrance corporelle apparaissent comme éléments constitutifs du châtiment de la faute. D’autre part, la mission de la prison comporte le devoir de préserver la santé des détenus. La divergence de ces composantes, qui se retrouvent dans les expressions de l’opinion publique, contribue à obscurcir un débat traversé de considérations moralisatrices et chargé d’un fort potentiel d’émotion.
Tant la délinquance que la maladie sont définies en référence à des normes. L’une et l’autre peuvent être décrites comme des constructions sociales et interprétées, soit comme des troubles d’un ordre social prescrit et statique, soit comme des composantes d’un ensemble plus complexe où elles ont leur place assignée (les institutions pénitentiaire et hospitalière). Le rapport qui les lie l’une à l’autre connaît, dans l’opinion publique comme chez les théoriciens, des variations d’une large amplitude. Cela va de l’intégration de l’une dans l’autre (tous des coupables à punir versus tous des malades à soigner) à la dichotomie bien nette (il y a des malades et il y a des coupables, un point c’est tout), en passant par divers intermédiaires. Les deux catégories sont présentes ensemble dans une zone sensible où s’exercent des compétences professionnelles : notamment en matière de maladies mentales et de toxicomanies.
Sur le terrain, les praticiens (surveillants ou soignants) sont eux-mêmes divisés ; généralement ils préfèrent être rassurés (WWW-NON PAS RÉASSURÉS, SVP) par une classification simple et univoque, à charge pour des experts de leur dire clairement à qui ils ont affaire. Il importe de tenter de repérer quelle est la part de la santé et de la maladie dans les représentations observables chez les surveillants et chez les soignants. Les uns et les autres, avant de pénétrer dans le monde carcéral, possédaient l’image que s’en fait n’importe quel profane, c’est-à-dire : danger et monstruosité. La première immersion en détention, le " choc carcéral ", renvoie le novice à l’effroi de la découverte d’un étranger qui est un autre soi-même, mais qui diffère de soi par la transgression accomplie et s’en rapproche fondamentalement par la communauté des pulsions.
Chez les surveillants, la représentation n’est pourtant pas homogène ; on note que le discours public insiste davantage sur la dangerosité et le discours privé sur la vulnérabilité. Quant à la dialectique de l’identité et de l’altérité, elle est traversée par un élément de réalité : l’évolution de la population pénale ; en effet, la part relative des atteintes aux moeurs, des I.L.E. (infractions à la législation sur les étrangers) et encore davantage celle des I.L.S. (infractions à la législation sur les stupéfiants) ont connu une croissance spectaculaire, au détriment des atteintes aux biens. L’accroissement massif de la durée des longues peines contribue en outre à confronter le personnel de surveillance à une complexité grandissante de la relation. S’y ajoutent, pour les femmes détenues, les nombreuses biographies marquées par la précarité et les carences, qui inspirent la compassion.

Le statut de malade en prison

L’incarcération attente à l’identité personnelle, qu’à la manière d’un laminoir elle conforme à une dimension stéréotypée. Aux repères sociaux antérieurs viennent se substituer d’autres signifiants (tel le numéro d’écrou), le rythme et le contenu de la vie quotidienne sont uniformisés par des règles bureaucratiques et imposés par le personnel pénitentiaire, l’espace d’intimité est réduit à néant par la promiscuité et les fouilles, etc. Le statut de détenu est suffisamment pénible pour que se soient développées des tactiques échappatoires. Or la maladie donne accès, en prison comme ailleurs, et comme chacun l’a appris dès l’enfance, à une voie d’évitement, le statut de malade. Encore faut-il, pour que ce statut soit accordé par l’institution et reconnu par le personnel de surveillance, que l’allégation de maladie soit elle-même corroborée par des signes physiques et par une prescription médicale. La plupart des surveillants estiment que la demande de soins en prison est, pour une part significative, majorée par le désir d’obtenir un allègement de la peine.

La double face de la prison, mortifère et restauratrice

En offrant à des populations marginalisées et carencées sur le plan sanitaire un cadre où sont dispensés le gîte et le couvert, des moyens d’accès à l’hygiène et aux soins, la prison se donne à voir comme restauratrice - avec d’autant plus de vigueur que la vie au dehors est décrite comme insalubre et mortifère. Cette conviction s’exprime surtout dans les entretiens avec le personnel des établissements pour femmes, où l’on dit couramment que celles-ci viennent se refaire une santé.
A l’opposé, les représentations dominantes parmi le personnel des UCSA, plus proche de l’imaginaire social commun, attribuent à la prison une capacité de nuire gravement à la santé.
La recherche dont il est rendu compte ici ne visait pas à trancher le débat au fond - débat plus alourdi par des présupposés qu’éclairé par des travaux scientifiques, débat dont on sait au surplus que les prémisses ont été remaniées par la récente réforme. Or la grande majorité de la littérature a trait à l’époque, révolue, de la médecine pénitentiaire. Et il manque encore aux observateurs un recul suffisant pour apprécier si les méthodes de travail du personnel hospitalier et le développement de l’offre de soins ont substantiellement changé les données.
On peut néanmoins admettre, à titre d’hypothèse vraisemblable en la matière, que chacune de ces opinions recèle une part de vérité, et que la prison est à la fois pathogène et réparatrice. La santé apparaît bien comme un vecteur privilégié pour éveiller des interrogations sur les fonctions et les effets de l’institution carcérale.

Sexualités incarcérées

Par sexualité en prison, on entend une identité (qui n’est réductible ni à un appareil ni à une apparence) et un ensemble hétérogène d’activités (choix d’objet, pratiques, abus, délits et crimes). La sexualité ainsi entendue peut être réduite à un " exercice hygiénique ", mais elle n’est pas moins qu’une partie intégrante de la vie affective et des rapports sociaux symboliques. Le non-dit dont elle est frappée a été lézardé par l’irruption du VIH-sida.
D’autre part, la vie carcérale impose à chaque individu une appartenance de genre affirmée et en quelque sorte standardisée, et spécifiée notamment par le rejet des caractéristiques réputées signifier l’appartenance à l’autre genre.
Les lignes qui précèdent concernent évidemment au premier chef la population incarcérée, population qui n’était pas objet de la recherche. Mais les entretiens avec les membres du personnel de surveillance ont apporté d’importants éléments d’information sur les connaissances et les représentations que ceux-ci possèdent sur la population carcérale et, surtout, ont abondamment confirmé l’hypothèse de l’implication individuelle et collective des surveillants et surveillantes dans la construction et la différenciation des identités sexuelles.
Deux hypothèses s’affrontent pour rendre compte de la sexualité des détenus et des détenues.

1°) Selon l’hypothèse contextuelle, le milieu carcéral, contraignant, afflictif, monosexué, met chaque personne au défi d’affirmer son identité sexuelle à ses propres yeux et aux yeux d’autrui, menace les hommes dans leur puissance génitale et les femmes dans leur oestrus, et les engage dans des pratiques sexuelles substitutives

2°) Selon l’hypothèse de permanence, l’enfermement provoque seulement la continuation ou l’actualisation de dispositions socialement acquises antérieurement.

Au regard des faits observés, il semble justifié de retenir simultanément ces deux axes d’interprétation - ne serait-ce que parce que le mode de vie en prison, l’identité sexuée, les rapports interpersonnels, les activités génitales sont sexuellement différenciés.
Chez les hommes détenus, la masturbation, fréquente, a valeur de rassurance (WWW PAS DE RÉASSURANCE, SVP) et l’iconographie du corps féminin est largement utilisée comme support des fantasmes. Les pratiques homosexuelles sont dévalorisées, stigmatisées, déniées, dissimulées. Selon leur aménagement, les parloirs sont plus ou moins propices aux rapports sexuels, lesquels sont plus ou moins strictement interdits ; la surveillance des parloirs soumet effectivement le personnel à des contraintes contradictoires difficiles à supporter. Cette tâche, ingrate, ne laisse guère de choix aux surveillants qu’entre voyeurisme et laxisme ; elle est remarquable en outre par le fait que le parloir, lieu d’interface entre le dehors et le dedans, donc pôle d’insécurité, requiert une vigilance aiguë. On n’est donc pas surpris que les surveillants, même lorsqu’ils en reconnaissent le bien-fondé, n’envisagent qu’avec de fortes réserves la création de " parloirs sexuels ". Par ailleurs, la nécessité de renforcer une masculinité fragilisée conduit à une culture de la violence, à l’instauration de rapports de domination-soumission entre détenus ; elle précipite les travestis et les transsexuels dans une condition de parias ; elle participe à la survalorisation de la culture physique et des compétitions sportives.
Chez les femmes détenues, la masturbation est moins évoquée que chez les hommes, les pratiques homosexuelles sont davantage admises, les relations d’affection mutuelle peuvent être affichées. En tout état de cause, l’expression de l’affectivité, la manifestation des sentiments sont admises. Les enfants tiennent une grande place dans les conversations. Ce n’est pas dans la violence mais plutôt dans sa dimension érotique que le corps est valorisé. Au parloir, les rapports hétérosexuels sont étroitement surveillés - à l’évidence en raison du risque de grossesse.
Entre membres du personnel de surveillance et membres de la population pénale, il existe des modes de relation conditionnés par l’appartenance à un sexe. L’attirance homosexuelle entre femmes est plus ou moins reconnue, à tout le moins discutée, tandis qu’entre hommes elle est toujours minimisée et bien davantage objet de scandale. Dans les jeux de séduction qui se nouent pointe naturellement le besoin, chez la personne privée de liberté, d’échapper peu ou prou à son statut de détenu, voire d’acquérir un ascendant sur un membre du personnel.
La reconnaissance de la sexualité en prison, l’affermissement d’une politique de maintien des liens familiaux (grâce, par exemple, à la création d’unités de vie familiale), ou d’une stratégie de réduction des risques pour la santé (MST, VIH-sida, VHB, etc) en milieu carcéral semblent encore peu développés. On peut formuler ici l’hypothèse d’une communauté de dénégation unissant détenus et surveillants. Les uns comme les autres entretiennent le silence sur la sexualité carcérale. Les uns parce qu’ils vivent l’expérience d’une misère sexuelle imposée, d’un manque douloureux générant honte et culpabilité, les autres parce qu’ils ne peuvent éviter d’en être spectateurs.
Hygiène et conditions de vie en détention. Le sale et les rituels de purification. Les significations. Les rapports au corps.
Le thème de l’hygiène est volontiers développé par les surveillants au cours des entretiens, plus volontiers que " la santé ". Les représentations convoquées par ce thème sont vectrices de métaphores des relations avec les détenus et avec l’administration pénitentiaire.
Les problèmes d’hygiène qui se posent en détention sont ceux d’une vie en collectivité close. Un grand nombre de personnes vivent et travaillent dans des installations souvent surpeuplées (particulièrement en maison d’arrêt), parfois vétustes et insalubres, dont le budget d’entretien est étriqué. On notera ici ou là, par exemple, la pénurie d’équipements sanitaires accessibles aux détenus, ou au personnel (si ce n’est aux uns comme aux autres). On peut voir encore, même dans des établissements récemment construits ou rénovés, des locaux de travail ou de repos du personnel en service de jour ou de nuit qui sont impropres à leur usage. Les Comités d’hygiène et de sécurité, qui sont parfois spontanément évoqués au cours des entretiens, ne sont que rarement cités au titre de leur efficacité ou de leur connaissance du terrain.
Les catégories du pur et de l’impur sont constamment présentes dans les discours, sous des formes et des dénominations diverses. La plus évidente est celle du propre et du sale. Le sale est la marque du désordre, du mortifère, il est associé au laisser-aller, à la dépression, à la toxicomanie. On voit émerger des répugnances vis-à-vis de certaines tâches comme la fouille à corps, la fouille des cellules, la fouille du linge sale à rendre aux familles des détenus. Surveillants et surveillantes rendent compte, avec des variantes, des procédures qu’ils ont mises au point pour sortir de l’espace commun aux gardants et aux gardés, pour se délivrer de la souillure, de l’odeur de la prison : change de vêtements, ablutions, dans des lieux et à des moments toujours les mêmes. Parfois véritablement obsessionnalisées, ces pratiques extrêmement courantes ont valeur de rituel de purification.
Comme la santé, l’hygiène relève à la fois de la vie privée la plus intime et de la vie collective la plus publique. L’interdépendance du personnel de surveillance et de la population pénale s’y inscrit à chaque instant.
Pour les détenus, l’enfermement, associé à la désappropriation du temps et de l’espace, en tant qu’il est dépossession de soi, porte atteinte au corps, à son image, à ses enveloppes protectrices. Contrairement à ce qui pourrait paraître une évidence, cette atteinte n’épargne pas les surveillants. Leur espace personnel, surtout en maison d’arrêt, est limité et fissuré, vulnérable à la menace d’un environnement humain globalement hostile et potentiellement dangereux. Dans les établissements pour peines, la dévolution des espaces est plus stable, mais l’insécurité vécue s’y retrouve sous d’autres formes. On sait aussi que les établissements pour peines sont moins vibrionnants, moins bruyants que les maisons d’arrêt, et que la prison pour femmes est plus propre et mieux entretenue que la prison pour hommes.

La santé du personnel

On rappellera ici les liens étroits qui unissent, dans les faits et dans les représentations, la santé des détenus et celle du personnel pénitentiaire. Mais ces liens ne se traduisent que très imparfaitement dans le fonctionnement institutionnel. On citera, par exemple, le fait que les médecins de prévention ayant en charge le personnel de surveillance ne sont pas régulièrement informés de l’incidence de la tuberculose parmi les détenus. On pourra s’attacher à observer la mesure dans laquelle le fait d’avoir confié récemment au personnel soignant hospitalier la distribution des médicaments en détention a modifié le rôle des surveillants dans l’approche quotidienne des détenus malades sans pour autant le supprimer.
La santé du personnel de surveillance n’a fait l’objet que d’un nombre restreint de publications, exception faite du domaine de la santé mentale. L’enquête épidémiologique de Goldberg, Goldberg et coll. (1992) a porté sur la perception par les surveillants de leur propre état de santé et des risques qu’ils encourent ; cette enquête a permis des comparaisons entre personnel de surveillance et autres catégories de personnel pénitentiaire, ainsi qu’entre personnel féminin et personnel masculin. L’analyse des données recueillies indique que le rapport professionnel à la santé est le plus souvent posé en des termes qui articulent étroitement santé physique et santé psychique. La signification accordée par le sujet à sa situation de travail oriente son rapport avec sa propre santé.
L’organisation du travail de surveillance est ressentie comme pénible et stressante, mais en contre-partie comme réservant des temps libres relativement importants, qui permettent à chacun d’aménager ses défenses. Le malaise au travail, et la peur, sont souvent exprimés, ainsi que l’impuissance devant l’envahissement par la demande des détenus en situation de dépendance, par la proximité constante avec des personnes affectées par la maladie, la précarité, la misère économique, la désaffiliation. L’exercice de la profession expose à des sentiments de culpabilité, notamment lors des suicides de détenus, voire des agressions subies, et aussi à propos des occasions où le devoir professionnel oblige le surveillant à des violations de la morale commune, comme c’est le cas lors d’intrusions dans la vie intime des détenus.
Le travail de surveillance peut exiger une hyperactivité soutenue. Il peut aussi comporter des périodes de temps " vide " quoique rempli par l’attente d’un événement imprévu qui, prenant en défaut son savoir-faire, acculerait le surveillant à la faute professionnelle.
Parmi les surveillants les plus jeunes, une forte proportion est géographiquement, culturellement, socialement déracinée ; ne se sentant finalement à leur aise nulle part, ils sont en difficulté d’insertion.
Parmi les plus âgés, l’alcoolisation est assez fréquente pour faire présumer une insatisfaction sous-jacente, attribuable pour partie à la péjoration sociale attachée à la profession, à une défense contre l’emprise du monde carcéral.

LES SOINS ET LA PRÉVENTION EN MILIEU CARCÉRAL :
DISPOSITIFS, ACTEURS ET REPRÉSENTATIONS
En règle générale, on estime que l’intérêt actuel pour la santé en milieu carcéral s’enracine dans la dynamique réformiste de la Libération, et dans la Constitution de 1946 énonçant le droit de chacun à la protection de sa santé. Les commentateurs ont identifié plusieurs mécanismes retardateurs, à cause desquels les projets de réforme avaient été itérativement freinés par des difficultés d’organisation imputables à la surpopulation pénale, par l’insuffisance numérique du personnel médical et infirmier, par la primauté donnée à une logique sécuritaire (au sens du maintien de l’ordre en prison), par le manque de cohérence des interventions, par l’absence de continuum entre les soins à l’extérieur et les soins en cours d’incarcération. On admet que l’épidémie de VIH-sida a joué un rôle d’accélérateur qui a conduit au vote de la loi du 18 janvier 1994. Cette loi a confié aux établissements hospitaliers de proximité la charge de la santé des détenus. Les textes d’application ont suivi, notamment le décret du 27 octobre 1994, ainsi qu’un guide méthodologique précisant les modalités de la mise en oeuvre de la nouvelle organisation.
La prise en charge des pathologies mentales en prison : les SMPR
Héritiers d’une histoire commune, les établissements pour aliénés et les établissements pour délinquants ont été engagés au XIXème siècle sur des voies différentes. La loi du 30 juin 1838 a créé sur tout le territoire des asiles départementaux ; à la fin de la deuxième guerre mondiale, c’est du côté de la psychiatrie qu’un élan vigoureux sera donné à la rénovation. De proche en proche et d’année en année, les portes de l’hôpital s’ouvrent et le recours à l’isolation s’amenuise, tandis qu’en fonction de la sectorisation le centre de gravité des activités de soins, de prévention et de suite se déplace vers des installations extra-hospitalières. Cessant d’être des lieux d’enfermement, les hôpitaux psychiatriques ne peuvent plus assumer la garde des malades dangereux. Pendant ce temps, les prisons commencent à développer des équipements psychiatriques, d’abord des centres médico-psychologiques auxquels sont substitués en 1986 les services médico-psychologiques régionaux (SMPR). Chaque SMPR est soit une partie détachée d’un secteur psychiatrique soit un secteur intra muros. Les SMPR sont normalement dotés en moyens, surtout en personnel (psychiatres, infirmiers, psychologues, travailleurs sociaux, etc). La création ultérieure des UCSA n’affectera que peu leur fonctionnement.
Les SMPR sont des lieux de consultation et de traitement de jour. Lorsqu’ils disposent de lits en détention, ils ont vocation à regrouper quelque temps en hospitalisation à temps plein des patients consentants ; à défaut de consentement, les malades dont l’état le nécessite peuvent être accueillis, pour une hospitalisation sous contrainte à la demande d’un tiers, à l’hôpital psychiatrique de référence (éventuellement en unité pour malades difficiles). Mais cela ne va pas sans soulever des objections, car les équipes psychiatriques intra-carcérales, estimant que la prison n’est pas faite pour soigner des malades, cherchent à faire hospitaliser ceux-ci ; dans le même temps, les équipes psychiatriques intra-hospitalières, estimant que l’hôpital n’est pas fait pour assurer l’ordre public, cherchent à éviter d’hospitaliser des personnes privées du droit d’aller et venir.
Le problème qui se pose ici est celui des possibilités et des limites de la coopération entre les surveillants et le personnel des SMPR. Dans certains établissements, les relations sont fraîches : chacun reste dans son aire, ne pénètre pas dans celle du voisin, et les contacts sont réduits ; l’autre est considéré comme hostile ou au moins peu compréhensif. Ailleurs, les présupposés sont moins décourageants, le ton des échanges verbaux est plus personnel, le contenu des communications est plus riche ; il n’est pas rare de demander ou donner des nouvelles de telle ou telle personne dont on a ensemble la charge et le souci ; néanmoins chacun reste sur ses gardes : du côté soignant, on craint d’être instrumentalisé, d’être utilisé par les surveillants pour contribuer au calme de la détention, à l’ordre et à la discipline, tandis que les surveillants s’inquiètent d’une supposée crédulité des soignants, qui, au motif d’un objectif de responsabilisation des patients, accèderaient sans discernement suffisamment aiguisé aux demandes abusives de prescriptions.

Des infirmeries aux services médicaux

Avant la réforme de 1994, des surveillants étaient affectés au service de l’infirmerie. Depuis la réforme, il y en a toujours, mais leur rôle a été réduit à celui d’un agent de sécurité. Privé dès lors d’une partie constituante de sa qualification et de son activité, le surveillant d’infirmerie a été fortement marginalisé (même dans l’espace). D’autre part, les anciennes dispositions du code de procédure pénale attribuaient au médecin nommé par l’administration pénitentiaire la charge de la santé du personnel. La cessation de ces prestations a entraîné la cessation de la délivrance aux surveillants de médicaments pour leur usage personnel. Bien que des compensations aient été accordées, ces mesures restrictives ont été perçues surtout comme une perte, même pour des surveillants qui de longue date se fournissaient ailleurs.
Le médicament, signifiant des contradictions du système carcéral
Dans le monde carcéral, le médicament est un objet envié qui donne du pouvoir à ceux qui le prescrivent, le distribuent ou le détiennent : médecins et infirmières certes, mais aussi détenus qui possèdent en lui un bien, précieux pour leur usage personnel, coté pour sa valeur d’échange. L’entrée des caisses de médicaments dans l’espace carcéral, la confection de lots individuels conformes aux prescriptions, la distribution en mains propres (ou ses variantes parfois approximatives) ont conduit les établissements et le personnel hospitaliers et pénitentiaires à inaugurer sur le terrain une coopération qui n’allait pas forcément de soi. Un des aspects de cette coopération les plus dignes d’attention est observable lors de la distribution des médicaments dans les cellules ; le fonctionnement des couples à double titre mixtes (une infirmière, un surveillant) est emblématique de l’engrènement de deux systèmes. Un autre effet de la loi de 1994 aura été l’effacement progressif du conditionnement traditionnel en phase aqueuse (les fioles). En fin de compte, la tâche des surveillants s’est trouvée sensiblement modifiée, notablement allégée et recentrée sur la mission de garde, ce qui pouvait être diversement apprécié - et l’a été. Sans doute faut-il attendre d’avoir davantage de recul par rapport à l’événement qu’a été " la réforme " pour en peser toutes les conséquences.
Concurremment avec des produits importés en cachette ou obtenus par troc entre détenus, la surconsommation de médicaments psychotropes - fort bien étudiée par Jaeger et Monceau (1994) - n’a pas été enrayée par la réforme du système de soins. Elle a pris, dans quelques quartiers, l’allure d’un phénomène de " zombification ". Certaines détenues errent dans les couloirs ou restent couchées des journées entières. Les médecins interviewés sont partagés sur la ligne de conduite thérapeutique optimale. Selon une opinion assez répandue, il convient d’élaborer un projet " stratégique " et donc de situer l’épisode de la détention dans une histoire de vie allant au-delà. A l’opposé, le personnel de surveillance exprime sa préférence pour un projet à court terme de restauration de la santé, de telle sorte que le temps de détention soit mis à profit pour en faire un temps de sevrage. De toute façon, si un surveillant souhaite intervenir auprès du service médical, il doit suivre une procédure prescrite (pratiquement la voie hiérarchique) pour rendre compte de ses observations.
On perçoit ainsi toute l’ambiguïté du statut du médicament, à la fois salvateur et toxique, outil du contrôle de l’ordre dans la détention et ferment d’ébranlement de cet ordre. Le médicament en général - et pas seulement les psychotropes - exerce donc bien une fonction d’analyseur social.
Les acteurs du soin : pratiques et représentations. La mission d’entretien des surveillants, une confrontation des logiques institutionnelle et professionnelle, les réactions des surveillants au nouveau système de soins. Des relations d’emprise mutuelle.
Bessin et al. (1997) ont étudié la création des UCSA dans une perspective de sociologie du travail, des professions et des organisations, en considérant les contradictions structurelles et " le choc des cultures " qui a inspiré des ajustements de part et d’autre. Ils ont observé des conflits entre personnel pénitentiaire et personnel hospitalier, entre UCSA et SMPR. Par exemple, les infirmières pénitentiaires (ancien régime) prenaient en considération le fait de l’enfermement, alors que les infirmières hospitalières (nouveau régime) avaient tendance à l’occulter. Parallèlement, les détenus se sont trouvés devant la nécessité de modifier leur stratégie d’accès aux soins.
Les surveillants constatent que, paradoxalement, l’arrivée du personnel hospitalier se traduit par un accroissement des consultations à l’extérieur de la prison - voire par un accroissement des hospitalisations. Les extractions posent quotidiennement des problèmes d’escorte, les appels au SAMU se multiplient. Se situant en experts, ils estiment que, par méconnaissance de ce que sont les détenus, les soignants surestiment le nombre et la gravité des urgences. Ils sont sensibles aux inégalités d’accès aux soins, les détenus leur paraissent mieux pourvus que, à l’extérieur, les groupes défavorisés. Et ils ne manquent pas de revenir sur la frustration qu’ils éprouvent d’être, précisément du fait de la réforme, exclus du nouveau système de soins.
D’autre part, et se situant là encore comme experts, les surveillants, désormais tenus à distance des salles de soins, et renvoyés à leur fonction de garants de la sécurité, valorisent ce rôle en soulignant les risques encourus par les soignants. En outre, dans la situation fréquente où soignant et surveillant d’infirmerie sont de sexe différent, il y a matière à des tentatives d’emprise que masque et révèle un jeu relationnel volontiers sexualisé.
En face d’eux, les infirmières se montrent souvent mal à l’aise dans une position qui hésite encore entre l’affirmation d’une identité professionnelle construite et repérée ailleurs et la quête d’une nouvelle identité encore en gestation.
Quant aux médecins, ils sont eux-mêmes pris entre deux feux. D’un côté ce sont les détenus, dont la demande d’aide est pressante, et qui l’expriment en présentant des symptômes, mais qui ne " guérissent " pas car leur demande de fond ne peut être comblée. De l’autre côté, la machine pénitentiaire, du haut en bas de la hiérarchie, exerce une pression continue pour obtenir d’eux qu’ils calment l’agitation dans la détention, pour qu’ils certifient qui est vraiment malade et qui ne l’est pas, et encore pour qu’ils nomment la maladie ; ils se défendent en réaffirmant les règles déontologiques du secret et de la liberté de prescription. Somme toute, on assiste à une sorte de mutualisation de l’emprise.
La médecine de prévention dans le cadre pénitentiaire est encore au début de son développement. Aussi est-elle relativement peu perçue par les surveillants qui se sont exprimés au cours de la recherche. Il conviendrait de revenir ultérieurement sur ce sujet.

LA RELATION AUX DÉTENUS ENTRE PROXIMITÉ ET DISTANCE
Vecteurs et enjeux de la construction de la distance
La distance relationnelle est étudiée ici dans une perspective diachronique sous trois aspects en interrelation dynamique : le corps physique, les facultés individuelles, l’environnement. Le corps (avec son vêtement) est engagé dans la relation entre surveillants et détenus. La prison peut être décrite comme un espace partagé, enclos dans un dispositif de sécurité, où s’exerce un rapport de forces, un affrontement permanent entre surveillants et détenus. L’équilibre des tensions est toujours instable, sans cesse à renégocier. Le maintien de la distance est nécessaire pour préserver la différenciation entre les deux blocs : ceci passe par une catégorisation de l’autre. La constante proximité avec les détenus éveille l’imaginaire de la contagion, qui déclenche en guise de sauvegarde la mise en quarantaine, le rejet. La population pénale est perçue par les surveillants comme porteuse de risques potentiels, biologiques et moraux ; en particulier, du fait même que la catégorie des toxicomanes peut être considérée comme composée de délinquants et de malades, la représentation des toxicomanes fait d’eux la métaphore par excellence du mal qui habite la prison.

Le corps physique
La présence du corps du surveillant constitue un support incarné de la fonction de surveillance ; elle structure la complémentarité surveillant-surveillé en plaçant les acteurs à des distances relationnelles dissemblables entre elles (comparer par exemple la présence d’un surveillant dans un mirador à ce qu’elle est dans une coursive).
L’uniforme imposé anonymise le corps de l’individu pour le fondre dans une catégorie professionnelle et l’éloigner des détenus. La blouse blanche des surveillantes, s’écartant de la règle sans l’abolir, fait figure de compromis.
Les compétences sensorielles mobilisées dans l’accomplissement de la tâche de surveillance ne sont pas explicitement prescrites. Mais il suffit de les nommer pour qu’aussitôt elles se concrétisent : par exemple l’importance de la capacité à attribuer une signification à un bruit différant (WWW : AVEC UN " A ", PAS AVEC UN E, MERCI) d’un fond sonore familier. Le toucher est tantôt prohibé parce qu’il transgresse l’impératif de distanciation ou parce qu’il est trop chargé d’affects, et tantôt prescrit parce qu’il y a un danger actuel à conjurer ou parce qu’une fouille préventive limitée à une observation visuelle serait techniquement insuffisante.
Bien que ne venant que rarement au premier plan, la crainte de subir une agression est assez souvent sensible dans les dires des surveillants. Même l’auto-agression, la blessure qu’un détenu inflige à son propre corps, peut déboucher sur une hétéro-agression, ou à tout le moins constituer un risque pour la santé du surveillant appelé à intervenir (on évoque à ce propos le risque de transmission du VIH par voie sanguine).
Les problèmes posés par les fouilles ont été évoqués précédemment.
Le recours aux gants de protection n’est pas toujours bien supporté, en tout cas il est loin d’être systématique et approprié au risque de souillure. Introduit en détention comme barrière contre le VIH, le gant est aussi un outil de distanciation, ne serait-ce que par l’intense réduction de la sensibilité tactile qu’il impose. Ce port de gants est riche de significations : qui protège-t-il de qui, et de quoi ? est-ce le détenu qui est vecteur du risque ? ou est-ce le surveillant ? Lors d’un entretien collectif, un surveillant raconte que des détenus ont exigé que les surveillants portent des gants pour distribuer la nourriture, alors qu’ils acceptent d’être servis à mains nues par l’un des leurs. Il convient de noter qu’au long de l’enquête une évolution assez sensible a été enregistrée : banalisé, devenant moins visible, il a perdu une partie de sa charge affective, il a été en quelque sorte " désérotisé ". L’usage qui en est fait dans les détentions pour femmes semble être davantage à bon escient que chez les hommes.
Le regard et l’échange verbal constituent pour le surveillant les principaux moyens de communication avec le détenu. L’oeil omniprésent doit opérer sans être vu ; source de pouvoir et moyen de défense, il est d’autant plus efficace qu’il ne se dévoile pas. La conflictualité de la position de surveillant apparaît plus encore quand les impératifs sécuritaires entrent en conflit avec les normes de la vie sociale se référant à l’intimité du corps et de la sexualité : c’est le cas de la fouille à corps, du travail à l’infirmerie ou au parloir.
C’est dans l’univers olfactif que les détenus et les surveillants, imprégnés d’odeurs carcérales, sont le plus agrégés.
Un thème émerge fréquemment au cours des entretiens : la répression des émotions. Que ce soit face à la misère ou face à la haine, il faut pour se protéger, " pour tenir en détention ", se faire violence, jusqu’au point de se sentir étranger à soi-même.

La prison comme espace-temps

Institution vouée à la rupture avec l’environnement, la prison se situe à la fois comme un dedans opposé à un dehors et comme un présent intercalé entre un passé et un avenir. Les surveillants sont censés n’exercer de responsabilité qu’au présent intérieur, et tout ignorer du reste, un reste angoissant. On remarquera en passant que cette position professionnelle n’est pas particulièrement propice à l’accomplissement d’une mission de réinsertion sociale.
Dans les maisons d’arrêt, les relations interpersonnelles sont morcelées, et peu cohérentes. Dans les établissements pour peines, la relation entre surveillant et détenu se construit dans une réciprocité elle-même inscrite dans la durée de l’injonction judiciaire. Un rapprochement entre individus peut s’instaurer, sans que s’altère l’asymétrie relationnelle fondamentale. Plus marquée chez les surveillantes, la conception restauratrice du rôle professionnel tend à renforcer la méfiance vis-à-vis du monde extérieur, considéré comme mauvais.

IDENTITÉS PROFESSIONNELLES ET SANTÉ
Définies comme plus haut dans le sous-chapitre " Epistémologie et méthodologie ", l’identité professionnelle et l’identité de sexe conjuguées orientent les conceptions et les pratiques des surveillants et surveillantes en matière de soin et de santé. Socialement construites, les conduites professionnelles sexuées laissent peu de latitude à l’expression des singularités individuelles.

Modèles de construction de la position professionnelle

Rarement fruit d’une vocation, l’entrée à la pénitentiaire est plutôt due - si l’on en croit la grande majorité des locuteurs - à l’attrait d’un emploi dans une fonction génératrice de sécurité et d’insertion sociale. Chez les jeunes hommes, deux conceptions du métier se concurrencent : les " jugulaire-jugulaire " et les " éduc " (les plus âgés mettront plutôt au premier plan le calme de la détention). Les jeunes femmes auront à reconnaître et faire valoir la part masculine de leur personnalité.
La formation initiale dispensée par l’Ecole nationale de l’administration pénitentiaire (ENAP) a été considérablement modifiée en 1993. Les promotions entrées avant cette date passaient deux mois en stage et deux mois en école. Jugée par ceux qui l’ont reçue, cette formation était dominée par les apprentissages des techniques concourant à la sécurité, et par l’acquisition des cadres juridiques de la pratique professionnelle. La formation sanitaire était succincte et centrée sur les urgences. A partir de 1993, la durée de la formation est portée à huit mois comprenant trois stages et deux séjours à l’ENAP. Au programme antérieur viennent s’ajouter notamment une formation à la dimension relationnelle de la profession (à l’égard des détenus et à l’égard des collègues dans une équipe pluridisciplinaire) et des modules consacrés à la santé. Il ressort des commentaires qu’en donnent les surveillants encore en formation, ou leurs aînés déjà expérimentés, qu’il y aurait, selon leur formulation courante, un décalage entre " la théorie " et la pratique concrète. En termes plus précis, il semblerait que les modalités de reprise en formation des expériences de stage s’effectuent dans un cadre où l’évaluation normative prévaut au détriment de l’expression des affects associés à cette expérience, de l’analyse de l’implication de chacun, des difficultés rencontrées dans la construction d’une position professionnelle qui tienne compte et tire le meilleur parti des aspirations et des ressources personnelles.
C’est cette formation qui va consolider les représentations de l’exercice professionnel. Le savoir commun ainsi inculqué offre la vision d’une vie carcérale entièrement régie par la loi, il occulte les tensions, les contradictions et les non-dits qui sont le creuset de la vie secrète de l’institution, ainsi que les multiples transgressions nécessaires au fonctionnement de l’organisation.
Le modèle professionnel fourni est exclusivement masculin. Plus généralement, les élèves apprennent ce qu’ils doivent donner à voir, comme s’ils ne devaient se montrer que masqués. Ils apprennent aussi à " faire le canard ", c’est-à-dire à barboter dans la mare sans se mouiller.
Du choc carcéral au temps pour comprendre
Il faut plusieurs années au jeune surveillant pour se dégager d’une position initiale défensive et, grâce à divers étayages - à commencer par celui de la famille quand c’est possible. Il s’agit de faire face à la solitude de la coursive ou du mirador, il s’agit de maintenir l’étanchéité de la séparation entre le dehors et le dedans de la vie privée et du travail, de la séparation entre le dehors de l’agression et de la souillure d’une part, et d’autre part le dedans de l’émotion et de la commune condition humaine.
Les entretiens donnent aussi à voir la construction d’une distance relationnelle optimale avec les détenus, la réévaluation des attentes à l’égard de la hiérarchie, la vision réaliste des offres et des demandes de l’appareil administratif, la constitution d’un savoir-faire professionnel.
Le savoir-faire relationnel des surveillants les conduit à discerner ce qu’il convient de savoir et révéler, ce qu’il convient de savoir et taire, ce qu’il convient de résolument ignorer. Ainsi s’élabore une sociabilité acceptable par toutes les parties.
Un autre aspect de la maturation professionnelle de chaque surveillant a trait à la représentation qu’il a des valeurs attachées à son métier. La plupart des surveillants se réclament volontiers d’abord de leur qualité de fonctionnaires, et aussi de leur appartenance à un ensemble de professions dont la représentation sociale est associée à la loi, la justice et l’ordre, telles la police, la gendarmerie, etc. Encore faut-il faire la part dans cette assertion d’un possible désir de faire entériner par les chercheurs une image revalorisante du corps professionnel d’appartenance.
 
Missions des surveillants : place de la santé et du soin .
Le travail du personnel de surveillance est soumis à des couples d’injonctions contradictoires, parmi lesquels deux sont à la fois souvent mentionnés et peu propices à l’élaboration de compromis. Il y a contradiction entre l’obligation de résultats et l’obligation de moyens toutes les fois qu’il faut assurer le contrôle interne de la prison et la paix en détention tout en respectant à la lettre toutes les règles. Il y a contradiction entre règles carcérales et normes banales de sociabilité toutes les fois que le surveillant est en présence d’un ou plusieurs détenus : il importe de limiter la personnalisation de la rencontre au strict nécessaire, de rester avare de familiarité, de confiance et de confidences, et pourtant il importe d’obtenir la coopération des détenus et à cette fin de s’engager dans des rapports de dialogue et d’échange, et de services rendus.
Le thème de la santé en prison révèle la conflictualité et pourtant la complémentarité des logiques caractérisant l’institution carcérale et la profession de surveillant. La logique sanitaire et la logique pénitentiaire entretiennent entre elles un rapport dialectique qui est manifeste dans l’exécution de la mission d’entretien. Au demeurant, l’attention portée à la santé des détenus n’est pas du tout étrangère à la mission de sécurité. La médecine pénitentiaire, avant la réforme, savait intervenir à bon escient en ce sens. On peut s’interroger sur la pertinence à cet égard du modèle d’exercice libéral de la médecine ou sur celle du modèle hospitalier.
A ce propos, on peut revenir à une problématique récurrente dans le présent rapport : celle des conflits qui se nouent autour du secret médical. Le fait est que la relation entre personnel de surveillance et population pénale est profondément marquée par l’indiscrétion. Les uns doivent rechercher ce que les autres ont à leur cacher, et réciproquement. Il y a là une opposition irréductible, une inversion spéculaire de la loi du secret professionnel des médecins et des infirmières. C’est matière à réflexion substantielle. Il y a là une puissante motivation à inventer, dans un avenir qu’on peut souhaiter proche, des modalités inédites de coopération pluridisciplinaire. En attendant, force est de prendre acte d’un morcellement du savoir sur la santé, et des pratiques afférentes.
Représentations et pratiques professionnelles au masculin et au féminin
En prison, les hommes et les femmes sont détenus dans des quartiers unisexes, et le personnel de surveillance est encore en quasi-totalité assorti. Exception faite de la maternité, le code de procédure pénale ignore la différenciation sexuelle. Mais les pratiques professionnelles quotidiennes et les relations entre surveillantes et détenues diffèrent de celles qu’on observe dans les établissements pour hommes.
De 1841 jusqu’à la fin du XIXème siècle les détenues ont été prises en charge exclusivement par des religieuses, et quelques soeurs exercent encore côte à côte avec les surveillantes laïques. Il n’est pas indifférent que les religieuses soient exemptes de l’interdiction générale de conserver des liens avec les détenues libérées. Peut-être ont-elles joué un rôle dans les résistances à l’accessibilité des préservatifs. En détention, elles s’intéressent aux besoins de santé et au besoin de soutien des femmes, et surtout elles ont imprimé à l’institution un modèle d’organisation et de comportement - celui du couvent - qui fait pendant au modèle militaire prédominant chez les hommes.
Les conceptions et pratiques professionnelles des surveillantes se construisent à un carrefour de références entre deux modèles : le modèle professionnel qu’on peut qualifier de masculin au regard des valeurs et principes qui y sont associés, et le modèle du rôle social attribué aux femmes. La prison, espace monosexué, contribue à l’entretien, souvent à l’accentuation, de la division sociale des rôles sexués.

Prisons de femmes

La littérature scientifique sur les prisons de femmes est peu abondante. Et encore est-elle le plus souvent construite comme une simple déclinaison du modèle masculin dominant. Le travail de C. Rostaing décrit quatre types de relations sociales entre surveillantes et détenues : l’interaction est soit normée, soit négociée, soit conflictuelle, soit personnalisée. Pour cette auteure, le rapport commun à la féminité transcende la barrière culturelle entre détenues et surveillantes.
On sait aussi que les populations pénales féminine et masculine diffèrent par quelques caractéristiques socio-démographiques, par la proportion des types d’infraction à l’origine de l’incarcération, et surtout par leur masse (taux de féminisation de 4% en 1996). Aux questions que l’on pose aux surveillants et surveillantes sur la comparaison entre prisons d’hommes et prisons de femmes (ou sur leurs professions respectives) les réponses sont pauvres. Même lorsque les quartiers de femmes et d’hommes sont situés dans le même bâtiment, les rencontres sont rares.
Pour les surveillants hommes, tout semble se passer comme si la représentation de la prison de femmes était celle d’un lieu interdit, menaçant, dévalué. La féminité est décrite comme dangereuse, et la figure de la détenue est celle d’une sorcière, image inversée de la femme au foyer. La violence, manifeste chez les hommes sous la forme d’affrontements physiques, existerait aussi chez les femmes mais sous une forme sournoise, " vicieuse ".
Dans les prisons de femmes ayant accueilli la recherche, on relève une tendance à l’euphémisation du système carcéral. Le langage en porte la trace : les détenus sont " des voyous ", les détenues sont appelées " les filles " ou " ces femmes ". Le port de la blouse blanche en témoigne à sa manière. Dans un établissement pour peines, les cellules sont désignées comme " chambres " ; des surveillantes voient la prison comme un lieu de libération par rapport aux souffrances et à l’insécurité de la vie au dehors. Dans cette euphémisation on peut repérer un processus de co-construction par les surveillantes et les détenues d’un espace à l’abri des hommes, d’une communauté de genre où la féminité est renforcée par la maternité et celle-ci par la présence de bébés en détention auprès de leur mère. La figure de l’enfant centre l’imagerie. Elle centre pareillement les conversations autour des photos de famille. Elle est au coeur du parcours de réhabilitation sociale, quand il a lieu.
Ces phénomènes sont aussi à l’oeuvre dans les maisons d’arrêt, mais la fréquence des mouvements des personnes en réduit la visibilité, sinon la prégnance. Il est vrai que la récidive renoue des liens qu’avait rompus une libération intercurrente, ou un transfert. Qu’on ne s’y trompe pas : la prison pour femmes n’est pas un lieu de vie facile. Les surveillantes ne peuvent oublier complètement qu’elles sont entourées de terroristes hermétiques, de meurtrières, de toxicophiles en quête de transgression quand elles ne flirtent pas avec la mort, et aussi - geste impossible à admettre - d’infanticides. Mais, eu égard à la distanciation observée entre hommes, on constate qu’ici la proximité corporelle est plus grande, la parole est plus libre, la souffrance moins dissimulée, le dévoilement de soi moins frappé d’interdit. Une certaine réciprocité dans l’échange apparaît dans les récits que les jeunes surveillantes donnent de la part que prennent les détenues anciennes dans leur apprentissage du métier ; cette réciprocité peut aller jusqu’à une sorte d’enseignement de la vie. Des éléments analogues ont été recueillis par l’enquête dans les quartiers d’hommes, mais la reconnaissance de l’autre comme semblable y est moins sensible. Cet accès à l’intime d’autrui n’est pas une charge légère ; face à une demande sans limites, plus d’une surveillante se sent envahie, et doit se défendre, tant contre l’étouffement que contre la dépression.
Le statut commun de mère favorise le partage d’émotions. Parallèlement, il accroît le niveau d’exigence de conformité, ce qui rend compte de l’image souvent donnée de la surveillante,mère sévère plus à cheval sur la discipline que nombre de ses collègues masculins.
Au terme de ce chapitre, on insistera sur l’ampleur de la méconnaissance qui affecte le modèle féminin de la profession.
 
Commentaires
Sur la méthode de travail et le champ exploré. .
La plupart du temps, quand on traite de la santé en prison, on s’attache à la santé des détenus. Si bien fondée qu’elle soit, cette approche est réductrice, car elle sous-estime l’importance de la proximité et des interactions entre la population pénale et le personnel pénitentiaire. D’autre part, la singularité de la relation entre ces deux populations obère actuellement toute tentative de les rencontrer ensemble. C’est pourquoi la présente enquête s’est adressée aux seuls surveillants ; une seconde enquête sera conduite, dans d’autres établissements, auprès des détenus.
Par ailleurs, il nous paraissait nécessaire de circonscrire le champ exploré. Mais il aurait été arbitraire et illégitime de séparer le VIH-sida de son contexte dans les représentations et les pratiques ; c’est pourquoi la recherche a d’emblée pris en compte l’imaginaire de la maladie et de la santé comme un tout. De même, nous ne pouvions refuser d’entendre ce qui nous était dit des soins ou de l’hygiène, mais nous pensons avoir été attentifs à ne pas confondre des notions qui ont leur spécificité.
Nous avons estimé que la question de l’identité méritait d’être posée conjointement à celle de la santé, ne serait-ce que parce que prendre soin de sa santé c’est prendre soin de soi, c’est reconnaître ses frontières et leur fragilité, c’est accéder à davantage de conscience de soi - et que cela devait se dire dans les mêmes termes pour ce qui est de la santé d’autrui, voie d’accès à la connaissance des autres.

Sur le rôle du VIH-sida

La recherche a mis à l’épreuve un premier ensemble d’hypothèses, dont elle a généralement confirmé la pertinence, sous réserve de quelques améliorations de la formulation. C’est ainsi que nous avions attribué au VIH-sida un rôle d’analyseur des contradictions institutionnelles et professionnelles. On se proposait d’identifier des effets de rupture avec le fonctionnement habituel et de nouvelles réponses, à repérer tant au niveau des subjectivités qu’à celui des pratiques.
A la lumière des enseignements tirés du travail sur le terrain, nous pondérerons cette hypothèse générale en soulignant que, si le sida est bien un révélateur de multiples contradictions, noeuds et difficultés relatives aux fonctionnements institutionnels et professionnels, il ne paraît pas produire lui-même de l’analyse à partir de l’émergence d’un débat à son propos au sein de la communauté professionnelle.
Le VIH-sida aura été efficient en tant que révélateur de la précarité grandissante de l’état de santé des détenus à leur entrée et de l’insuffisance des moyens dont disposait l’administration pénitentiaire pour y répondre. L’irruption d’un virus transmissible a ouvert la voie à une prise de conscience de la fragilité des barrières séparant et différenciant les gardants des gardés, de la perméabilité des murs qui séparent la prison et la cité. Le VIH a révélé l’existence de situations de conflit de devoirs et de double contrainte pesant sur les surveillants.
L’installation du VIH dans les prisons a eu un effet mobilisateur considérable, dont témoigne la réforme, maintenant effective, du système de soins (et dont témoigne aussi, dans un autre registre, l’élan donné à la recherche sur le milieu carcéral). Mais le mouvement n’est pas allé beaucoup plus loin, et il est menacé d’enlisement dans la gestion d’une relation gardants-soignants réduite à ses aspects conflictuels.
L’espace disponible étant habituellement denrée rare en détention, on assiste à une sorte de compétition pour son occupation, ainsi qu’à des exclusions réciproques. L’affaire étant réglée pour l’essentiel par les protocoles conclus entre partenaires institutionnels, elle peut passer inaperçue jusqu’à ce qu’elle se révèle au détour d’un propos ou d’un geste. Son potentiel de violence symbolique n’est pas négligeable ; il se manifeste parfois ouvertement, lors d’interventions en urgence sur le territoire de l’autre partie, ou à l’inverse par l’abandon d’objets sur la ligne frontalière.
Du côté des surveillants, le vécu d’exclusion n’encourage pas la réceptivité aux demandes émanant des services médicaux. Incomplètement accepté dans sa spécificité professionnelle, mis sur la défensive, le personnel pénitentiaire affirme davantage sa légitimité, et par là-même s’ancre dans une bonne conscience contestataire.
A l’écoute des soignants, on recueille souvent des déclarations stéréotypées, telles que : les surveillants ne voient dans les malades que des détenus, mais moi je ne connais que des malades. Ces propos bien-pensants sont parfois révélateurs d’une certaine fraîcheur un peu naïve, que l’expérience de manipulations subies conduit à tempérer. Plus souvent, ils sont accompagnés par des formulations dont le sens est celui d’une distanciation et même d’un rejet, telle : " ces gens-là ", qui pourra désigner indifféremment tantôt les détenus et tantôt les surveillants. On se gardera cependant d’en tirer des conclusions à plus long terme, car les novations sont encore récentes, et l’on peut raisonnablement s’attendre à une évolution des mentalités. D’ailleurs on peut observer, en divers points, l’établissement de relations interpersonnelles assez bonnes pour favoriser la construction de relations interprofessionnelles plus aisées, voire l’invention de modalités de coopération entre quasi-collègues.
L’espoir demeure donc d’effets à plus longue échéance, dans les représentations chez les acteurs, dans leurs conduites, dans la définition, la distribution et l’articulation de leurs rôles respectifs, dans la fonction sociale de l’institution carcérale.
Le sida " agit comme le révélateur impitoyable d’une certaine incapacité à penser le non-maîtrisable " (MORHAIN, 1997). Il met à l’épreuve les connaissances, les habitudes et les valeurs de chacun, il déstabilise la routine des pratiques et des normes.
L’entrée du VIH et du sida en prison éclaire des contradictions. Cet éclairage est susceptible de menacer les compromis élaborés auparavant, les connivences acquises et l’évitement de problèmes jusque-là maintenus latents. Mais la menace serait telle qu’elle solliciterait des processus défensifs visant à faire obstacle aux effets potentiels de la révélation.
Ainsi les difficultés à parler du sida en détention, le silence des organisations syndicales à son propos, comme plus globalement l’évitement d’une pensée sur les effets de l’incarcération sur la santé autrement qu’en termes d’accessibilité des soins constitueraient quelques signes de cette résistance à la reconnaissance des effets révélateurs du sida, et à la prise en compte des risques de transmission de maladies dans la prison.
C’est pourquoi l’on ne peut reconnaître au VIH-sida la fonction d’analyseur. Du fait des résistances, tant au niveau de l’institution qu’à celui des personnes, une part des significations est restée occultée. La chance qui s’offrait de les décrypter et d’en tirer parti au niveau de l’ensemble du système pénitentiaire n’a pu, jusqu’à présent, être saisie. Néanmoins, le VIH-sida a joué le rôle que l’on sait dans le déclenchement de la réforme du système de soins en milieu carcéral, et il continue à occuper dans la problématique générale de la santé en prison, comme dans celle des relations entre surveillants et détenus, une place qu’on ne saurait ignorer.

Sur la fonction du secret médical

Quant au secret médical, il apparaît comme un révélateur des représentations réciproques et des jeux de pouvoir entretenus autour de l’exclusivité du savoir. Les rapports de pouvoir qui s’expriment à travers l’affirmation d’un monopole du savoir médical, et la multiplication des voies de transgression de l’interdit de l’accès à l’information, apparaissent en fin de compte peu favorables à l’atteinte de l’objectif affiché de respect de la dignité des personnes. Le savoir sur la santé des détenus (et sur les conditions susceptibles de l’altérer ou de la conforter) ne peut être réduit à celui dont disposent les soignants. Du fait de leur position centrale dans la vie quotidienne en détention, les surveillants possèdent des connaissances, des informations et des possibilités d’action utiles à la prise en charge sanitaire. Le secret médical, au demeurant toujours dénoncé comme secret de Polichinelle, ne serait pas menacé par la définition d’un mode de partage de certaines informations et par la clarification d’un devoir de réserve pour l’ensemble des professionnels convoqués pour la protection de la santé des détenus.
Et surtout, il faudrait reconnaître la nécessité de traiter le malaise à sa source : - donner à la médecine de prévention du ministère de la Justice, discipline actuellement sous-développée, les moyens et la visibilité qui lui font défaut
- établir des relations de coopération courantes, normales, entre la médecine de soins (hospitalière) et la médecine de prévention (pénitentiaire)
- instaurer des actions de formation communes au personnel hospitalier et au personnel pénitentiaire afin d’apaiser les résistances qui freinent leur coopération dans la mise en oeuvre d’une politique et de pratiques de santé communes à tous ceux qui travaillent et vivent en milieu carcéral.

Sur les logiques sanitaires

La création des UCSA, encore partiellement inaboutie, a donné de l’actualité à un débat qui l’a précédée et qui restait ouvert. Quant il s’agit de définir puis d’appliquer une politique sanitaire, les décideurs ont à choisir entre plusieurs orientations. Il semble qu’en ce qui concerne la prison le choix entre deux orientations n’est pas arrêté, ou plutôt que deux orientations coexistent mais qu’une seule a été suivie d’effets tangibles. S’agit-il de maintenir l’état de santé des détenus en veillant à ce que celui-ci ne se dégrade pas du fait de l’incarcération, ou s’agit-il plutôt d’améliorer un état de santé reconnu comme médiocre à l’entrée ? La pratique médicale et soignante intra muros doit-elle être essentiellement curative ou doit-elle intégrer un développement de la prévention et de l’éducation sanitaire ?
La première approche est celle qui s’inscrit le plus directement dans la continuité des pratiques antérieures. La deuxième impose des décloisonnements et des coopérations intra et extra muros. Elle suppose aussi l’inscription dans une autre temporalité que celle de l’ici et maintenant carcéral pour favoriser un suivi sanitaire au-delà du temps de l’incarcération. La priorité accordée aux soins répond à la perception d’une urgence sanitaire, mais elle pourrait contribuer à occulter la question de la santé en prison dans ses rapports avec les conditions de détention et les modalités de l’exécution des peines.
L’enjeu majeur, après comme avant la réforme, reste celui de la promotion de la santé en prison.

Sur l’antagonisme des logiques
La réforme du système de soins a suscité de nombreuses déclarations allant dans le même sens : désormais ce sera chacun selon son métier, ou bien (formulation plus dure) ce sera chacun seulement selon son métier. Ou bien : deux logiques antagonistes s’affrontent, la logique de soin et la logique de sécurité. Sur ce point, il faut bien reconnaîitre qu’à considérer les difficultés engendrées partout par l’accroissement des extractions le problème est embarrassant. Mais ce n’est qu’une apparence. Il existe des solutions, appliquées déjà dans d’autres contextes, dont on pourrait étudier l’applicabilité, les avantages et inconvénients, le coût. Encore faut-il situer l’analyse à un niveau qui la libère des ornières de la routine solipsiste.
De même, il y a lieu de s’interroger sur la validité des apories qui surgissent dans maint entretien : ce qui est bon pour les détenus ne l’est pas pour les surveillants, et vice versa - ou : ce qui est bon pour les surveillants entrave le fonctionnement de la hiérarchie, et vice versa - ou : puisque la réforme a investi de nouveaux intervenants pour s’occuper de la santé des détenus, les surveillants n’ont aucunement à s’en soucier. Pour faire évoluer ces représentations paralysantes, il faudrait que les intéressés aillent à la découverte les uns des autres, autrement dit qu’ils se rencontrent et en parlent. Est-ce là une vue utopique ? Certes, ce n’est pas possible du jour au lendemain, ce ne serait pas réaliste de s’y lancer sans préparation ou de sous-estimer les risques d’incidents de parcours. Mais personne ne serait lésé par le constat que la promotion de la santé en prison constitue un objectif commun, ni par l’abandon du présupposé qu’on peut atteindre cet objectif par ses propres moyens, sans prendre en considération les autres acteurs. Et, si l’on veut faire un premier pas dans cette direction, on peut envisager de commencer par employer une technique de bon aloi, par exemple le travail en groupe de pairs.

Sur la formation initiale

La formation en alternance entre temps d’école et temps de stage assure une confrontation progressive aux réalités de l’exercice professionnel et peut offrir un cadre à l’élaboration de l’expérience des situations concrètes de travail. Toutefois son efficacité dépend de deux conditions : qu’elle prenne en compte l’expression du vécu expérientiel de chaque élève, et que le travail réel soit un objet d’analyse au même titre que les tâches prescrites. L’échange sur les pratiques, le partage des expériences peuvent contribuer à la construction de repères professionnels communs en même temps qu’à la reconnaissance des contributions singulières et des modes personnels d’appropriation des rôles professionnels.
Sur l’identité professionnelle sexuée
Nous nous sommes efforcés d’éviter d’employer le mot de sexualité, dont la polysémie peut prêter à confusion. Il est clair qu’on désigne comme identité sexuée un état de fait bien distinct de toute pratique sexuelle. Au terme de la recherche, les identités professionnelles apparaissent comme des identités professionnelles sexuées, extensions sur la scène du travail des interprétations socio-culturelles sur les qualités, les attributs de genre. Ces formes sexuées de subjectivité à l’oeuvre dans l’activité de travail se traduisent par l’investissement asymétrique des deux fonctions déléguées : la fonction de sécurité (associée à celle de garde et de maintien de l’ordre social interne), la fonction d’entretien (associée au soin de soi, du cadre de vie, à l’hygiène, au travail dans sa dimension d’éducation plus que dans sa dimension d’occupation).
Dans les prisons de femmes, la part féminine de chaque individu est particulièrement sollicitée, ce qui favorise l’amplification des traits associés à la définition sociale de la féminité. Dans les prisons d’hommes, la part masculine de chacun apparaît comme devant toujours être défendue parce qu’elle est menacée. L’expression de sa propre part de féminité crée le risque de se voir renvoyer dans la catégorie des dominés, des soumis, des faibles. Les valeurs masculines de maîtrise, bravoure, combativité, la virilité peuvent être interprétées alors comme des stratégies de défense collectives contre l’emprise carcérale avec ce qu’elle suppose de domination subie et de désappropriation de soi.
Acquérir une identité professionnelle, c’est en outre se forger un projet et tirer parti de multiples échanges, contraints ou choisis, au sein d’une institution totale qui paradoxalement impose à ses fonctionnaires la saturation relationnelle et la solitude dans un même lieu clos.