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Une traversée hors du temps

Mise en ligne : 15 octobre 2003

Texte de l'article :

Information – PRISON-JUSTICE n° 82 – septembre 1997
L’heure fuit ; le temps s’évade…
ARAPEJ-ILE DE France
Association réflexion action prison et justice – Membre de la FARAPEJ

UNE TRAVERSÉE HORS DU TEMPS
De Philippe Maurice, incarcéré depuis 1977 au centre de détention de Caen, il obtient un doctorat d’histoire médiévale en 1996.

La perception du temps carcéral est différente du celle du temps d’au-delà les murs car le premier est un temps subi, perdu et punitif.

En outre, chaque prisonnier n’endure pas psychologiquement la prison de la même façon, en raison de la durée de sa peine, de l’endroit de sa détention, du délai écoulé par rapport à la condamnation infligée et de son aptitude à supporter l’existence et les contraintes pénitentiaires. Malgré toutes ces différences susceptibles d’influencer diversement les prisonniers, une chose demeure certaine, l’obligation pour chacun d’affronter une traversée en dehors du temps, une zone d’exclusion absolue, avec pour effet le risque d’être socialement et mentalement anéanti.
Au début d’une peine, dans une maison d’arrêt, l’homme, placé en état d’inertie et d’expectative, cesse de compter le temps en secondes et les montres qui égrènent précisément ces dernières deviennent presque ridicules, les heures elles-mêmes échappent à son entendement ; tout au plus parvient-il à retenir les repères que constituent les repas du midi et du soir, ou les relèves du personnel, seuls moments où quelque chose anime le silence et la monotonie quotidienne. Puis, les mois s’écoulant, il se préoccupe surtout des saisons, assistant en spectateur plus ou moins indifférent, ou pire, nostalgique, aux changements climatiques, le temps qui passe étant alors considéré au regard du temps qu’il fait ! Condamné, envoyé dans un centre de peine, l’homme perd cette notion d’instants précis, de secondes, de minutes, d’heures, et il se réfère aux années, réalisant lorsque la neige tombe qu’un an s’est écoulé depuis la précédente chute de neige. Certains évalueront le temps passé en recevant le colis annuel que la famille peut déposer pour chaque Noël ! Finalement, le temps disparaît, les souvenirs s’estompent, l’avenir incertain n’existe qu’à l’état de fantasme, le présent est inintéressant ; il n’y a donc plus ni passé, ni présent, ni avenir, il n’y a rien qu’autre que le néant et le vide ; la prison se révèle atemporelle. Le temps voulu par les juges est une punition, le temps se perd, l’homme s’égare, le temps s’évapore, la punition finit par perdre son sens, et celui qui veut affronter le temps réveille lui-même la souffrance de la condamnation. Certains renoncent à souffrir ; condamnés à la prison, ils sont factuellement condamnés à une mort lente qu’ils décident d’accélérer en se suicidant. Le suicide s’offre comme une façon d’échapper au vide temporel et à la souffrance carcérale. D’autres se gavent de neuroleptiques qui leur permettent de dormir, de ne plus subir consciemment, devenant des zombis errant dans les couloirs des centres de peine, définitivement handicapés, sans doute incapables de jamais renouer avec une vie normale après avoir perdu l’habitude de lutter, d’assumer des responsabilités, de prendre des décisions et de faire des choix. Enfin, une dernière catégorie décide de dominer ce qui semble impossible à maîtriser :le temps dérobé par la peine. Le prisonnier dispose de plusieurs moyens pour y parvenir : travail rémunéré, sport, études, écriture, art, artisanat, que ce soit sous encadrement administratif, sans initiative personnelle, ou dans la solitude d’une volonté libérée et volontariste.

Les études : combler le vide existentiel
Les études sont incontestablement l’un des meilleurs moyens de remplir le vide existentiel dans la mesure où elles assument divers rôles ; elles comblent le temps perdu, elles contribuent à maintenir un certain équilibre mental et restructurent l’individu en substituant la réflexion à la soumission, enfin elles transcendent la sanction en préparant le prisonnier en vue de son insertion sociale.

Les années de prison sont en large part dénuées de sens, autre que celui de la peine purgée ; or, un homme ne peut mentalement réduire sa vie à une sentence sans s’égarer mentalement ; il est essentiel qu’il se structure pour vivre dans la société, et ce sont ses choix et ses actions qui y contribuent ; le bloquer dans ses actes marginaux et le limiter à ces derniers empêche toute sociabilisation. Étudier dissipe donc l’ennui journalier et permet d’éviter que l’homme, désœuvré, ne sombre dans l’apathie, voire la folie. En dehors de toute tutelle administrative, le prisonnier peut décider de son temps, se fixer ses propres astreintes et déterminer ses heures de cours. Au lieu de laisser ses gardiens gouverner son temps, il gère une partie de celui-ci et sauvegarde un minimum d’autonomie. Toutefois, l’essentiel d’une telle démarche se perçoit à plus long terme. Si je n’avais pas suivi un cycle universitaire, au bout de vingt ans de détention, en regardant en arrière, je rencontrerais un grand vide, sans références chronologiques autres que les dates d’arrestation et de procès. La vie d’un homme s’évalue en fonction de ce qu’il en a fait et les études sont finalement la seule construction d’une vie carcérale généralement appauvrissante. Si l’on excepte les condamnés pour mœurs, dont beaucoup sont socialement insérés au moment de leurs actes, les prisonniers sont souvent des marginaux insatisfaits de leur statut social, ce qui rend leur insertion d’autant plus difficile. La plupart n’ont pas de formation professionnelle ou, s’ils en ont, leur qualification leur permet tout juste de trouver des emplois décourageants qui n’ont pas su les motiver avant leur entrée dans la délinquance. L’administration pénitentiaire propose des travaux de sous-traitance apprenant aux détenus à ensacher des objets, à fabriquer des plaques de tôle. Combien d’anciens voleurs pourront réellement s’insérer grâce à un tel apprentissage ? À sa libération, le prisonnier reprend la vie avec moins de chances de réussir qu’il n’en avait à l’origine ! En revanche, les études permettent à l’homme de s’instruire, de réfléchir, de s’enrichir et de s’élever, elles sont un accomplissement et un épanouissement personnels. Qui contestera que notre société soit aujourd’hui un monde dans lequel les diplômes sont nécessaires pour travailler, le baccalauréat étant devenu un minimum ? Or, les prisonniers sortent en majorité des banlieues défavorisées, peu d’entre eux ont accédé à la culture et atteint ce niveau. Comment pourraient-ils réellement s’insérer en étant sous-qualifiés, après avoir passé une partie de leur vie dans l’exclusion totale ?

Une administration peu coopérante
Je suis personnellement convaincu que les études sont la plus sûre garantie qu’un marginal puisse avoir de s’insérer socialement et je constate que l’administration pénitentiaire n’encourage guère leur développement. Très souvent, le détenu qui étudie est considéré comme un fainéant qui ne veut pas accomplir un véritable travail dans les ateliers ! La loi pénale elle-même est significative puisque l’administration n’est tenue d’assurer que l’enseignement primaire et les cours d’alphabétisation , rien n’étant véritablement prévu pour les études supérieures, ces dernières se faisant au gré d’une farouche volonté exprimée par le détenu, des moyens financiers de ce dernier, de la bonne volonté des directeurs d’établissements et surtout de l’investissement personnel et bénévole des intervenants extérieurs. Plus significative de cette orientation législative paraît la suppression, il y a une dizaine d’années, des trois mois de réduction de peine octroyés aux détenus qui réussissaient des examens . Or, ces “ grâces ” servaient parfois de motivation pour commencer un cycle d’études. Ceux qui étudiaient “ pour les grâces ” continuaient de le faire pour goût.

Beaucoup de détenus pourraient suivre un cursus universitaire, et la rareté de telles initiatives résulte d’un triple niveau de responsabilité : celui des détenus, celui de l’administration pénitentiaire et celui des universités. À l’exception de quelques prisons, la plupart des établissements ne cherchent pas à tisser de relations avec les universités, malgré la présence d’étudiants du Génépi qui interviennent au niveau de l’enseignement secondaire. L’administration qui doit offrir des structures pour passer le brevet des collèges ne se soucie guère d’aller au-delà . Les détenus, rarement issus de milieux cultivés, n’ont pas conscience de la nécessité d’étudier et méjugent même de leur capacité à le faire. À de rares exceptions, telles les universités de Tours, Paris VIII et Paris X, la plupart des universités ignorent totalement qu’il existe des étudiants potentiels dans les prisons et méconnaissent le rôle qu’elles pourraient jouer en ce domaine. Je pense que l’administration pénitentiaire devrait donc agir afin d’éveiller l’intérêt des universités et celui des détenus pour développer les études de haut niveau ; elle devrait revaloriser ces dernières alors qu’elle se contente de les tolérer ponctuellement comme moyen de gardiennage : le détenu étudiant occupé ne pose pas de problèmes.

Une question reste en suspens : le système judiciaire souhaite-t-il réellement insérer les futurs anciens détenus ou préfère-t-il seulement gérer le présent punitif ? La réponse est sous doute politique, mais je pense que la volonté d’insertion est presque totalement inexistante. Plus pénible, il me semble même que certaines tendances politiques, convaincues que la répression la plus rigoureuse est la seule option en matière de justice pénale, sont même opposées à la réinsertion, essayant de faire avorter cette dernière, administrant et favorisant l’échec afin de fonder et de justifier leur idéologie.