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Date : 8-05-2006

Synthèse : Production et régulation de la violence en prison : Avancées et contradictions

Mise en ligne : 13 mai 2006

Texte de l'article :

Production et régulation de la violence en prison :
Avancées et contradictions

AUTEURS : Lucie Melas et François Ménard
INSTITUT : FORS Recherche Sociale
DATE : Janvier 2002
PUBLICATION : Ronéo, 79 + annexes

Une démarche exploratoire
Cette étude consiste en une analyse globale de la violence en prison, quels qu’en soient les acteurs, les causes, les manifestations et les réactions qu’elle suscite. Elle s’intéresse particulièrement à l’analyse du quotidien sans mettre d’accent particulier sur les grands évènements régulièrement médiatisés (viols entre co-détenus, suicides ... ).
Il s’agit d’une recherche exploratoire dans l’univers carcéral inscrite sur une courte durée (un an au total). Elle a consisté d’une part en un repérage des causes, des manifestations, des processus de production de la violence et d’autre part en une analyse des processus de prise en charge et de régulation de la violence en examinant les conditions d’élaboration de compromis du point de vue des différents protagonistes de l’univers carcéral. Nous ne sommes donc pas partis d’une définition a priori de la violence mais bien de la définition qu’en donnent les acteurs dans leurs discours.

Empruntant quelques analyses faites par le CEMS (1990), notre étude a pris en compte plusieurs niveaux de réalité quand on parle de rapports de force ou de violence en prison :
- ce qui tient aux symboles de violence attachés à la prison d’un point de vue extérieur (l’enfermement comme violence)
- ce qui tient aux différents éléments de coercition de la prison en tant qu’institution ou organisation (les multiples restrictions de liberté ou impositions de nonnes qui régissent la prison)
- les situations de violence dans les rapports entre le personnel de surveillance et les détenus lorsque les moyens de force mis en œuvre excèdent les moyens légitimes ou légaux prévus.
- À ces trois dimensions, nous avons ajouté, dans le cadre de cette recherche, les violences entre détenus qui s’inscrivent dans des rapports de force, de domination et de soumission.

Deux maisons d’arrêt ont été choisies pour mener cette recherche. Elles sont toutes deux situées dans une grande agglomération. Elles ont en commun certaines caractéristiques (capacité moyenne, établissements récents, population détenue, existence d’un quartier mineur) mais diffèrent sur d’autres points (architecture, gestion mixte ou publique).

Appréhension et mécanismes de production de la violence
Avant toute chose, il faut rappeler qu’il existe une violence de la prison en tant que telle : l’enfermement est une violence et tout le monde en convient, détenus comme surveillants. Elle est symbolique, physique, psychologique : la contrainte des corps, celle de la liberté d’aller et venir, la perte de la proximité physique des proches... sont autant de souffrances qui, parce qu’elles viennent s’imposer sur l’organisation courante de la vie et sur l’incorporation de la liberté dans les gestes de la vie quotidienne (ouvrir ou ne pas ouvrir une porte... ) font violence. La souffrance imposée est violence par nature.
Ces considérations, si elles ne fondent pas une grille de lecture spontanée de la violence en prison du côté des surveillants (c’est moins vrai du côté des personnes détenues), ressortent fréquemment à un moment ou à un autre de tous les entretiens que nous avons réalisés.

Mais, par delà cette considération partagée, le sentiment de violence est infiniment subjectif, et « décroche » de ce premier niveau d’analyse pour investir une multiplicité de rapports et de situations. Cette perception, si elle dépend du statut (détenu, surveillant...) fait l’objet de variations considérables dépassant largement la vision schématique qui tend à opposer les détenus aux surveillants.
Les catégories et nomenclatures administratives ou gestionnaires qui permettent de rendre compte de la violence ne sont pas exemptes, elles non plus, d’une part de subjectivité rendant relative toute tentative de dénombrement. Elles conviennent malgré tout d’être étudiées.

Dans une approche sociologique, outre la restitution de la généalogie des faits, l’analyse des origines de la violence procède de la confrontation des discours sur la violence elle-même. Cette confrontation engage des discours de différente nature : des textes juridiques ou réglementaires, des récits ou des témoignages, des analyses ou des hypothèses pouvant émaner des acteurs eux-mêmes, etc.

La confrontation de ces discours entre eux et à la critique sociologique (interrogation sur les mécanismes d’intériorisation des discours dominants, identification des représentations sociales ou contextuelles, caractère relatif des catégories d’analyse parées d’une neutralité administrative, etc.) permet de déboucher sur des explications plausibles ou vraisemblables [1] à défaut d’avoir valeur de démonstration.

Elle permet également de rendre compte des systèmes de positionnement ou d’opposition qui interviennent dans les mécanismes de régulation de la violence, non pas que ces mécanismes procèdent d’une intention stratégique - fondée sur des choix rationnels déterminés par l’analyse de la violence par les acteurs eux-mêmes - mais que ces positions sont éclairées par le sens que les acteurs donnent aux processus dans lesquels ils sont engagés (et qui participent eux-mêmes à la production du sens).

Le lexique utilisé
Un premier élément d’analyse de l’appréhension de la violence est constitué par l’examen du lexique utilisé pour la désigner (tant par l’administration pénitentiaire, le personnel que les personnes détenues). Cet examen correspond à la première étape nécessaire d’une tentative de typologie des phénomènes considérés comme violents.

> Au cours des entretiens que nous avons menés, nous avons pu repérer un lexique relativement large de termes substitutifs, qualificatifs ou illustratifs de la violence qui témoignent de la variété des situations et des appréciations.
Certains propos empruntent au lexique officiel de la Justice (« voie de fait », « agression », « non-assistance à personne en danger », « insulte à agent », « incidents collectifs ») et dénotent la recherche d’une conformité entre les faits rapportés et les catégories d’appréhension de l’administration pénitentiaire, comme si, pour être crédibles, ils devaient emprunter le langage de leur enregistrement officiel.
Parmi les principaux indicateurs annuels de gestion que remplissent tous les établissements pénitentiaires, figure une rubrique intitulée « incidents » et qui comporte un certain nombre d’éléments indicateurs de la vie de l’établissement.
Parmi ces indicateurs certains désignent des actes « manifestement » violents - ils le seraient également dans un autre contexte : « agressions physiques du personnel », « voie de fait entre détenus » - et d’autres sur lesquels on peut davantage s’interroger (« évasions », « incidents collectifs ») : leur présence dans la liste à côté des autres signifie-t-elle qu’ils sont considérés comme des formes de violence (aux surveillants, à la prison, à la société ?) ou bien leur dénomination indirecte ou euphémisée doit-elle être interprétée comme une forme de déni ?

Ce sont généralement les voies de fait entre détenus qui constituent la part la plus grande d’incidents recensés, laissant à penser que c’est la violence entre détenus qui est la principale manifestation, à défaut d’en être la principale source, de la violence en prison d’après l’administration et son personnel.

Le langage officiel de l’administration pénitentiaire ne se réduit pas au vocabulaire technique, juridique ou judiciaire.
Comme d’autres organisations, il intègre depuis quelques années des éléments nouveaux, résultat d’une attention plus grande à la vie de son personnel et aux phénomènes systémiques (ou du moins aux interactions) qui affectent la prison.
Il en va ainsi du « stress » qui trouve aujourd’hui droit de cité. Dans un document destiné à informer sur les questions de santé du personnel, il est question du stress généré par « la tension carcérale ».

> D’autres lexiques font appel à un registre plus familier allant de l’argot des cités aux expressions familières empruntées par tous (bagarres, bastons, etc.) avec les limites imposées par le contexte de l’entretien. Ils servent le plus souvent des récits généraux ou d’aventures arrivées à des tiers.

> Un troisième lexique apparaît avec un relief particulier, à mi-chemin entre celui de la psychologie et le langage courant. C’est celui des termes qui désignent une violence latente, sourde, invisible, indicible ou encore ses conséquences : « stress », « pression », « harcèlement », « souffrance », etc. et que l’on retrouve principalement dans les récits autobiographiques.

L’origine de la violence : le points de vue des acteurs
L’ensemble de ces éléments conduit à aller interroger, du côté des acteurs, leur perception de la violence, et ce non pas à travers une catégorisation de ses manifestations mais à travers leurs discours sur ses origines.
Tous les termes employés ne sont pas neutres et ne sont pas chargés de
sens de la même manière. Ils témoignent, chacun à leur façon soit de réalités différentes soit, et surtout, d’appréhensions différenciées de mêmes phénomènes.

Le sentiment de violence, très subjectif dépasse largement la vision schématique qui oppose détenus et surveillants et dépasse également le caractère de neutralité très relatif des catégories d’analyse administrative (ici s’opèrent comme ailleurs des « luttes de classement »). La violence apparaît comme symbolique, physique, elle est aujourd’hui surtout psychologique et s’inscrit dans un rapport d’imposition et de contraintes. Liée à l’usage de la force physique, elle est rarement citée si ce n’est à titre de menace potentielle. L’enfermement, comme souffrance imposée, est également peu convoqué dans les discours. Trop générique pour servir de démonstration, sauf pour exprimer l’extrême violence du moment de l’incarcération.

Pour les détenus, au-delà de l’enfermement, les contraintes subies et vécues comme illégitimes, l’arbitraire (positif : la libéralité, ou négatif : le refus) qui s’exerce dans un cadre coercitif, sont souvent présentées comme les plus insupportables des violences au quotidien. À travers les exemples cités, ils traduisent une difficulté d’exister.

Les surveillants expriment un mal être important et une forte demande de reconnaissance. Le décalage entre injonctions institutionnelles et moyens la double mission de surveillance et de réinsertion, les modalités d’organisation du travail sont autant de difficultés qui les mettent en échec.
Ainsi, l’expérience quotidienne de l’incertitude, les possibilités d’expression réduites à l’extrêmes, touchent-elles l’ensemble des acteurs en présence. Intervenir sur ces maux constituerait certainement des leviers importants quand à la réduction de la violence pénitentiaire.

Ainsi, au-delà du lexique, l’identification des formes de « violence » et leur origine recouvrent des éléments très larges dont nous présentons ci-dessous un éventail sachant qu’il est délicat de systématiser une réalité si rebelle au classement. Si l’on peut repérer un langage écrit officiel de l’administration pénitentiaire qualifiant les faits « violents », on s’aperçoit que le lexique utilisé au cours des entretiens diffère sensiblement.

La violence produit de l’enfermement et de la « tension carcérale »
Cette explication de la violence est plus souvent fournie par des détenus que par des surveillants, mais elle n’est pas absente du discours de ceux-ci, notamment chez les plus âgés (et donc les plus gradés) qui citent la démesure des forces en présence : l’individu incarcéré se retrouve ainsi subitement fragilisé, seul face à une institution qui va tout mettre en œuvre pour le contraindre.

Ce type d’explication s’inscrit dans une prise de recul par rapport au fonctionnement et aux dysfonctionnements des établissements pénitentiaires en général, mais est finalement peu convoqué dans l’analyse courante de problèmes ou d’incidents vécus. Elle est trop générique pour servir des discours de revendication ou de réclamation à l’intérieur d’un établissement et s’efface parfois devant des discours plus historicisés, opposant le passé au présent, permettant de mettre en avant des avancées positives ou, au contraire, des aggravations.

La violence produit de la violence extérieure
Une autre forme de violence et en particulier de ses évolutions récentes jugées les plus insupportables par les surveillants est l’intégration au sein de la prison d’une violence extérieure. Il y aurait transposition de « la violence des quartiers, notamment celle des bandes rivales » à l’intérieur des murs.
Si l’extérieur peut être perçu comme source de menace (les évasions par hélicoptère, les tirs sur les miradors, etc.) ou de trouble l’arrivée et la circulation au parloir des familles, qui restent envisagées sous un angle à dominante gestionnaire), c’est l’arrivée d’une violence qualifiée comme étant celle des cités, qui pose problème. A contrario de la violence liée à la fermeture de l’espace et à l’isolement de l’extérieur, c’est la perméabilité de la prison à des conduites existant à l’extérieur qui apparaît problématique.

La violence produite par le système carcéral, le fonctionnement ou l’architecture de l’établissement
Autre motif souvent évoqué : celui d’une violence interne du système carcéral en général, de l’établissement en particulier, que celui-ci soit incriminé pour sa forme ou pour son fonctionnement (Fun et l’autre étant généralement lié). La différence entre l’invocation de la « tension carcérale » et du « système carcéral » réside dans le fait que dans le premier cas, c’est la prison en général qui est mise en cause, alors que, dans le second, c’est une organisation particulière (spatiale, technique ou gestionnaire) qui est incriminée, avec l’idée implicite que cette organisation pourrait être modifiée.

Du côté des surveillants, cette déshumanisation du fonctionnement technique se trouve renforcée par l’instabilité des équipes qui empêcherait la mise en place d’un fonctionnement collectif dans la durée et permettrait un meilleur ajustement de l’organisation du travail et le manque de temps et de lieux de communication où les personnels pourraient s’exprimer.

Les détenus souffrent encore plus de cette atrophie de l’échange verbal au point que dans un certain nombre de secteurs, le moyen d’être entendu par un gradé demeure le refus de réintégrer sa cellule... avec les risques que cela fait courir, ou parfois , l’automutilation (pratique relativement courante d’après les services médicaux).

Autre violence liée au système carcéral, celle de l’expérience de l’incertitude (Combessie 2000) qui se manifeste dans de multiples circonstances. Il existe ainsi, avant tout, une violence propre à la maison d’arrêt, souvent citée par le personnel et les personnes détenues, liée à la violence du mandat de dépôt et à la situation judiciaire encore incertaine pour le détenu qui n’a pas été encore jugé.

L’expérience de l’incertitude pour le personnel de surveillance se traduit plutôt par une menace potentielle liée à une population carcérale imprévisible dont il est difficile de mesurer la dangerosité : menace d’agression sur lui ou sa famille, la crainte de l’émeute collective, de l’évasion...
Cette menace pesant sur le personnel est renforcée par l’évolution de la population carcérale et notamment l’accroissement fréquemment évoqué du nombre de personnes atteintes de graves troubles mentaux qui laissent le personnel totalement démuni.

Le système carcéral induit également une autre violence qui s’inscrit dans le rapport de force permanent. Dans ce monde de rapports de force inhérent au système, toute relation à l’autre comporte un certain risque.
Celui-ci s’observe à différents niveaux et impose une certaine prudence dans les relations : entre le surveillant et sa hiérarchie, entre surveillants et personnes détenues mais également entre détenus. Il prend la forme, entre autres, du racket.
Le racket n’est pas un pur produit du système carcéral (il existe à l’extérieur) mais loin de le juguler, paradoxalement, il l’entretient par le maintien du système de rapport de force.
Par ailleurs, la limite entre l’échange de service et le rapport de force n’est pas nette. C’est parce que ces échanges de services se font dans le cadre de rapports de force (d’origine interne ou externe), que celui qui ne s’y soumet pas s’expose à des représailles et que celui qui s’y soumet est exploité, qu’ils deviennent du racket.

La violence produite par le décalage entre les injonctions institutionnelles et les moyens.
Déjà noté dans plusieurs travaux sur la prison (notamment, Chauvenet, Combessie, Bessin), ce type de décalage est souvent évoqué pour expliquer le mal être des personnels. Il s’accompagne de la tension générée par la double mission : surveillance et réinsertion qui relève le plus souvent de la double contrainte.

On note tout d’abord de la part de certains personnels un sentiment d’échec à remplir la mission qui est attendue d’eux. Pour les plus âgés, ou ceux formés à « l’ancienne école » (Fresnes, par exemple) c’est le sentiment de se retrouver en porte-à-faux vis-à-vis d’évolutions présentées comme inéluctables, ce qui les renvoie à une forme d’inadaptation. Pour les plus récemment arrivés, ce serait davantage vécu comme la confrontation à un principe de réalité qui fait passer les valeurs préalablement construites à l’école pénitentiaire pour une forme d’idéalisme dont il convient désormais de se prémunir pour éviter des déconvenues...

Cela rejaillit sur la relation au détenu, non pas sous la forme d’une permanence de la fonction exclusive de surveillance qui serait désormais davantage contestée, mais sur celle d’un décalage entre d’un côté des attentes perçues comme légitimes par des détenus à la fois parce qu’elles constituent un droit et à la fois parce que les surveillants sont enclins à y répondre (demandes de rendez-vous, d’information, etc.), et de l’autre la difficulté qu’ont parfois les surveillants (et les autres personnels) à y répondre.
Il est difficile pour une personne détenue de faire la différence entre ce qui relève d’une impossibilité matérielle à laquelle a été confronté le surveillant de la négligence, voire de la volonté délibérée de ne pas donner suite à une demande par mesure de pression ou de rétorsion, ce qui continue à se pratiquer.
Pourtant, la nécessité d’une rigueur des engagements pris apparaît de plus en plus importante à l’ensemble des personnels, quel qu’en soit le contexte, à la fois par exigence morale et par nécessité gestionnaire.

La violence produite par le sentiment d’arbitraire et d’injustice
L’arbitraire et l’injustice, dès lors qu’ils s’expriment dans un cadre coercitif, sont des violences en tant que telles dans la mesure ou ce cadre n’autorise aucune échappatoire et ne permet pas de contestation.
Mais au-delà de leur caractère violent, les sentiments d’arbitraire et d’injustice sont générateurs de violence par la frustration qu’ils engendrent et par la réparation symbolique qu’ils appellent et qui ne peut s’exprimer que par la production d’une violence réactive envers des tiers ou envers soi-même. Cela apparaît pour les détenus certes, mais également pour les surveillants et de manière plus fréquente qu’il n’y paraît.
Ce sentiment s’exprime très fréquemment à travers l’impression pour les surveillants de « ne pas être soutenu par leur hiérarchie ».

Modes de régulation de la violence
A l’examen des investigations menées, tout laisse à penser que l’ancien système de régulation de la violence associant d’un côté des règles strictes et coercitives s’appliquant à des détenus relativement dépourvus de droits et de légitimité à s’exprimer et de l’autre une attention humaniste ou compassionnelle de la part de certains surveillants introduisant de la souplesse par rapport aux règles instituées du travail qu’ils effectuent (et qui pouvait, a contrario être génératrice d’arbitraire), ne tient plus.
Le problème est que, pour l’instant, les nouveaux systèmes de régulation
peinent à se mettre en place. Les personnes détenues se retrouvent ainsi
confrontées à une violence majoritairement subie de la part d’autres détenus tandis que les surveillants sont confrontés à des fonctionnements vécus comme instrumentaux, arbitraires et souvent injustes de la part de leur propre administration.

La confrontation entre ces deux violences (à travers la suite donnée aux incidents, à travers les modes de régulation clandestins ou non-dits), loin de donner matière à des améliorations plus structurelles, semble jouer le rôle de révélateur des contraintes actuelles du système. Tout se passe même comme s’il existait une violence « sous-produit » de la régulation de la violence elle-même ou entretenue par elle. Tout outil de régulation apparaît ainsi toujours à double tranchant : il régule tout autant qu’il produit une certaine forme de violence : qu’il s’agisse du recours à la prescription d’anxiolytiques qui tout en permettant d’alléger les souffrances engendre des risques de trafic et de suicide, qu’il s’agisse de l’utilisation des faveurs qui tout en améliorant le quotidien produit chez les personnes détenues un fort sentiment d’arbitraire et d’injustice, qu’il s’agisse encore de la régulation « occulte » qui pour maintenir le calme en détention maintient le caïdat et le racket... Ainsi, nous pouvons souligner combien le sentiment de violence, outre sa subjectivité, dépend du contexte social où il se construit. En fonction de la nature de la violence elle-même, des conditions de sa production, des modalités de traitement vont s’organiser. Par un jeu d’influence réciproque, celles-ci vont à leur tour agir sur les représentations et le vécu de la violence elle-même ou de son sentiment.

La violence en prison apparaît alors à bien des égards comme une ressource de pouvoir qui livre les plus faibles à la discrétion de ceux qui les menacent. Son emploi relève ainsi de la stratégie. Domination des uns sur les autres qui est créatrice d’instabilité et rend alors extrêmement difficile la création du lien social. Les rapports de forces apparaissent toutefois d’emblée inévitablement inégaux. Les obligations ne sont pas communes et réciproques, et apparaissent dès lors arbitraires.

Les modes de régulation utilisés par les surveillants apparaissent davantage relever de « compétences » acquises par l’expérience et la pratique que de la formation et/ou de connaissances objectivables. Singularité et complexité des situations, ambiguïté des relations, imprévisibilité, poussent surveillants comme personnes détenues à développer des stratégies empiriques pour s’adapter aux contextes.

Ces stratégies apparaissent souvent comme le résultat de compromis entre diverses contraintes, orientées par deux types de règles : d’un côté institutionnelles et officielles, de l’autre informelles nées de la pratique. Deux logiques contradictoires s’offrent ainsi au personnel : « une logique bureaucratique qui promeut l’autorité hiérarchique et la conformité aux règles, une logique professionnelle qui valorise l’autorité négociée et l’efficacité de l’activité de gestion des tensions » (Lhuilier 2000). C’est entre ces deux logiques que se construisent les modalités de régulation de la violence par l’acquisition de savoir-faire « de prudence ».

Dans ce chapitre, nous avons pu identifier différents modes de régulations. Ils ne sont pas exclusifs les uns des autres et l’on retrouve la grande majorité d’entre eux chez l’ensemble des personnes interviewées qui cherchent à ajuster au mieux leurs attitudes selon les circonstances.

1) La première régulation dite institutionnelle s’appuie sur les outils « officiels » à la disposition des surveillants pour prévenir les violences les plus manifestes (commissions disciplinaires, remises de peine, prise en charge des indigents).
La sanction apparaît comme une des seules armes formelles offertes aux surveillants.

2) La seconde régulation peut être qualifiée de technico-professionnelle. Elle repose sur : des instruments techniques (tels que la télévision), le recours aux médicaments, sur l’ensemble des « ficelles » mises en place par les surveillants, l’interdit, la tolérance au cannabis,...
Elle s’appuie surtout sur une personnalisation de la relation et le développement de savoir-faire relationnels. Cette régulation que nous avons appelé psycho-affective va du simple savoir-faire préventif (éviter de donner des ordres, ce qui « fait monter l’agressivité ») à l’attention poussée à l’état psychologique de la personne qui peut conduire à une prise de contact avec les services médicaux, le SPIP ou le SMPR, en passant par toutes les paroles ou explications qui peuvent « désamorcer les sources de tension ou d’angoisse ». La personnalisation de la relation passe ainsi par l’adaptation de la réponse à chaque détenu dont il faut connaître au mieux, selon l’avis de tous, le caractère et les habitudes.
Personnaliser la relation c’est également éviter l’affrontement direct en groupe et toute forme éventuelle de coalition.

Elle repose également sur des ressources organisationnelles permettant de jouer sur le peuplement, la mise en place d’activité et l’organisation du travail.

3) Il existe enfin une régulation non-dite plus informelle, et peut-être la plus importante, celle qui conduit les surveillants ou les chefs à accorder, quand ils le peuvent, des faveurs à des détenus dont ils savent qu’ils peuvent contribuer à la pacification des conflits ou les informer sur d’éventuels problèmes ou dérives (de la part de détenus ou de surveillants) par rapport à la règle... Ce système se situe dans les interstices et les failles de la réglementation (Chauvenet 2000), à la périphérie des règlements où il faut savoir naviguer sans jamais se mettre en défaut.
Elle permet de recourir à un pouvoir discrétionnaire qui rend possible la négociation et la régulation mais qui paradoxalement induit une certaine forme de violence.

Elle positionne le surveillant dans une double contrainte difficile à gérer quand les pratiques informelles, condition et moyen de maintien de la paix sociale en prison, entrent en contradiction avec les règles officielles.
Toute pratique de régulation, si elle offre des avantages, comporte aussi des risques. Chacun, quelque soit sa place, se retrouve tout à la fois dans une position d’otage et de complice des situations abusives. La régulation informelle (parce qu’elle se situe dans les interstices, dans les failles de la réglementation) qui repose sur un pouvoir discrétionnaire, place le surveillant dans une double contrainte difficile à gérer. En le mettant en contradiction avec les règles formelles, il se retrouve en infraction et en position d’être sanctionné. La structuration de l’activité des surveillants, mue par une nécessité gestionnaire et sécuritaire, fait violence à deux niveaux. D’une part pour le personnel lui -même confronté à une double contrainte d’insérer et de surveiller, d’autre part pour les personnes détenues dès lors que les exigences particulières passent au second plan par rapport aux contingences de l’organisation.
Ce système de faveurs s’appuie sur le donnant/donnant largement utilisé par les surveillants mais aussi par les détenus entre eux. Pour les premiers, les faveurs sont offertes comme un plus à ceux qui respectent le calme et tout écart de conduite de la part du détenu peut conduire au retrait de ces faveurs.

Entre détenus, ce système du donnant/donnant est également observable à de multiples occasions notamment au cours d’échanges de services de natures diverses (cantines, rédaction de courriers ... ).
Ce mode de régulation peut être ambigu, favoriser le clientélisme et le caïdat l’expression « s’appuyer sur des détenus qui ont de l’ascendant sur les autres » revient à légitimer un système de pouvoir qui peut être pourvoyeur de violence.

Ce jeu subtil peut conduire à des relations opaques de clientélisme et à l’échange inflationniste de services dont on ne sait qui garde l’initiative. Elle peut aussi faire l’objet d’une explicitation auprès de services supérieurs, de manière à la fois à obtenir une couverture mais également dans un souci de transparence. Elle cesse alors d’être clandestine par le fait qu’elle est transmise à une instance hiérarchiquement supérieure mais surtout parce qu’elle fait l’objet simultanément d’une justification rationnelle qui en détermine les limites. Pour autant, ce mode de régulation demeure partiellement transparent dans la mesure où les autres surveillants n’en sont pas nécessairement informés.

La régulation de la violence du côté des détenus : système collectif ou logiques individuelles ?
Du côté des personnes détenues, les réactions face aux violences de la vie carcérale prennent différentes formes. Elles peuvent conduire à la recherche de la confrontation systématique, à la constitution d’un masque, au repli sur soi et au refus de s’occuper des affaires des autres jusqu’à l’isolement le plus total en cellule.

L’existence d’un collectif des détenus qui produirait ses propres règles venant s’ajouter aux règles officielles de l’établissement et au fonctionnement effectif de la surveillance n’est pas une idée qui s’impose de manière forte à l’issue des entretiens que nous avons menés. C’est au contraire la singularité affirmée des expériences liées à l’incarcération, voire la revendication d’un individualisme radical qui en ressort.

Les régulations de la violence entre détenus empruntent donc des canaux différents de ceux de la solidarité d’appartenance. La formation d’un collectif de détenus, entité sociologique insaisissable mais opérante car générant une loi propre paraît à ce titre discutable, en maison d’arrêt en tout cas. On peut avancer ici deux arguments.

Le premier tient au fait que la maison d’arrêt implique des changements fréquents qui ne permettent pas toujours de tisser de véritables liens contrairement aux centrales. À la constitution du groupe s’oppose l’affirmation individualiste d’autant plus forte aujourd’hui qu’elle entre en résonance avec l’individualisme contemporain, prégnant à l’extérieur. S’opposent également d’autres formes de solidarité qui désagrège le collectif : celles des cités de la région parisienne qui constituent des micro-groupes moins fondés sur le contrôle de leurs membres que sur leur promptitude à s’agréger en cas de bagarre. S’y opposent enfin les formes ethnicisées des rapports de forces qui convoquent la race, la nationalité, la religion ou la couleur de peau pour justifier moins l’allégeance à un groupe que la défiance vis-à-vis d’autrui.

Le deuxième argument tient au caractère fortement intégré des mécanismes de régulation impliquant surveillants et détenus. Certes, les régulations de la violence entre personnes détenues apparaissent moins palpables au premier abord que celles mises en place par le personnel mais elles existent puisqu’elles sont instrumentalisées par les surveillants eux-mêmes. En effet, maintenir, par exemple, pour le détenu une place de « caïd » oblige d’une part à mener un jeu d’intimidation auprès des autres personnes incarcérées dans un but de domination mais implique également d’autre part un accord plus ou moins implicite avec le personnel pénitentiaire.

La solidarité entre détenus existe pourtant comme elle peut exister partout où des hommes sont confrontés à la même situation. Mais cette solidarité est limitée dans le sens où elle est déterminée par la communauté de situation et non par la reconnaissance mutuelle d’une identité partagée.

CONCLUSION
Les relations qui se nouent au sein d’un établissement pénitentiaire ne relèvent pas du lien civil (ses acteurs ne sont liés ni par des liens contractuels, ni par des liens « affectuels », mais par une coprésence permanente et obligée et par l’obligation de respecter des règles hétéronomes et essentiellement contraignantes). Il y a pourtant des compromis qui s’opèrent, sur un mode souvent informel, certes, plus souvent par l’omission que par l’action, à travers la tolérance (au sens presque mécanique du terme) de certains écarts à la règle acceptés par tous.
Cela suggère que, même si les maisons d’arrêt que nous avons étudiées disposent, à côté d’autres ressources, d’un système interne « occulte » (c’est-à-dire non pas clandestin mais invisible) de régulation de la violence, système nécessaire à leur bonne administration, elles ne font que recycler les tensions et les rapports de force propres au système carcéral dans des frustrations, de l’agressivité, des violences verbales que seules la durée limitée des peines et le turn-over des agents permettent de purger.
Le fait qu’aujourd’hui ce système soit de moins en moins occulte, le fait que « les choses se disent davantage », plaident pour la constitution d’espaces de résolution des conflits qui emprunteraient aux règles de la vie civile. Des espaces d’énonciation des différends qui, en autorisant l’expression du conflit, en en cherchant de manière conjointe ou contradictoire l’origine, en en inventant des issues justes et satisfaisantes pour les parties, limiterait ce sentiment de violence subie, supplémentaire à la tension carcérale et ressentie par les détenus mais aussi par les surveillants. Les commissions de discipline peuvent-elles devenir l’un de ces lieux ? Nous n’avons pas pu en juger. Il est sans doute trop tôt pour le dire. Par les objets qu’elles ont à traiter, elles ne peuvent en tout cas en constituer le lieu unique.

A l’issue de cette recherche exploratoire il ressort quelques éléments forts qui constituent autant de points de départ pour la poursuite de la réflexion.
Nous avons pu noter qu’il existe une violence intrinsèque à la prison sur laquelle aucune forme de régulation ne peut avoir de prise : la violence propre à la privation de liberté et à l’enfermement (et c’est certainement ce qu’est censée être la prison et seulement ça).

Mais, par ailleurs, il y a une autre forme de violence polysémique sur laquelle il est possible d’agir, celle qui est contingente au système carcéral lui-même : système de relations, de rapports de force inégaux, de dépersonnalisation voire d’humiliation sans cesse mis en avant au cours de cette recherche.

Au-delà de l’enfermement et du sens de la peine, le système carcéral crée des occurrences de violence dont il parait difficile de maîtriser la production tant le jeu des acteurs est fait d’imbrications et de contradictions.

A l’issue de nos observations, nous pouvons formuler certaines propositions qui constituent autant de leviers sur lesquels les professionnels pourraient agir pour diminuer la violence.
Il nous semble que le levier essentiel réside avant tout dans la réduction de l’incertitude tant du côté des professionnels que des personnes détenues, incertitude qui marque incontestablement tout l’univers carcéral. La « réassurance » du surveillant serait certainement l’axe essentiel sur lequel il faudrait travailler.

Par ailleurs, il faudrait agir sur la demande de prise en considération et de dignité qui concerne tant les surveillants que les personnes détenues, et à cet égard les demandes des uns et des autres se rejoignent. C’est également en cela que l’univers carcéral fait système et toute amélioration qui ne s’intéresse qu’à une des parties en présence semble vouée à l’échec.
Il s’agit également d’ouvrir un espace de paroles, plus situé dans la réflexivité, qui permettrait d’augmenter la « transparence » et dans les lieux adéquats. Du côté du personnel, on note la nécessité d’instaurer des temps de parole, pendant la durée de travail, qui permettraient la circulation de l’information comme de la réflexion sur les pratiques professionnelles et leur mise en cohérence. L’idée qu’en prison « tout se sait » n’implique pas que tout peut être dit. Toute parole n’est pas légitime d’où l’ouverture d’un espace d’expression inscrit dans l’espace du dicible. Il faudrait également étendre la réflexion sur la suppression de certaines interdictions souvent vécues comme absurdes et sans fondement de la part des personnes détenues avant tout mais aussi du personnel parfois.

Les leviers sur lesquels il est possible d’agir pour diminuer la violence ne sont pas uniquement de l’ordre organisationnel ou architectural, ils doivent conduire à réduire l’angoisse existentielle et identitaire de la personne détenue. Il s’agit nous l’avons vu d’une question qui apparaît fondamentale et se trouve renforcée par le poids des contraintes sociales. Ainsi toute action qui se limiterait à n’agir que sur la forme semble vouée à l’échec. Le principal changement réside dans la transformation du modèle cellulaire (qui n’autorise aujourd’hui aucun espace personnel, aucune intimité, aucune autonomie de décision) »... et c’est sur la création de cet espace qu’il convient d’agir.
Au regard des leviers repérés au cours de cette recherche, les propositions faites par l’avant projet sur la loi pénitentiaire posent question et l’on peut craindre qu’elles ne renforcent les antagonismes surveillants/ détenus plus qu’elles ne tendent à en atténuer les tensions. Il en va ainsi de « l’obligation d’obtempérer »  [2] pour les détenus qui ne se décrète pas ou du « devoir de protection » du détenu par l’administration pénitentiaire. Difficile de ne pas durcir les confrontations lorsque l’on voit que l’axe essentiel du projet de loi réside dans le renforcement de l’autorité du personnel et de sa sécurité. Certes la prison évolue. Mais quels effets pourraient avoir ces évolutions sur la réduction de la violence si elles ne contribuent pas à aider les individus à se construire et se reconstruire ?

Notes:

[1Cf. François Dubet (1994), Sociologie de l’expérience, Fayard

[2La loi affirme en effet l’obligation pour les détenus « d’obtempérer immédiatement à toute injonction que leur fait un agent »