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Travail pénitentiaire : absence de contrat de travail

Mise en ligne : 6 août 2002

Texte de l'article :

DROIT SOCIAL
N°4 Avril 1997
pages 344 à 346

Travail pénitentiaire : absence de contrat de travail

par Geneviève Giudicelli-Delage et Michel Massé
Professeurs à la faculté de droit et des sciences sociales de Poitiers

Un détenu de la maison d’arrêt de Caen, ayant travaillé trois semaines pour le compte d’une entreprise concessionnaire et perçu 200,28 francs – 30,53 euros – pour ce travail, saisit le conseil des prud’hommes pour obtenir paiement d’un rappel de salaire, d’heures supplémentaires, d’une indemnité de préavis et de dommages-intérets pour licenciement abusif. Son action est dirigée contre l’Etat, spécialement contre la maison d’arrêt.

Les juridictions du fond se déclarent incompétentes au motif que, selon les termes de l’article 720 du Code de Procédure Pénale CPP (alinéa 3) « les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l’objet d’un contrat de travail ». Le pourvoi, raisonnant sur le fond, invoque la Constitution et plusieurs dispositions de droit international. Il est rejeté le 17 décembre par la Cour suprême (v.arrêté en annexe) : il n’appartient pas aux tribunaux judiciaires de contrôler la conformité d’une disposition législative à la Constitution et « la règle de compétence dont la Cour d’appel a fait application » n’est contraire ni à la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme, ni à aucune autre disposition de droit international ayant un effet direct en France.

Sur la compétence il y a peu à dire, sinon que la chambre sociale a délibérément et quelque peu abusivement cantonné le débat sur ce terrain. Primo, ce n’est pas d’une « règle de compétence » dont la Cour d’appel a fait application, mais bel et bien d’une règle de fond que, précisément, le pourvoi contestait. La compétence ou non du conseil de prud’hommes n’est que la conséquence de l’existence ou de l’inexistence d’un contrat de travail. Secundo, la Cour de cassation se garde bien d’indiquer au détenu quelle juridiction il aurait dû saisir. Comment satisfaire son « droit au juge » ? Agissant contre l’Administration (qui délivre mensuellement des bulletins de paies), ce serait la juridiction administrative. Agissant contre le concessionnaire (pour le compte duquel le travail est effectué), ce serait, en fonction du montant de la demande, les juridictions civiles.

Sur le fond, il y aurait beaucoup à dire. Nous bornerons nos remarques à l’analyse rapide de deux questions : la qualification de la relation de travail ; la violation de textes internationaux.

LA QUALIFICATION DE LA RELATION DE TRAVAIL

L’organisation du travail pénitentiaire (à l’intérieur de la prison seulement, les règles concernant les travaux exécutés à l’extérieur étant différentes (art D.103 al 3 CPP)) revêt actuellement deux formes : la régie directe (qui comprend d’une part la régie industrielle et d’autre part les services généraux) et la concession de main d’œuvre.

Dans le système de la régie directe, c’est l’administration pénitentiaire qui fait travailler les détenus pour son propre compte ; elle supporte les charges et recueille les bénéfices de ce travail.

Dans le système de la concession, l’administration pénitentiaire concède la main d’œuvre pénale à des particuliers qui font travailler les détenus pour leur compte moyennant une redevance (représentant les rémunérations et charges sociales) qui est fixée par l’Administration (v. B.Bouloc, Pénologie, Précis Dalloz, 1991, n°242 et suite). Dans l’espèce commentée, c’est sous ce régime que travaillait le détenu.

Ces deux formes de travail se voient appliquer la même règle, reprise de l’article 720 CPP : « Sont exclusives de tout contrat de travail les relations qui s’établissent entre l’administration pénitentiaire et le détenu auquel elle procure un travail ainsi que les relations entre le concessionnaire et le détenu mis à sa disposition selon les conditions d’une convention administrative qui fixe, notamment, les conditions de rémunération et d’emploi » (art D.103 al 2 CPP).

L’exclusion est expresse. Il le fallait, nécessairement, pour que soit écartée une qualification qui se serait, sans cela, naturellement imposée. En tout autre lieu que la prison, les relations nées de situations comparables à celles de la régie directe ou de la concession seraient, en effet, qualifiées de relations de travail subordonné.

Pour qu’il il y ait contrat de travail, trois éléments sont nécessaires : une prestation de travail, une rémunération, un lien de subordination juridique.

Il y a prestation de travail, et une prestation que le Code de Procédure Pénale entend être la plus comparable possible à celle effectuée dans une entreprise ordinaire (travail productif, durée normale d’une journée de travail : art D.100 ; durée de travail, repos : art D.108 ; « l’organisation, les méthodes du travail doivent se rapprocher autant que possible de celles des activités professionnelles extérieures » : art D.102).

Il y a rémunération (qui, selon le même article, doit elle aussi « se rapprocher autant que possible de celles des activités professionnelles extérieures… »). Peu importe la qualification donnée à cette rémunération. On ne saurait déduire non plus déduire l’absence d’un tel contrat du fait que le détenu n’a pas la libre disposition de l’ensemble de cette rémunération perçue et répartie par l’administration pénitentiaire (v. B.Bouloc, op. cit., n°244, 246 ; M.Danti-Juan, Les droits sociaux du détenu (p.103) in La condition juridique du détenu, Travaux de l’Institut de sciences criminelles de Poitiers, vol. XIII, Cujas, 1994). Les enfants employés dans les activités de spectacles voient eux aussi leur « pécule » - le terme est commun aux enfants et aux détenus – administrativement bloqué (art. L211-8 C.trav.) sans que soit remise en cause la qualification du contrat.

Il y a lien de subordination juridique, et peu importe qu’il n’y ait pas dépendance économique, c’est-à-dire que le détenu ne travaille pas pour « un finalité alimentaire » (quoique cette affirmation soit contestable : sans doute l’administration pénitentiaire le loge-t-elle et le nourrit-elle, même s’il ne travaille pas, mais le pécule disponible permet d’améliorer l’ordinaire) puisque ce critère n’est pas celui qu’a retenu la jurisprudence (v. M.Danti-Juan, id.).

Deux formules permettent en effet de caractériser le lien de subordination juridique : l’intégration dans un service organisé, la participation à l’entreprise d’autrui. Le détenu travaille dans un service organisé par autrui (l’administration pénitentiaire, le concessionnaire) : il oit rester les horaires, les ordres et instructions donnés, la discipline, le tout sou peine de sanctions disciplinaires prévues par l’article D.98 al2. Le détenu effectue un travail au profit d’autrui. Les bénéfices et les risques de l’entreprise ne le concernent pas. Que l’on retienne l’une ou l’autre formule, le détenu remplit bien les conditions de la subordination juridique.

En tout autre lieu, il y aurait donc contrat de travail. Pourquoi alors n’en est-il pas ainsi dans la prison ?

Le premier argument – le plus souvent avancé – serait qu’il ne peut y avoir contrat de travail parce qu’il n’y a pas contrat. Mais qu’est-ce qu’un contrat, si ce n’est la rencontre de deux volontés ? Or il n’y a pas de travail forcé. Ne travaillent en prison (du moins pour la régie directe industrielle et pour la concession) que les détenus qui le souhaitent. Ne travaillent que ceux qui ont manifesté leur volonté de le faire, qui ont postulé. Certes tous les détenus ne travaillent pas, même s’ils le souhaitent ; il faut encore qu’il y ait du travail à offrir et qu’ils aient été choisis, que la volonté de l’employeur rencontre la leur. Mais n’en va-t-il pas exactement de même à l’extérieur ?

Le deuxième argument tient à l’objet du contrat, qui ne serait pas directement et principalement la fourniture d’un travail. En effet, le rejet de la qualification de travail salarié devrait conduire à considérer le détenu comme un travailleur indépendant. Mais comme cela est exclu, c’est alors la qualification travail qui paraît devoir être mise en doute. L’objectif poursuivi serait la réinsertion (« tenir compte de l’influence que ce travail peut exercer sur les perspectives de sa réinsertion totale afin de préparer les détenus aux conditions normales du travail libre » : art. D.102 al.2). Le travail serait un élément de la sanction non dans son aspect punitif mais dans son aspect de réadaptation. Il compte d’ailleurs pour la libération conditionnelle. L’argument ne manque pas de pertinence. Sauf à remarquer que la réinsertion, en milieu libre, n’est pas exclusive de relations salariés. Ce sont des contrats de travail que les entreprises de réinsertion passent avec les travailleurs qu’elles occupent avec pour objectifs de les préparer à occuper des emplois dans des conditions normales de travail (art. L322-4-16 C.trav.).

Le véritable rejet de la qualification de contrat de travail ne réside pas dans des raisons de technique juridique mais bien dans des raisons de politique pénitentiaire. Admettre cette qualification ouvrirait nécessairement la porte à un statut légal individuel et collectif. La reconnaissance de ce statut individuel (règles des contrats précaires, ou règles du licenciement, rémunération minimale par exemple) présenterait déjà un réel bouleversement. La mise en place du statut collectif (représentants du personnel, syndicalisme, négociation…) apparaîtrait comme une remise en cause radicale de l’ordre pénitentiaire.

Il ne faut pas se cacher pourtant que l’écart entre prison et société tend progressivement à se réduire et que ce qui paraît aujourd’hui impensable pourrait un jour cesser de l’être. Pour preuve, la proposition du Conseil économique et social « de donner un droit et des moyens d’expression au travailleur détenu par l’affichage des informations, la pose de boîtes à réclamations ou suggestions dans chaque atelier, l’élection d’un délégué d’atelier… » (avis du 9 décembre 1987 rapporté par P.Poncela, Droit de la peine, Thémis, PUF, 1995,p.288).

LA VIOLATION DES TEXTES INTERNATIONAUX

Le pourvoi envisageait plusieurs conventions parmi lesquelles il faut distinguer ainsi que la chambre sociale le suggère. La Charte sociale européenne n’est pas un texte directement applicable et ne peut donc pas être invoquée au soutien d’une requalification de la relation de travail en milieu pénitentiaire.

La Convention de sauvegarde des droits de l’homme détenu, le texte pertinent serait plutôt la version européenne révisée de « l’ensemble de règles minima pour le traitement des détenus », spécialement les articles 72 et 76, textes assez exigeants mais qui ne sont pas non plus d’application directe (v. ces textes, pp.346 et 347 du manuel précité de P.Poncela).

En revanche, et en revenant au droit interne, ne pourrait-on considérer l’article 255-143 du Code pénal qui incrimine « le fait d’obtenir d’une personne, en abusant de sa vulnérabilité ou de sa situation de dépendance, la fourniture de services non rétribués ou en échange d’une fourniture de services non rétribués ou en échange d’une rétribution manifestement sans rapport avec l’importance du travail accompli » ? Un tel comportement ne peut pas être imputé au concessionnaire puisque c’est l’Administration qui définit les conditions financières de la concession et que, par ailleurs, le prix payé par le concessionnaire est bien supérieur au revenu du détenu. Mais quid du comportement de l’administration pénitentiaire qui prélève, au passage, des frais d’entretien pour le gîte et le couvert ? L’Etat qui condamne ne doit-il pas assumer seul le coût de la détention ? Les condamnés qui travaillent ne sont-ils pas victimes d’une discrimination au cœur même de la peine ?

Au regard du texte lui-même, la question est de savoir si la rétribution peut être considérée comme « manifestement sans rapport avec l’importance du travail accompli ». En moyenne, les détenus perçoivent 60% du SMIC (v., dernièrement, Le Monde du 8 janvier 1997,p.8). En l’espèce, le requérant n’aurait perçu « qu’une somme de 200,88 francs – 30,53 euros ». Sans doute ne s’agit-il là que du « pécule disponible » (sur la répartition des sommes payées par le concessionnaire, v. B.Bouloc, op. cit., n°249). Mais en toute hypothèse, ce condamné avait été payé manifestement très en-dessous tant du SMIC que la moyenne habituellement pratiquée.

Quoi qu’il en soit, il ne saurait être question de poursuivre pénalement l’Etat pour des comportements qui relèvent éminemment de l’exercice de la puissance publique. Mais le condamné travailleur, salarié ou non, pourrait peut-être se fonder sur la violation de ce texte pour obtenir des dommages-intérêts.

COUR DE CASSATION
(Chambre sociale) 17 décembre 1996
Glaziou c./ministère de la Justice

Il résulte de l’article 720 du Code de procédure pénale que les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l’objet d’un contrat de travail, ce qui entraîne l’incompétence de la juridiction prud’homale pour en connaître.

Sur le moyen unique :

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Caen, 9 juillet 1992), que M.Glaziou, exposant avoir, dans l’un des ateliers de la maison d’arrêt de Caen où il se trouvait détenu, travaillé pendant trois semaines, au mois de septembre 1990, pour le compte d’une entreprise concessionnaire, qui avait cessé ensuite de lui fournir du travail, et n’avoir perçu pendant cette période qu’une somme de 200,88 francs – 30,53 euros, a engagé contre la maison d’arrêt une instance prud’homale pour obtenir paiement d’un rappel de salaire, d’heures supplémentaires, d’une indemnité de préavis et de dommages-intérêts pour licenciement abusif ;

Attendu que M.Glaziou fait grief à l’arrêt d’avoir déclaré la juridiction prud’homale incompétente, alors, selon le moyen, d’une part, que, selon la Constitution, tous les citoyens sont égaux devant la loi et ont les mêmes droits en matière de travail, même lorsqu’ils sont incarcérés et que les établissements publics ne sont pas au-dessus des lois ; que l’article D.103 du Code de Procédure pénale, auquel la Cour d’appel est référée, tend à établir une différence entre les citoyens et se trouve donc contraire tout à la fois à la Constitution et à de nombreux textes du Code du travail, en particulier à l’article L.412-1 réagissant la liberté syndicale, puisqu’il interdit aux travailleurs détenus de discuter de leurs conditions de travail et de leur salaire ; alors, d’autre part, que les bulletins de paie délivrés mensuellement par l’administration pénitentiaire constituent la preuve matérielle de l’existence d’un contrat de travail ; que le travail étant effectué, non pas pour le compte de la maison d’arrêt, mais pour celui d’entreprises concessionnaires, qui, au demeurant, exploitent des travailleurs privés de défense syndicale, s’abstiennent de régler les cotisations patronales et fiscales et privent ainsi les intéressés de toute protection sociale, e rendant, dès lors coupables de travail illicite, les bulletins de paie devraient être établis, non pas par l’administration pénitentiaire, mais par les concessionnaires, et comporter toutes les mentions prévues par l’article R.143-2 du Code du travail, à l’exclusion de toute indication propre à révéler ultérieurement le lieu où le salarié se trouvait à l’époque considérée, afin d’éviter qu’un employeur ne puisse en avoir connaissance, lors d’une embauche ultérieure ; alors, encore, que la rémunération doit, selon un principe général du droit consacré parle Conseil d’Etat, n’être, en aucun cas, inférieure au SMIC ; alors, en outre, que le régime du travail dans les locaux pénitentiaires, qui permet d’exploiter les détenus pour le seul bénéfice de l’administration pénitentiaire et de ses fonctionnaires, qui s’attribuent la majeure partie du salaire versé, s’apparente à une forme d’esclavage, prohibé par l’article 4 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et contrevient également aux articles 1 à 5, 10 et 12 de la Charte sociale européenne, convention internationale ratifiée par le gouvernement français et dont l’autorité est supérieure à celle de la loi interne ; et alors, enfin, que la longueur même de la procédure, marquée par de nombreux renvois et par les interventions des magistrats du Parquet, contraires à la nécessaire indépendance des juges, démontre que n’ont pas été respectées les dispositions de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, selon lesquelles toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial ;

Mais attendu, d’abord, qu’il résulte de l’article 720 du Code de procédure pénale, disposition législative, dont il n’appartient pas aux tribunaux judiciaires de contrôler la conformité à la Constitution, et dont l’article D.103, inclus dans la partie réglementaire du même Code, n’est que l’application, que les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l’objet d’un contrat de travail ; qu’en conséquence, c’est à juste titre que la Cour d’appel a retenu l’incompétence de la juridiction prud’homale, celle-ci ne pouvant, aux termes de l’article L.511-1 du Code du travail, connaître que des différends pouvant s’élever à l’occasion d’un contrat de travail ;

Et attendu, ensuite, que la règle de compétence dont la Cour d’appel a fait application n’est contraire, ni à l’article 4de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ni à aucune disposition de toute autre convention internationale signée par le gouvernement français et ayant en France un effet direct ;

D’où il suit que le moyen, dont les autres griefs sont inopérants, n’est pas fondé ;

Par ces motifs :

Rejette le pourvoi ;

M.Gélineau-Larrivet, prés. ; M.Desjardins, rapp. ; M.Lyon-Caen, av.gén.

[document accompagnant le courrier de P.Riandey avocat]