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Synthèse : 3 Troisième partie : Usages pluriels des services médicaux

Mise en ligne : 16 mai 2006

Texte de l'article :

Troisième partie : Usages pluriels des services médicaux

Afin de restituer au plus près les logiques sociales et carcérales des usages, par les détenus, des prestations sanitaires, nous avons reconstitué quelques trajectoires à partir des entretiens réalisés avec les personnes incarcérées. Ces trajectoires articulent l’usage des services médicaux et la place occupée dans l’espace des positions carcérales. Elles indiquent les modes de retraduction, par les prisonniers, d’une offre soignante - incarnée par des femmes - qui constitue des opportunités de relations sociales, morales et affectives au sein d’univers pénitentiaires masculins fondés sur la privation.

Chapitre 1 : Les formes de non-usage des services médicaux

De manière schématique, cinq formes de non-usage peuvent être distinguées :
- le non-recours de nombreux jeunes détenus,
- l’auto-exclusion revendiquée des prisonniers qui dénoncent la contamination pénitentiaire du regard soignant porté sur eux ou l’instrumentalisation des soins psychologiques échangeables contre des aménagements de peine,
- le repli des détenus dont l’état de santé physique et/ou psychologique appelle des soins, qui s’enferment dans une “ rétraction clandestine ” et dont le sort est découvert à l’occasion de leur suicide ou de leur décès,
- l’auto-exclusion des “ caïds ”, dont l’adaptation au monde pénitentiaire repose sur la construction d’une survirilité carcérale et le “ refus ” de l’offre institutionnelle, refus des prestations sanitaires (sauf si elles sont reconverties en occasions de réassurance masculine et de “ drague ” contrôlée) qui s’impose, dans certaines prisons, aux autres détenus n’osant pas afficher une proximité avec les services médicaux,
- le non-usage ou l’usage très occasionnel des détenus qui s’estiment en bonne santé et trouvent leur salut par exemple dans le travail, construisent une détention “ discrète ” dans un univers perçu comme dominé par les “ jalousies ” entre détenus, évitent toute complicité avec les personnels soignants et réactivent en prison une “ morale de nécessité ” qui accompagne leur existence précaire.

Chapitre 2 : Les jeunes détenus, entre évitement et recours

Non-usagers par excellence, les jeunes détenus évitent tout particulièrement les SMPR. La vigilance médicale, les injonctions sanitaires ou pédagogiques peuvent être tournées en dérision, parce qu’elles rabaissent au statut d’enfants ou d’élèves des jeunes qui luttent pour imposer leur virilité naissante. Cependant, certains s’approprient l’offre soignante parce qu’ils ont pu nouer une relation plus personnalisée avec une infirmière, à travers un atelier de santé publique. Les actions de santé publique organisées par les UCSA permettent l’ajustement entre deux définitions des prestations soignantes, celle des détenus et celle des professionnels. Les premiers peuvent identifier des repères ou des soutiens parmi les personnels soignants, acquièrent une connaissance plus indirecte mais souvent plus efficace des mécanismes de fonctionnement des services médicaux. Ils apprennent à “ rationaliser ” leurs usages des prestations soignantes (usage plus “ modéré ” ou usage plus régulier, comme pour les jeunes détenus), qui rencontrent ainsi le sens que les personnels de santé tentent de donner à leur action en prison.

D’autres détenus, plusieurs fois incarcérés, tentent de “ faufiler ” leur jeunesse dans les interstices de l’ordre pénitentiaire. C’est le cas d’un jeune homme de 20 ans, qui multiplie les stratégies pour déjouer les règles d’accès à l’UCSA et étirer le temps de ses visites auprès des femmes soignantes. Représentatif de certaines pratiques des jeunes des fractions les plus démunies des classes populaires, il met en danger son corps (accidents de la route, consommation d’alcool) et s’investit, en prison, dans une pratique sportive qui désespère moniteurs sportifs, kinésithérapeutes, médecins et infirmières (“ refus systématique de s’échauffer ”, “ défi permanent par rapport aux autres ”, “ goût de la plastique ” et de la “ musculation à outrance ”... système de pratiques éloignées d’une définition plus légitime du sport, de fait plus respectueuse du corps). La violence faite au corps permet d’éprouver un sentiment de maîtrise de soi. Mais ce jeune détenu, usé par la prison, restitue également la violence “ instrumentalisée ” qui régit les relations entre hommes incarcérés. Doté d’une conscience aiguë de son exposition au risque de suicide, il tente de trouver un réconfort auprès des personnels soignants et s’en remet à un infirmier psychiatrique, qui constitue un repère important dans son existence.

Chapitre 3 : Les “ anciens ”, entre soupçon et adhésion

Les “ anciens ”, condamnés à de longues peines, oscillent entre le soupçon et l’adhésion dans leur perception de la nouvelle offre soignante. Le soupçon s’accompagne souvent d’un récit nostalgique des relations passées avec l’infirmerie et ses personnels, sur le registre de la plainte. Déstabilisés par la rationalisation hospitalière du service médical, certains “ anciens ” redoutent de perdre un accès stabilisé aux soins avec la sélection des demandes, l’écoute “ éducative ” des infirmières réformatrices, la limitation de la médication de “ confort ”, l’anonymat et l’interchangeabilité des postes. À l’inverse, d’autres estiment que “ l’ancien système ” sanitaire laissait “ pourrir ” les détenus, s’appuyant sur l’exemple de leur corps affaibli et précocement vieilli par une longue détention. Pour ceux qui investissent une position réformatrice au sein de l’univers carcéral, les UCSA offrent des soutiens dans le combat pour l’humanisation du traitement des détenus : accès à la “ dignité ” avec l’accès aux technologies médicales les plus performantes et aux actions de santé publique qui rehaussent les détenus en leur proposant une gestion plus informée et plus autonome de leurs pathologies.

Chapitre 4 : La trahison du corps malade

Fondant leur résistance à l’ordre pénitentiaire sur la mobilisation des ressources du corps, certains détenus sont contraints de réviser leur évitement des services médicaux. Passant d’un non-usage à un usage régulier, imposé par le suivi d’une maladie grave, ils supportent difficilement l’exposition de leur virilité diminuée et l’intimité des femmes soignantes avec la “ trahison ” de leur corps et l’incertitude de leur avenir. C’est le cas d’un homme atteint d’une hépatite C, qui se définit comme ancien toxicomane, auto-définition partiellement contestée par les infirmières qui le définissent comme un consommateur intermittent. Son exemple permet d’analyser les luttes ordinaires entre soignants et patients toxicomanes pour l’accès aux médicaments, les modes de classement de détenus jugés “ manipulateurs ” qui revendiquent les compétences médicales profanes acquises au cours de leur trajectoire de toxicomane et de leur expérience en prison. Ici, la violence du propos envers les soignants renvoie à la violence du destin social et à l’éventualité indicible d’une mort en prison.

Chapitre 5 : L’investissement du statut de malade

À l’opposé, la maladie peut contribuer à la mise à distance de la condition carcérale. Elle peut en effet autoriser une reconquête de la dignité qui atténue l’épreuve de l’incarcération. L’investissement du statut de malade, comme à l’extérieur, fonctionne alors comme un recours identitaire permettant d’échapper à la réalité présente (la prison), mais aussi à la réalité passée (les actes). L’exemple d’une personne dialysée et atteinte de graves problèmes cardiaques, qui ne vit plus qu’à travers ses maux, montre que l’invalidité peut devenir la seule forme de reconnaissance et que la maladie peut fonctionner comme refoulement du délit. Il montre aussi, à travers un cas concret d’instrumentalisation du SMPR, l’imbrication des perspectives des psychiatres et des juges de l’application des peines.

Chapitre 6 : L’adhésion au contrat sanitaire

L’exemple de la trajectoire exceptionnelle d’un détenu qui s’est engagé dans une cure analytique en prison permet enfin de saisir certains des ressorts d’une adhésion au contrat sanitaire par une participation contrôlée à l’offre institutionnelle et d’un investissement dans une position presque “ militante ” au sein de l’espace carcéral. Cette personne s’inscrit dans la figure de la “ bonne volonté sanitaire ”, bonne volonté des détenus qui ont incorporé les exigences de la “ responsabilisation ” et du souci de soi, réformant leur rapport au corps et leur vision du monde.

Les trajectoires restituées montrent que les “ stratégies ” d’adaptation au monde carcéral sont avant tout des stratégies relationnelles de préservation ou de reconstruction d’une dignité, qui peuvent passer par la mobilisation des personnels soignants. On peut résumer le recours des détenus aux prestations sanitaires en distinguant le non-usage, l’usage contraint des hommes malades “ trahis ” par leur corps, les usages “ utilitaires ” (médicaments à usage de “ défonce ” ou réinjectés dans les trafics, entretiens psychologiques attestant de la contrition nécessaire à l’obtention d’aménagements de peine, mise en danger du corps dans la résistance à l’ordre judiciaire et pénitentiaire) et les usages de réconfort, les services médicaux étant des lieux de réassurance masculine et d’écoute ou des lieux octroyant une nouvelle identité, statut principal de malade qui met à distance la condition carcérale et le délit ou statut de “ partenaire ” dans la “ bonne volonté sanitaire ”. Cependant, l’opposition entre usages “ utilitaires ” et usages de “ réconfort ” occulte la dimension propre du temps, les rythmes des trajectoires pénales et carcérales qui transforment le sens d’une même prestation et l’intrication des registres dans une même demande de soins. La relation avec les professionnels des SMPR est exemplaire de cette imbrication. En prison, les SMPR sont des lieux où se négocie le destin judiciaire des détenus. Dans cette relation plus ou moins imposée, se greffe un usage “ conversationnel ” ambivalent, sans qu’il soit possible de séparer nettement la fonction exutoire des entretiens, la mise en scène du regret et le travail d’introspection sur le délit commis et la trajectoire individuelle.