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> Edito

Une Politique de la ville sans prison ?

Mise en ligne : 29 novembre 2003

Dernière modification : 30 novembre 2003

Texte de l'article :

Monsieur Borloo, Ministre délégué à la Ville et à la rénovation urbaine a « la conviction que c’est dans les cités que se joue l’avenir de la République". (Le Monde du 18 novembre 2003). Nous connaissons tous cette photographie d’un public de cinéma des années 50 où les spectateurs ahuris, affublés de lunettes en carton, savourent un film projeté en trois dimensions. Je ne peux m’empêcher de superposer sur chacun des visages de l’audience ceux de nos gouvernants, réunis pour donner l’exemple, arc boutés comme un seul homme vers un avenir radieux, porté sur les ailes d’une idéologie dans laquelle le bon sens paysan taille des croupières à l’université, sociologie et macro-économie en tête.

Dans les 1200 millions d’euros prévus sur cinq ans, dans la loi de programmation pour la ville, pas un mot, pas un centime n’est consacré à la prison.

Monsieur Borloo se démarque sans doute de l’équipe gouvernementale par l’intérêt apparemment sincère pour les exclus qu’il manifesta au moment de l’élection présidentielle. Il n’en est pas moins rattrapé par la propension endémique de la « République » à entretenir les masses dans l’ignorance des faits et des causalités réelles qui pèsent sur leur destin, défendant mordicus une vision figée du monde et de son organisation digne d’un roman de Marcel Pagnol.

Inséparables des cités, l’avenir de la République se joue dans les prisons, Monsieur Borloo.

Je livrerai à votre place les quelques pièces qui manquent désespérément à votre jeu de société. Assumées par ceux qui prétendent nous diriger, bravant « les obstacles et les réserves de la technostructure », elles permettraient d’y jouer sans tricher, avec toutes les chances d’accéder au niveau du vrai projet communautaire auquel vous et vos pairs prétendez du haut des tréteaux.

L’opinion publique se moque de la prison. Elle est encouragée à l’effacer de son champ de compréhension par les médias et les forces de gouvernement qui la figent dans l’imaginaire collectif comme un endroit clos, parfaitement localisable, où sont stérilisés longtemps quelques dizaines de milliers de délinquants sans visage.

Plus de 65 000 personnes entrent en prison tous les ans. Plus de 63 000 en sortent et regagnent la société. La différence entre les deux flux crée la surpopulation. (cf statistiques annuelles de l’Administration pénitentiaire). Si l’on considère qu’en moyenne un cercle de familiers comporte 4 personnes, cela fait au moins 500 000 personnes par an qui sont affectées profondément par cette transhumance.

Cette information fondamentale n’est jamais mise en avant. La prison est tout sauf une collection de forteresses statiques où croupiraient la population incompressible des "violeurs, pédophiles et criminels" (N. Sarkozy à "100 minutes pour convaincre") et rapetous symboliques que les pouvoirs d’information usinent à longueur de colonnes, de reportages et de talk show.

Pour la majorité des prisonniers la geôle est un lieu de passage temporaire avant le retour aux territoires d’exclusion dont ils sont issus, les 2/3 d’entre eux persistant en deçà du niveau d’instruction de l’école primaire.

Les récents rapports d’étude consacrés à la détention par le Législateur et la Communauté Européenne dénoncent vigoureusement « l’esclavage moderne » qui sert de socle officiel à la réunion des gages de réinsertion des prisonniers. Le maintien obstiné et officiel (rapport de l’Administration Pénitentiaire de 1993) des détenus à des travaux dévolus au tiers monde depuis des années, sans protection sociale, sans droit de représentation collective, pour le tiers du SMIC, milite pour le refus du travail légal à l’extérieur et, au delà de l’aide apportée aux proches depuis l’intérieur, entrave définitivement le geste de réconciliation que pourrait représenter le remboursement des parties civiles . La portion congrue laissée à l’Education, à la Culture, à la construction personnelle, aux familles par l’entretien de la vengeance sociale qui structure en cachette le temps de détention construit ouvertement la récidive et attise soigneusement la dislocation du tissu social.

Malgré un étayage puissant structuré par les économistes, les sociologues, les philosophes depuis 40 ans, l’argument ne tient pas au zinc ou se construit la philosophie politique contemporaine. En bout de comptoir, au Ministère de la Ville, au Ministère de la Justice, on lui préfère une des valeurs fondamentale de la macro-économie : « Quand le bâtiment va, tout va ! » Ainsi, en 5 ans, 200 000 logements sociaux vont être détruits, 200 000 reconstruits et 751 territoires classés en Zones Urbaines Sensibles rénovés.

Au moment où s’entérinait cette puissante avancée théorique, à quelques jours près, dans l’indifférence générale d’un mois d’août de sinistre mémoire, la Prison des Baumettes était le théâtre fugace d’un fait du Prince d’une rare indécence, confirmant la vacuité des orientations administratives en matière d’insertion des personnes incarcérées.

Les faits. Les 29, 30 et 31 juillet un spectacle lyrique élaboré avec 9 prisonnières, une surveillante et 9 « artistes internationaux » par Philippe Talard, chorégraphe européen spécialisé dans l’ « Evènementiel », a été donné dans le quartier des femmes devant deux parterres de VIP (La Présidence de la République, annoncée, n’y était pas représentée) puis un public de détenues et de familles. Coût de l’opération, 300 000 euros cofinancés par le Ministère de la Justice, le Ministère de la Culture et la Ville de Marseille (cf l’Humanité du 16 août), laquelle ville hébergea généreusement la troupe dans une de ses villas privées pour le temps du projet.Le Ministère de la Justice semble s’être livré au montage de moins bonne grâce. En effet, de sources administratives concordantes il apparaîtrait que Colombe Babinet, responsable du développement culturel à l’Administration Pénitentiaire, légitimement opposée à l’inconséquence du projet, ait été immédiatement dessaisie du dossier sur ordre direct de l’Elysée.D’autre part, au niveau local le personnel pénitentiaire aurait subi des pressions vigoureuses pour faire bonne figure devant les invités.

300 000 euros, c’est à peu près le coût complet de 40 ateliers artistiques de fond en direction du monde carcéral, qu’ils proposent spectacle vivant, écriture ou arts plastiques . Ou encore un tiers de la redevance télé annuelle prélevée sur les détenus pour financer sport et culture - avant que le système de l’inscription payante ne se généralise . Ou encore l’ensemble des projets liés à la politique de la ville en région Provence - Alpes - Côte - d’Azur en 2002.Ou bien le salaire sur un an de 150 prisonniers-tâcherons.(base de calcul :« le travail à la peine ».Rapport du Sénateur Paul Loridant. Juin 2002)

Gages données par l’artiste pour justifier la dimension sociale de cet « événement exceptionnel » ? Allez donc vous documenter sur le concept de « repentir actif » en visitant les luxueux sites internet consacrés à cette personne et au spectacle « If… la mer est le cimetière du château d’If ». Lisez lentement : Les exemples de personnes en voie de ré-insertion donnés sur le site consacré aux Baumettes concernent des détenus Luxembourgeois. Toutes les participantes de la prison marseillaise sont encore incarcérées.

Dans l’attente d’une information sur le suivi réel dont font l’objet ces personnes, laissons la parole à Philippe Français , attaché de presse :" Nous n’allons pas les laisser, nous leur enverrons des cartes postales de tous les endroits où nous irons. Nous continuerons à venir les voir en prison. Nous les aiderons à se réinsérer quand elles sortiront. " (cf l’Humanité du 16 août)

Conseillons au passage à la compagnie multi-nationale de ne compter que sur sa pharaonique moisson estivale pour honorer ses engagements : l’annonce est officielle du repport sine die décrété par les pouvoirs publics du versement des crédits Européens en faveur de la réinsertion des exclus, libres ou incarcérés. (Lettre du 3 novembre 2003 l’ARDEVA , organisme chargé d’instruire les dossiers de subventions pour le Fonds Social Européen,aux associations porteuses de projets).

http://www.if-baumettes.com/

http://www.philippe-talard.com/accueil2.html

http://www.humanite.presse.fr/journal/2003-08-16/2003-08-16-377249

Jean-Christophe Poisson
22 novembre 2003