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Théâtre insulte

Mise en ligne : 7 mai 2002

Dernière modification : 4 novembre 2003

Texte de l'article :

Les derniers arrivés ne sont pas encore complètement installés sur les bancs
qui ceignent l’aire de jeu. Les premiers découvrent à peine l’espace plongé dans
une pénombre plantée de silhouettes que la lumière se fait brusquement autour
d’une personne installée dans le public. Crâne rasé, le buste voûté, bras en
porte à faux posés sur les genoux, poignets cassés, elle tient, abandonnée à
portée de regard, une liasse de photocopies bordées d’une large plage noire.
Aussitôt l’acteur se
lance dans l’expédition du faire-part. La diction est rapide, administrative,
distante, teintée d’une profonde lassitude. L’homme est proche. J’observe que
l’écriture de l’extrait de livre est serrée. Il fait sombre. La lecture
trébuche. L’orateur s’agace. Le ton monte brusquement, par intermittence ? Un
soupir un peu trop profond qui bouscule une fin de phrase. Des mots font saillie
à la surface de la loghorée. Jary, théâtre, soirée, Ubu...

Je ne comprends rien à ces pages interminables copiées
d’un livre ancien traitant de la pièce qui s’apprête à être interprétée devant
nous. D’autant moins que cette voix m’agresse. J’éprouve la sensation précise
qu’un magistrat exaspéré par la routine est en train de me lire mes droits,
évacuant à toute vapeur les phrases obligatoires d’une quelconque procédure.

Alors je cesse d’écouter. Mon regard dérive sur les
acteurs épars, qui, depuis l’invasion mécanique de l’espace sonore tentent avec
application de coordonner ensemble quelques exercices classiques d’échauffement
articulaire. Façon Taï Chi. Point de répit. Pendant la préface, mise en scène de
la coulisse. Ainsi, dans la tradition des grands maîtres russes les comédiens
s’échauffent. Ils parviennent presque à faire la même chose en même temps sans
se tromper.

Suspension du regard. De l’autre côté de l’aire de jeu,
dans le public, un détail efface le spectacle. Ce géant vêtu d’un ample manteau
est en train de s’affaisser doucement. Sa tête s’incline doucement vers sa
poitrine. La silhouette… Obscurité ! La lecture du prospectus est terminée.
Solos ! Chacun à leur tour la régie découpe les acteurs dans un halo. En
conservant un sérieux chancelant ils font un geste quelconque au ralenti,
énoncent un prénom puis vont s’asseoir sur le banc près du lecteur. Au bout de
trois prénoms je comprends qu’il annonce le comédien suivant. Pendant ce temps
là, le menton du géant s’est posé sur sa poitrine, ses fesses continuent de
glisser vers l’avant. Ses genoux remontent. Inconscient, il s’enroule sur lui
même pour ne pas tomber par terre. Le banc est trop étroit ? <SPAN lang=EN-GB
style="mso-ansi-language: " " EN-GB">Last in, first out. Les
nouveaux venus chassent les premiers en coulisse. Un quart d’heure s’est écoulé.
Le plateau est désert. Pleins feux ! Comme éléctrocuté, le géant sursaute et se
rajuste en lançant des regards ébêtés autour de lui.

Entrée en fanfare d’un personnage affublé d’un pull-over
rouge bourré de coussins. Ubu. Un autre, surgi d’une coulisse, se place devant
lui. C’est parti ! Les acteurs parlent à toute allure, éjectant une purée
de répliques comme des moulinettes à mots, enrayées par les accents, stérilisées
par la scansion d’école maternelle. L’émotion étrangle, les masques asphyxient.
Ils sont agités, mal à l’aise, secoués de rires nerveux qu’ils se fatiguent à
dissimuler, certains effrayés, instables, fuyant dès qu’ils le peuvent l’espace
scénique pour repasser tout de suite la tête par la coulisse afin de ne rien
perdre de la gaudriole avec les copains. Je regarde le public en face de moi.
Les visages des spectateurs sont inexpressifs. Le géant dort. Seule une femme
assise sur ma gauche pousse des gloussements, émerveillée. Des intrigues
incompréhensibles semblent occuper les multiples personnages incarnés par chacun
des acteurs. Ils passent leur temps à entrer et sortir, à mettre et enlever des
nez d’arlequin. On comprend que l’artifice permet de désigner les rôles de
femmes. On ne peut se tromper : dès que l’un s’adresse à un masque, le fou rire
gagne l’ensemble des acteurs, tout comme lorsque l’ours dévore sa victime, ou
bien lorsque le père Ubu se fait assassiner. Il y a parfois des silences et des
obscurités. Dans l’instant le géant en profite pour s’affaisser sur lui même et
se mettre à ronfler. Leit motiv parfait, seul respiration dans le cauchemar.
Pris à témoins avec force clins d’oeil par certains des acteurs hilares qui nous
font face mon voisin et moi même succombons à un rire douloureux.

Final. Une personne vient se placer au centre de la scène,
immobile. Une ampoule à douille accrochée à un fil de pêche descend du plafond
devant son nez. La régie allume. Trop fort. Ebloui, l’acteur se protège les
yeux. La régie baisse l’intensité. Les autres viennent se ranger derrière lui,
en choeur d’esclaves muets, les mains croisées devant la braguette, comme
menottées. L’instant d’après, évacuant le cliché, je ne peux m’empêcher d’y voir
un rideau de défenseurs protégeant les buts au moment du coup franc. L’homme
s’est lance dans un monologue plaqué, étranger au texte, qui rebondit parfois
sur des phrases prononcées en coulisse. Il le donne, avec sens et puissance. Le
géant ronfle trop fort ? Il s’interrompt, va doucement serrer son genou et
revient poursuivre son cadeau jusqu’à la fin. La régie éteint l’ampoule ?
Rallume les néons par mégarde ? L’homme est toujours là. Il nous dira jusqu’au
bout la souffrance de l’isolement. Le public, atterré par le désastre précédent,
tend l’oreille au dessus du vide sidéral qu’il a creusé et tombe dans le piège
grossier. La forfaiture atteint alors son apothéose.

C’était le Samedi 3 mars 2001. L’atelier de Théâtre
Improvisé à l’Espace du Possible ? Une saynète au camping des flots bleus ? Une
animation de passagers en croisière Paquet ? Langue au chat ?

Maison d’arrêt de la Santé, 14 heures 30. 

Les 
applaudissements se sont tus. Public et acteurs se répartissent dans
l’espace. L’atmosphère prolonge et fixe le malaise. Discrets, les détenus,
acteurs et spectateurs, parlent entre eux, heureux du bon moment passé ensemble.
Des intervenants locaux viennent congratuler chaleureusement le metteur en
scène, le directeur de la compagnie. Le public extérieur éparpillé demeure un
peu pétrifié. Un petit groupe s’est formé autour de la personne qui donna le
monologue de la fin, seule substance apparente du spectacle. Deux personnes en
costume et cravate d’énarque disent leur satisfaction. Ronronnement de grand
oral. « Voilà du beau travail, voilà ce que l’on peut faire avec du théâtre
réaliste ( ?). Je m’attacherai à faire renouveler cela. » « Décidément cette
pièce de Jary est excellente… » « De qui est le texte de la
fin ? » « Vous avez été merveilleux, quelle performance... » « On
me dit que vous êtes journaliste » La dame qui gloussait pendant le spectacle se
trémousse, et rosit de bonheur. Elle se sent visiblement là où ça se passe. Je
m’éclipse pour engager la conversation avec un des acteurs qui cherchait et
trouvait notre complicité au moment des ronflements. Il commence par s’excuser
« Vous savez, nous n’avons eu que quinze heures pour préparer le spectacle... »
« Cela se voit sans problème.... » « mais qu’est-ce qu’on a ri ! Hier tous les
copains sont venus, ce n’est pas comme aujourd’hui. Je peux vous dire que ça a
été un grand moment. Et puis le metteur en scène, c’est vraiment un type comme
ça ! C’est un free-lance ( ?). Il a une de ces patiences... ». J’apprendrai
plus tard par un témoin que ce jour là la représentation n’a pu se terminer.

Il y a deux ans j’avais déjà assisté à un spectacle au
même endroit. Si la forme était plus aboutie, l’esprit était identique.
Qu’importait le malaise des acteurs en scène, corsetés dans l’impasse d’une
composition inaccessible. La proposition esthétique devait passer coûte que
coûte. La maison d’arrêt mythique en pseudopode de la scène parisienne. Exotisme
du temps, de l’espace et de l’action. En dépit du manque de temps, de moyens et
de vrai désir de scène. Ce jour là on se retrouvait projeté au coeur d’une forêt
magique observant poliment roi, parents, portes-flingue, grenouilles
transformistes, engagés à la poursuite d’une comédienne libre venue de
l’extérieur, déclamant sans plaisir les répliques enluminées d’un conte pour
enfant.

Peu de temps après j’avais fait état auprès de l’auteur du
texte de mes doutes sur la portée individuelle de ce genre de travail, de mes
réserves sur l’utilisation du détenu comme objet plastique, sur les risques
d’effondrement d’un propos futile confié à des débutants. Plus avant j’avais
soulevé une interrogation sur le danger du dialogue classique en détention, dans
la mesure où son développement dans les guides d’une fiction étanche renforce à
mes yeux l’ostracisme dans lequel l’incarcération tient les condamnés. Il
m’avait été répondu, avec condescendance et sans appel cette phrase fondatrice :
« Peut-être, mais moi, je fais du théâtre ».

Voilà donc une variante du « théâtre » : écrivez un texte,
prenez dix détenus qui, spécialement en maison d’arrêt, ne demande qu’une chose,
sortir de leur cellule. Ils sont cassés, disponibles, vulnérables,
inexpérimentés. Vous gagnez leur confiance. Vous les déguisez. Vous leur faites
apprendre textes, déplacements et postures. Ensuite vous les envoyez au
casse-pipe pour quelques représentations devant un public médiatique dont (au
mieux) l’inconscient vient croquer du truand maté, du sans-papier retapissé, du
lascar en rédemption, qui vient frissonner, le nez dans les tatouages. Gober de
la canaille dressée, amputée de parole, castrée de toute chance de présence,
intimidée, jetée sous le scialytique du plateau d’autopsie.

J’appelle cela le théâtre insulte. Ce samedi 2 mars 2001,
avec Ubu, il atteint une apothéose. Et que l’on ne me renvoie surtout<SPAN
style="mso-spacerun: " yes" "> pas au poncif du concept
pour légitimer l’ouvrage ! L’ascension d’une forme quelconque au rang de question
par l’unique décision de la placer dans un dispositif de représentation.
Concept, d’accord, mais avec le consentement de toutes les parties, sans
entourloupe, sans exploitation, humiliation, sans réduction de l’homme démoli et
cependant offert, à une simple chair à subvention. Concept d’accord, mais avec
le courage d’affronter le risque du regard collectif dans l’espace social. Pas
dans le cocon ultra-sécurisé d’une petite enclave douillette, aveugle et
insonorisée, perdue au cœur du labyrinthe des douleurs. Pas imposé aux sens
d’invités stupéfaits de se découvrir une acuité transcendée, à la fois épurée
des empattements laissés de grille en grille sur le chemin qui éloigne de la
porte d’entrée et fragilisée par l’absence totale de repères.

Insulte pour les détenus acteurs à qui l’on dissimule par
incurie la première force du théâtre en détention, s’approprier la scène comme
espace inestimable de parole, de présence et de normalité, comme « ce
refuge de la pensée, où peut s’exprimer la crainte de voir disparaître ce qui en
l’humain fait l’humain » [1]. Privés par indifférence de la satisfaction d’une
nécessité ici prioritaire, devenir, même pour les minutes d’une représentation,
un homme libre de circuler, auteur d’un temps, d’une écoute et d’un territoire
inviolable. Rétrogradés au rang de primates capables d’apprendre des mots et de
les régurgiter à la demande pour bricoler le spectre d’une forme négociée
d’avance et sans eux.

Insulte pour les détenus spectateurs condamnés à recevoir
en guise d’entrebaillement au monde, de répit, la vision de leurs pairs engagés
dans une entreprise de dégradation généralisée, absconse jusqu’au soporifique.
Ce spectacle là, partagé et cautionné par le regard cadenassé des invités, ne
peut que conforter honte, révolte et incompréhension. <I
style="mso-bidi-font-style: " " normal">« Pourquoi payer si cher des
gens de l’extérieur alors que nous pourrions faire tout ça nous-même ? »

confiait un détenu du public à une spectatrice.

Insulte pour les invités qui par respect instinctif pour
des détenus si étrangement personnes, semblables à eux, et pour des raisons
fonctionnelles évidentes ne peuvent quitter la salle et sont donc forcés
d’avaliser jusqu’au bout, jusqu’à la sortie, ce que je qualifie de variante
supérieure de la vengeance légale [2] distillée par le système carcéral : ils sont
condamnés, on fait tout pour eux, on paye pour leur donner une chance de se
montrer sous un jour meilleur et voyez ce que ça donne…On ne peut vraiment rien
tirer de ces gars là.

Insulte pour les acteurs et les spectateurs réunis
condamnés à la fortification des fantasmes et des a priori les plus
réactionnaires . Ceux-ci sont souvent arrivés avec une idée préconçue du
délinquant, réputé fruste et incontrôlable, ceux là dissolvent leur idée toute
neuve du spectacle vivant dans le système de représentation régressif qui serine
ses formes people à travers la deuxième lucarne des cellules.

« Il est des spectacles qui passent la rampe grâce à
la magie du théâtre, dont ils vont chercher loin les ressorts ultimes. Voici la
scène, des corps réels s’y déplacent, chargés de mots et de lumières. Ils font
jouer ce réel, à l’état brut. Pas de mouvement d’image et de caméra. La densité
des corps interpelle nos corps et les entraîne dans le tumulte de la présence.
Le cinéma traite des fantasmes ; le théâtre, des corps
présents. » [3]

Insulte pour le théâtre, quand la soif d’exister et la
puissance d’écoute insensés que sécrète le contexte sont galvaudés dans le
mondain au point qu’aucun espace ne subsiste pour ce moment devenu rare sur et
autour des scènes libres : la rencontre. Hors pince-fesse. L’authentique et
vital partage par des êtres entiers de leur présence au monde. Avorté au coeur
même de la chambre obscure où il concentre ses déviants et où je trouve
particulièrement insupportable de voir évacuée « l’inépuisable question de
la première
fois :
celle, inaccessible, que les répétitions pointent du doigt sans
pouvoir y toucher » [4] .

Une première fois pour vaincre définitivement la peur de
la mort, pour vivre une sensation inédite de sa propre identité, son immersion
dans celle de tous les autres et en recueillir le précipité : une conscience
indélébile de l’instinct d’humanité.

Voici des personnes qui ont choisi de souscrire à une
proposition d’atelier. J’insiste, avant tout pour sortir de leur isolement. Puis
pour se connaître ou se retrouver. Ensuite, par ce que les activités sont
valorisantes vis à vis de l’administration. Enfin pour le simple contact avec
une personne du dehors qui vient « donner », « ici », son temps, son énergie, sa
compétence et qui incarne un peu la liberté. En toute fin par curiosité, d’un
art, d’une technique, d’un domaine. La superposition de ces approches les
conduit, distants et attentistes devant un intervenant décalé qui ne va
percevoir l’inertie du système que par fragments, à mesure que les conditions
pratiques pour mener à bien sont travail vont révéler leur complexité.<SPAN
style="mso-spacerun: " yes" "> Autorisations, retards
liés aux mouvements, aux parloirs, démissions viennent sans cesse ronger le
temps imparti pour l ‘action. Rien n’est acquis simplement, ni
définitivement. Dans ce milieu hostile et irrationnel l’effondrement général
guette à tout moment pour réduire l’entreprise, au mieux à néant, au pire à un
acte purement alimentaire. Si j’en crois le climat persistant de méfiance, voire
d’hostilité, que l’on doit affronter en entamant un travail en détention puis
les témoignages livrés par les prisonniers participants, beaucoup d’intervenants
renoncent très vite et définitivement à lutter. Il devient alors doublement
impossible de construire. En désarmant les ressorts d’un engagement clair et
vrai vis à vis des acteurs, du public et de l’institution les conditions du
miracle s’évanouissent. Oui, du miracle. Car dans le temps donné, sur la maigre
jachère entrouverte par l’Administration Pénitentiaire, l’expression sincère et
assumée de quelques responsabilités élémentaires porte et irrigue les germes
d’un théâtre rarissime, un théâtre d’acteurs sur-vivants.

Respecter les détenus. Tout comptes réglés avec le
syndrome de Stockolm et les errances angélistes. Ils sont humains, oui ou non ?
Pour qu’ils le demeurent, je crois qu’il faut commencer par placer la barre très
haut, en leur proposant et en se tenant à l’impensable, un projet qui transcende
les contraintes matérielles, la vulnérabilité et l’infantilisation que sécrète
l’emprisonnement, leur inexpérience et la rareté du temps imparti.<SPAN
style="mso-spacerun: " yes" "> Il s’agit de construire,
avec, par et pour eux, quelque chose de transmissible à une part de public
extérieur, condition sine qua non pour une validation du travail et le retour,
même furtif, d’une sensation vitale, la dignité. Il ne s’agit pas de représenter
coûte que coûte pour occuper le temps et l’espace contractuel proposé par
l’administration. La fenêtre de décollage est trop étroite. Et plutôt ne rien
montrer que de forcer le passage. Toute faiblesse, tout pansement, recours
prémédité à des comédiens extérieurs, documentation préalable, excuses
compassées, tout truquage ’ utiliser la bouffonerie de la pièce de Jary en
rideau de fumée pour justifier le vrai ridicule dans lequel on maltraite les
acteurs -, place d’emblée le détenu dans une situation d’incapable, d’assisté
impotent en promenade accompagnée sous les projecteurs. [5]

Transmettre. Le théâtre est technique. L’accent mis sur
quelques bases élémentaires permet ici de retrouver une voix, de porter une
parole, de reconstruire un regard, de restaurer un corps en présence, toutes
dimensions démolies par l’enfermement et les prétoires. Ces quelques petits pas
modestes sont pour moi la base du théâtre en détention, en dehors de laquelle il
devient une sorte d’art plastique à base de viande enfermée. Il n’y a pas de
temps ici pour la technique ? Question d’éthique. Convaincre les détenus qu’ils
auront en scène le droit et la garantie d’exister devant quiconque pris dans le
public, civil, gardien, huile ou taulard, d’égal à égal, d’être à être, les yeux
au fond des yeux, les persuader qu’on va leur donner le pouvoir inconcevable de
suspendre le temps, de faire une pause dans la spirale du destin, réussir sans
trahir : Lorsque la plus grande difficulté du travail est surmontée, les règles
élémentaires de la scène entrent vite et loin dans les corps et les esprits. Les
comédiens apparaissent alors, là et nulle part ailleurs, chargés d’une intention
insoupçonnable.

Pour faire la grenouille ?

Ne pas faire dire n’importe quoi. C’est à dire éviter les
extrêmes du dialogue inhabitable, gaspillant une occasion de renaître par les
mots et, à l’opposé, de la grossière démagogie à l’oeuvre à la fin du spectacle
du 2 mars à la Santé, qui vit un acteur soudain transcendé par ce qu’il pouvait
se réapproprier le verbe, plaquer à brûle pourpoint sur l’échec collectif
l’humiliation d’un monologue sur l’enfermement, ses douleurs et ses solitudes.
Deuxième salve de vengeance légale. Tout ce qui dans la bouche d’un détenu le
renvoie à l’horreur de sa condition l’enfonce encore plus loin dans la spirale
de l’ incarcération. C’est faire plus profond encore le lit du ghetto que de
mettre en représentation par et pour des détenus la parole obsessionnelle de
l’enfermement. La scène est l’espace universel et atemporel de l’humain dressé.
Des fleuves de textes sont là, des quantités de spectacles à inventer pour
transcender l’avilissement de la plainte et relever la tête, soit pour entrevoir
un petit espoir de franchir une fois pour toutes la porte de sortie, soit
simplement pour survivre en homme. Et par la même occasion pour transporter et
affranchir les publics.

Problème. Depuis l’impulsion initiale de Badinter aucun
cahier des charges précis définissant le contenu des activités culturelles en
détention n’a été établi.

Chacun fixe les règles de sa propre action sous les
contraintes inertielles des établissements. Sentiment d’injustice, jalousie,
incompréhension, ocultage des axiomes d’une réadaptation sociale, la base du
personnel pénitentiaire est souvent hostile aux activités culturelles. Un
consensus s’établit alors entre cette base, les hiérarchies et les intervenants,
définissant un rôle minimal de soupape, d’instrument technique d’apaisement. Il
s’agit de distraire les détenus tout en garantissant de façon visible
l’exécution de la volonté politique auprès des tutelles et des médias. A l’écart
des regards indiscrets.

Le protocole semble fonctionner parfaitement ce samedi 2
mars 2001 à la Santé. Oubliés le malaise et les paniques en scène, les détenus
plaisantent entre eux. Une heure en comique troupier devant les copains, ça
décontracte, ça fait des souvenirs. Le public extérieur, partagé entre la
compassion et le vertige, impressionné par l’univers local et ses hôtes, se
fabrique de beaux clichés d’expédition, malheureusement un peu flous, avant de
s’engouffrer dans le métro. Des représentants de l’établissement se rengorgent,
conscient d’occuper les avant-postes officiels d’une réforme en marche. Les
artistes se frottent les mains. Tout le monde semble n’y a vu que du feu et
l’administration en redemande. Tout le monde ? J’exagère. En tous cas aucun des
acteurs n’était vraiment dupe d’une manipulation que les singeries en scène, le
fou rire à peine contenu, le bâclage des personnages s’attachaient à pointer à
chaque seconde... Le désastre revendiqué comme expression supérieure de
l’instinct de survie. Pour franchir la planche pourrie plombant sur l’offense
pédagogique : Mesdames et Messieurs, pour légitimer ce spectacle nul et
incompréhensible nous sommes tenus de rappeler où vous êtes et d’abord ce dont
il est question. Un petit frisson en champ contre-champ pour bien fixer les
idées : le narrateur (un vrai bandit)sera assis en spectateur. Il s’agit de vous
aider, vous, le public réputé averti, à vous mettre dans l’alignement de la
piste. Au passage nous vous rappelons qu’il suffit de si peu pour que l’on se
retrouve à la place de ce garçon... Pour finir, histoire de synchroniser nos
montres avant de vous rendre à la rue si proche, un autre bandit viendra vous
dire qu’ici on ne rigole pas tous les jours, et là vous allez voir, c’est du
sérieux, du vécu, « du brutal ». Dans le même temps vous allez
effleurer ce qu’il aurait été possible de faire avec tous. Dommage, nous n’avons
pas eu le temps. 15 heures, rendez-vous compte….

Huit paroles données contre une trahison, bradée à la
sauvette sur l’étal de l’irresponsabilité : Contourner l’équation posée le
2 mars est un devoir.

Le chemin pour y parvenir commence d’après moi par deux
étapes fondamentales.

La première consiste à ménager dans les emplois du temps
des établissements des plages fixes assez larges pour donner aux activités la
possibilité d’installer en chaque participant la démarche de construction
personnelle propice à une sortie définitive de l’incarcération. Elle est
indissociable d’une réflexion sincère et lucide sur la nature et les conditions
réelles du travail en prison. Pas de contrat, pas de contrôle, pas de sanction
des modalités de rupture, pas de garantie de salaire, pas d’expression
collective, pas de recours au contentieux individuel, pas de droit aux Assedic
en interne en cas de déclassement, pas d’arrêt maladie, embauche illégale et
sans contrepartie des sans-papiers . Elles sont dérogatoires du droit du travail
(Arrêt du Conseil Economique et Socialde 1988). Comment peut-on alors se fonder
sur les dispositifs législatifs comme les 35 heures pour contraindre les
horaires destinés à la formation et à la culture ? Plus avant : qui peut
honnêtement soutenir qu’il est possible de mesurer la capacité de socialisation
d’un prisonnier à sa tolérance au servage en vigueur dans le cadre des
concessions attribuées à des entreprises privées féodales ? A quelle type,
à quel cadre d’insertion cela le prépare-t-il , lui qui en général n’a
jamais travaillé ? Le brevet de bonne conduite qui en résulte est-il réellement
transposable à l’extérieur ? Transmutable en diplôme ? Des années de tâches
manuelles abrutissantes au même poste de travail forgent le caractère. C’est un
point de vue. L’efficacité de la formation ainsi accumulée à longueur de journée
soutient-elle la comparaison avec celle reçue dans les petites heures
résiduelles et concurrentes dévolues aux cours et aux activités ? Le rôle
de la prison est-il simplement de congeler les condamnés à l’écart de la société
le temps de leur peine ? Combat-on mieux la récidive par la répression ou par
l’accompagnement ? Diminuer le temps de travail amputerait les maigres
ressources des détenus. Oui, à condition de laisser stagner le SMAP (variante
locale du SMIC) dans la fourchette des 17,55 à 19,01 francs de l’heure. Il va
sans dire que le rééquilibrage entre les temps de formation devrait au minimum
s’accompagner d’un maintien du niveau de l’obole versée. Business pour business,
le surcoût minime pris en charge par les négriers dans le cadre de cette
évolution peut-il obérer le bénéfice escompté en matière d’intégration sociale
des sortants, même partielle ? "> Ceci dit il serait vain de dégager du temps pour la
formation des détenus sans donner aux Services de Probation et d’Insertion des
Etablissements les vrais moyens d’assumer leur rôle de proposition,
d’accompagnement et de relais des activités. Dans un contexte patent de
sous-effectif, la charge de travail considérable qui incombe aux travailleurs
sociaux pour tenter de construire la ré-insertion des détenus les contraint à
optimiser leur action en sélectionnant les dossiers les plus efficaces dans la
trop vaste population qui leur échoit. J’ai observé qu’à défaut d’un engagement
personnel hors du commun peu d’espace demeure pour une coordination sereine des
activités. De plus, comme le turn over de la corporation semble important la
mémoire des ateliers peut se perdre. La continuité et la qualité du travail de
formation pour les prisonniers en souffre.

Deuxième étape. Au delà de la presse, des représentants
des Ministères (Justice, Culture), des institutions et des professions
affiliées, ouvrir la production des activités à un regard civil élargi afin d’en
apprécier l’exigence, et, corollaire, d’asseoir les restructurations
individuelles qu’elles devraient avoir comme premier objectif d’engager. Des
deux côtés de la rampe le théâtre transforme au plus profond du sentiment, de
l’intime et de l’identité ceux qui l’approchent pour le vivre. L’alchimie du
respect, de la confiance et du don de soi lâchés au coeur d’un vrai danger de
scène tatoue les âmes. A tel point que je crois inachevées, voire coupables, les
actions qui tirent un
rideau définitif au nez des participants à la fin des représentations, lectures,
concerts ou expositions. Chèque en poche. Au nom d’une éthique floue où
l’apologie de l’électrochoc et du rôle formateur de la frustration le dispute à
la quête énervée d’une reconnaissance d’artiste intégral, d’archange fiévreux
condescendant à quelques évangélisations "> pour le compte de la société. yes" "> Avec la certitude secrète et jubilatoire qu’on ne
reverra jamais ces types. Tel l’autruche absurde qui cacherait sa tête au fond
du mauvais trou. Celui qui nous occupe fait partie du champ social. L’hopital,
l’école, l’assemblée nationale, la prison nous appartiennent. Seuls des liens
tissés avec la vie peuvent les soutenir dans l’architecture d’une
démocratie. Elargir
le public, donc, pour que de vraies rencontres s’opèrent et, dans la mesure du
possible, favoriser la recherche des emplois nécessaires à<SPAN
style="mso-spacerun: " yes" "> l’aménagement des fins de
peine et à un atterrissage souple dans la vie civile. Par la même occasion, en
enrichissant et documentant la réflexion collective sur l’incarcération, ce
nouveau contexte permettrait de dissiper un mythe tenace. Les intervenants en
détention ne sont pas des héros. Il n’y a aucun héroïsme à jouir du privilège
rare de pouvoir éprouver et partager autant de bonheur dans un travail.

11 mai 2001

Jean-Christophe POISSON

Notes:

[1Olivier Py ’ Entretien ’ Le Monde- Dimanche 8
Lundi 9 avril 2001.

[2- Dissipons immédiatement toute équivoque. Je
ne parle pas de tel ou tel établissement, de telle ou telle personne. Je parle
du système carcéral, de cette organisation implacable dont la puissance est
fondée au quotidien sur une inconnaissable synthèse d’opacités, d’ordres et de
contre-ordres, de décisions individuelles, bonnes ou mauvaises, équitables ou
injustes, de règles codifiées, appliquées ou non, d’échanges d’influence et de
rapports de force. Une machine autonome, par nature impénétrable, qui fabrique
un temps et un espace particuliers, sans commune mesure avec ceux que nous
connaissons à l’extérieur. Une architecture humaine secrète, soutenue, servie
nuit et jour à la base par deux communautés, les détenus et les gardiens. Ces
derniers n’ayant pas toujours, loin s’en faut, fait le choix volontaire d’une
condition dévalorisée par la société ’ Contre toute logique de la responsabilité
collective, le concours pour accéder à la fonction est l’ un des plus simples de
la fonction publique et la solde en est médiocre-, l’expression en vase clos des
ressentiments et des volontés de pouvoir, de systèmes de valeurs individuels
plus ou moins nuancés, hors de tout contrôle, porte avant tout sur l’autre, le
détenu, le coupable, le marginal, qui renvoie aussi parfois, en miroir, l’image
insupportable d’une détresse sociale à laquelle on a échappé de justesse.<SPAN
style="mso-spacerun: " yes" "> De soustrait à la
collectivité par la justice, théoriquement en vue d’une préparation à une
insertion, ce dernier devient victime d’un appareil de punition auto-proclamé
qui traite de la même façon les malades mentaux, la rue, les enfances brisées,
la foule des pauvres et les délinquants professionnels. C’est ce phénomène que
je désigne sous le terme de vengeance légale, ou vengeance par abandon
d’intention.

[3Daniel Sibony ’ Evènements II ’ Psychopathologies du quotidien

  • 1995 ’ Points Essais p 312.

[4Daniel Sibony ’ Evènements II ’ Psychopathologies du
quotidien - 1995 ’ Points Essais p 314.

[5De son côté
l’assistance se voit agrégé manu militari à l’espèce subversive dont on se garde
un peu partout au point qu’il devient indispensable de lui expliquer spectacle,
œuvre ou film avant de les montrer. De les camper en perspective, de préparer
entendement et sensibilité à l’objet construit et bientôt représenté. La
création, l’entité pleine, finie, extérieure à soi-même que l’on croyait
recevoir librement est instituée comme périphrase, extrait d’un discours
biographique particulier, interdisant par nature l’incorrection d’une citation
retirée du contexte imposé : la posture de créateur. Par un habile
transfert de culpabilité de la scène vers les fauteuils, en transmutant
l’angoisse du risque en malaise de l’ignorance, la proposition artistique
s’inverse pour neutraliser le spectateur disponible avant de lui donner
l’illusion d’une possibilité rachat par l’exégèse.