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Synthèse : 1 Première partie : Le détenu : un patient ?

Mise en ligne : 16 mai 2006

Texte de l'article :

Première partie : Le détenu : un patient ?

Cette première partie dicte les suivantes, en montrant que l’amélioration objective de l’offre de soins n’implique pas mécaniquement un accès des détenus au statut de patients. Les conditions de la santé en prison et de l’accès aux prestations sanitaires, qui restent dérogatoires, favorisent une rhétorique du soupçon qui pèse sur la relation de soin.

Chapitre 1 : Des conditions d’accès aux soins dérogatoires

L’accès aux services médicaux en prison est fortement réglementé. Outre les consultations d’entrée, les prisonniers peuvent solliciter par courrier les services pour un suivi ou une visite ponctuelle. Alors qu’en centre de détention une mobilité plus grande permet aux détenus de se rendre directement aux consultations, l’obstacle de la demande écrite est important en maison d’arrêt. Le recours au courrier, transmis généralement par l’intermédiaire des surveillants, constitue un frein pour certains détenus qui hésitent à consulter et induit une surjustification de la demande de soins.

Les services médicaux sont en situation de monopole en prison, ce qui empêche les détenus de pouvoir choisir leur praticien ou le type de soins. Si cette situation se reproduit aussi à l’extérieur, elle est explicite en prison ; ce qui pose également des problèmes de coopération dans la continuité de soins entre médecins, lorsqu’un service refuse de pratiquer la substitution pour les toxicomanes par exemple. L’exercice libéral sur lequel se fonde le système de soins en France oblige les médecins à ménager leurs clients, alors qu’en prison la certitude de retrouver ses patients-détenus permet parfois d’éconduire certaines demandes pour diverses raisons (plainte abusive, demande relationnelle, simulation...). Pour contourner cette situation de monopole, les malades incarcérés jouent de tactiques en tentant de personnaliser les relations soignantes afin de retrouver certaines formes d’attention et d’écoute privilégiées. Ces tactiques consistent notamment à éviter les attentes dans les “ cages ”, qui mettent en porte-à-faux les soignants par le rappel du contexte carcéral alors que les services se veulent un cadre neutralisé.

Si l’offre de soins est nettement renforcée avec la réforme, de fortes carences persistent dans certaines spécialités et contraignent les détenus à de longues attentes. Le cas des dentistes est en ce sens assez emblématique, leur condition de travail, sans assistance, étant révélatrice des ambivalences de la “ dynamique humanitaire ” qui a porté la réforme : on considère qu’un dentiste en prison doit s’adapter de façon pragmatique à un cadre contraignant et à des conditions de travail dérogatoires, quitte à entériner cette situation au moment des arbitrages budgétaires.

Quand les moyens sont insuffisants au niveau de la prison, un malade incarcéré nécessitant une consultation spécialisée est amené à l’hôpital de proximité par une escorte pénitentiaire ; en cas d’hospitalisation, c’est généralement une escorte policière qui assure la garde statique de la chambre du détenu. Les “ extractions médicales ” sont un enjeu central du dispositif pénitentiaire de soins. La réforme a suscité chez les personnels pénitentiaires l’espoir de voir diminuer ce qui constitue de leur point de vue un coût et une source de travail et de risques supplémentaires. Du côté hospitalier, on justifie leur augmentation (lorsqu’elle se vérifie) par un meilleur suivi médical et une plus grande rationalité qui induit une bonne observance des protocoles. Celle-ci apparaît parfois superflue aux yeux des surveillants, certaines visites de contrôle de quelques minutes leur semblant inopportunes eu égard aux moyens humains mobilisés et au temps passé. De manière générale, ils dénoncent les lourdeurs bureaucratiques de l’hôpital et demandent à en être épargnés par une adaptation des procédures hospitalières afin de faciliter les extractions, notamment un raccourcissement des temps d’attente. En fait, sans entériner officiellement de telles accommodations, c’est dans les habitudes prises et le degré d’implication des UCSA dans cette facilitation des extractions que s’élaborent en pratique ces ajustements. La durée d’hospitalisation constitue un enjeu particulièrement important pour la police, mobilisée nuit et jour, certaines pressions s’exerçant auprès des services pour raccourcir le séjour des détenus.

Les détenus peuvent apprécier les extractions médicales qui les font sortir de la prison, pour “ respirer la liberté ” et retrouver un cadre commun de prise en charge d’où ils ne sont pas totalement exclus. Mais les conditions dans lesquelles s’effectuent ces escortes les en dissuadent parfois et certains les refusent. Les conditions de transports inconfortables sont d’abord mal vécues, les médecins semblant moins prescrire de transports médicalisés que pour la population générale. Mais les détenus redoutent surtout la “ mise en scène sécuritaire ” que donnent à voir en public les menottes et les entraves, particulièrement stigmatisantes. Humiliante et susceptible d’encourager les mauvais traitements de personnes déjà affaiblies par la maladie, cette situation d’homme attaché laisse libre cours à l’imagination des spectateurs, tout détenu dans cette situation pouvant être pris pour un criminel odieux. C’est ce regard-là, et notamment celui des enfants, que redoutent à l’hôpital les personnes incarcérées. Les surveillants d’escorte, qui ont parfois le sentiment d’endosser le mauvais rôle dans cette mise en scène, craignent de se trouver impliqués dans ce regard, qu’ils tentent parfois de neutraliser, en cachant les menottes par exemple. Les policiers affectés aux gardes statiques n’ont pas toujours cette attention, leur moindre implication dans la relation carcérale et ses ambivalences ne les obligeant pas à certaines considérations. C’est à leur égard que les détenus et les services hospitaliers semblent avoir le plus de récriminations à propos des extractions.

Les dérogations à l’intimité de la relation soignante à l’hôpital restent coutumières, les extractions étant paradoxalement l’occasion d’un secret médical plus exposé qu’en prison et d’un colloque singulier moins respecté, les surveillants assistant régulièrement aux consultations. S’ensuivent parfois des aménagements, des résistances aussi de la part des hospitaliers face aux impératifs sécuritaires.

Dans l’attente d’un nouveau dispositif national pour l’hospitalisation de longue durée, c’est l’hôpital pénitentiaire de Fresnes qui demeure la direction privilégiée de l’administration pénitentiaire. Or, pour tous les détenus, cette destination est honnie et souvent rejetée à cause de conditions de vie et de convalescence extrêmement difficiles. À cause aussi d’une discipline où l’arbitraire semble prendre le pas sur la dignité réservée aux malades prisonniers. Les refus de soins sont la conséquence directe de cet effet repoussoir.

Plusieurs pistes sont envisagées par les services pour répondre aux problèmes posés par les extractions. Selon la manière dont sont traduits ces “ problèmes ”, ces pistes empruntent deux directions : certaines consistent à renforcer les moyens des services pour contenir le plus possible les malades en prison ; d’autres tendent plutôt à faciliter l’accueil des détenus à l’hôpital, quitte à aménager le dispositif sécuritaire. Pour les premières, nous pouvons citer l’expérience de la télémédecine pour faciliter les diagnostics ; pour les secondes, outre une sensibilisation des hôpitaux à l’accueil des détenus, on peut surtout évoquer les aménagements de peine pour raisons médicales, qui s’envisageaient jusqu’à peu uniquement pour les situations irréversibles, alors que les permissions pour consultation à l’hôpital, par exemple, constituent un moyen de “ responsabilisation ” des patients.

Mais au-delà de l’accès aux services médicaux de la prison et à l’extérieur, c’est surtout dans les aménagements du milieu carcéral à l’état de malade que les détenus mesurent leur difficile accès au statut de patient. L’état des prisons a été récemment décrié : l’insalubrité et la promiscuité les rendent encore plus pathogènes. Car c’est avant tout l’expérience de l’enfermement et du traitement pénitentiaire des “ affaires ” pénales (absence de protection des “ pointeurs ” et “ pédophiles ”, mesures disciplinaires...) qui entraînent les souffrances et poussent aux suicides. Pour autant, limitons-nous ici aux conditions de vie des malades incarcérés. Leur convalescence est d’abord particulièrement entravée, les régimes dérogatoires étant très limités. L’absence de droit du travail et de congés maladie oblige les détenus les plus pauvres à ne pas respecter les prescriptions médicales d’arrêt de travail. Les médecins sont quant à eux réduits à une intervention très limitée sur ces conditions de vie et de travail, l’absence de contrôle externe les maintenant dans une confusion des genres entre administration de soins, expertise médicale des détenus et contrôle de leurs conditions de travail.

Pour ceux qui sont atteints de pathologies graves et surtout stigmatisantes, comme le sida, l’ensemble des relations carcérales exerce une pression constante à la divulgation. En ce sens, cette impossible préservation de l’intimité médicale montre l’étroite marge de manoeuvre d’un patient ordinaire en prison : ce n’est pas un statut qui s’impose par simple demande de soins, mais un état variable qui se justifie en permanence, sans quoi toutes les suspicions sont permises.

Eu égard à l’évolution de la population carcérale, les prisons françaises seront de plus en plus confrontées à la prise en charge du handicap, des incapacités et de la dépendance, notamment des personnes âgées. Or pour l’instant, aucun aménagement n’est prévu à cet effet. C’est aux personnels pénitentiaires de répondre ponctuellement à certaines situations, lors de transferts inopinés, les “ bricolages ” improvisés localement ne faisant que refléter l’improvisation générale face aux détenus invalides. Les codétenus sont généralement appelés à l’entraide et au “ bénévolat ”. L’exemple à Caen d’un aide-soignant employé par une association payée par la direction de l’établissement est révélateur de l’ampleur des enjeux soulevés par cette question.

C’est donc un accès dérogatoire au statut de patient qui est réservé aux détenus, lesquels ne sont pas tous égaux face aux prestations soignantes exigeant de mobiliser certaines ressources pour y parvenir. Si de nombreuses plaintes de la part des prisonniers relèvent aussi du fonctionnement ordinaire de l’hôpital, ils imputent à leur condition les problèmes qu’ils soulèvent. Car au-delà des conditions objectives, seul le contexte des relations carcérales, fondées sur le soupçon, permet de comprendre le rapport aux soins en prison.

Chapitre 2 : Une relation de soins traversée par le soupçon

De quelle manière une “ affaire ” et le statut qu’elle donne à celui qui la porte s’introduisent dans la relations de soins ? La neutralité affective affichée par la profession médicale est en prison directement mise à l’épreuve. Nous présentons dans ce chapitre la façon dont le sentiment d’illégitimité des prisonniers participe d’une défiance et d’une méfiance vis-à-vis des soignants. Les contextes locaux en changent l’intensité, un établissement comme le centre de détention de Caen, enfermant une majorité de délinquants sexuels, étant par exemple propice à une lecture psychiatrisante des relations. Il contraste en ce sens avec celui de Bois-d’Arcy, plus traversé par des problématiques comme celles de la toxicomanie et des comportements sanitaires des fractions les plus précaires des “ jeunes de banlieue ”.

Quoi qu’il en soit, subsiste constamment un univers fortement manichéen où l’intervenant extérieur est sommé de “ choisir son camp ”. En l’absence de positionnement affirmé exigeant beaucoup de tact dans la relation carcérale. Le professionnel à l’initiative du rire dans la relation soignante se risque constamment au décalage, les détenus en position de dominés y lisant souvent un mépris amusé.

Les détenus perçoivent dans le regard des professionnels une mise à distance liée à leur condition : “ De toute façon, nous ne sommes que des prisonniers ”, dépourvus de droits. Beaucoup soulignent que les jugements sur les actes conditionnent en permanence ce regard, mais aussi la façon de soigner.

Certains types de délits fortement stigmatisés, comme les délits sexuels, entraînent une diabolisation intériorisée et surtout de nombreuses brimades et violences. En ce sens, la forte concentration de délinquants sexuels dans un établissement comme le centre de détention de Caen protège certainement les “ pointeurs ” du harcèlement violent qu’ils vivent dans d’autres prisons. Mais cette “ tranquillité ” se paie par l’impossibilité d’accéder à une commune humanité et par la relégation dans la catégorie de “ monstres ”. Ils ressentent dans la relation soignante cette diabolisation, ou au mieux cette psychiatrisation, sans pouvoir vraiment la décrire : comme ils le disent, “ c’est palpable ”, “ ça transpire ”.

D’autres idées préconçues circulent sur les services médicaux. Les représentations des détenus sur la prise en charge psychologique, d’abord, constituent un obstacle à leur accès. L’image du médecin des “ fous ”, des “ pointeurs ” et des “ toxicos ” est largement répandue en prison à propos des psychiatres, le travail des SMPR consistant avant tout à lui opposer un travail d’information sur leur activité. L’intervention de psychiatres experts judiciaires dans la carrière des détenus, tant au niveau du procès que dans l’application des peines, vient également brouiller négativement le travail des “ psys ” en prison qui y sont assimilés. Une confusion - parfois encouragée par certaines pratiques de coopération avec les juges de l’application des peines - s’instaure et vient renforcer la défiance des détenus.

Plus généralement, des glissements s’effectuent dans les représentations négatives, en passant du doute sur l’authenticité de la relation à la mise en cause de la compétence professionnelle. De l’illégitimité des détenus, on passe à l’illégitimité professionnelle de ceux qui s’en occupent. En premier lieu, ce sont les détenus eux-mêmes qui intériorisent les effets d’homologie sociale en répandant l’idée selon laquelle “ si des professionnels sont réduits à pratiquer en prison, c’est que personne n’en veut à l’extérieur ”. Le postulat généralement développé intègre un principe d’expiation sociale en niant la possibilité de pouvoir accéder à des soins identiques à ceux administrés aux personnes libres. Des considérations matérielles sont également avancées. La rhétorique du rationnement propre à la condition de détenu s’applique aux prestations soignantes, et avant tout aux médicaments, certains affirmant qu’une gamme limitée (voire périmée) est réservée à la prison. En évoquant les restrictions budgétaires, généralisées à l’ensemble des dépenses de santé, ils se considèrent en être les premières victimes. Ceux qui ont vécu l’introduction de la rationalisation accompagnant l’arrivée des pratiques hospitalières, et surtout ceux qui bénéficiaient d’un statut “ d’habitués ”, interprètent comme un rationnement l’impossibilité d’accéder à certaines prestations propres au fonctionnement “ familial ” antérieur, ce qui a modéré leur satisfaction vis-à-vis de la réforme.

Le milieu carcéral, traversé par la hantise de la mort, est également propice à la propagation des rumeurs. Les événements macabres viennent ainsi les alimenter, notamment les suicides, mais aussi tout ce qui peut impliquer la compétence des soignants. À Caen par exemple, le vieillissement de la population pénale et la multiplication des maladies graves alimentent l’image partagée d’un “ mouroir ”. Plus généralement, la lenteur d’intervention des soins est souvent mise en cause, notamment dans certains accidents. En ce sens, c’est surtout la nuit que l’angoisse de tomber malade est la plus grande chez les détenus, car il s’agit effectivement d’une situation à risque, ne serait-ce que par l’absence des soignants.

La métaphore animale (“ On est traité comme des chiens ”) qui ponctue très souvent les propos des détenus vient rappeler les liens, à l’oeuvre dans les mécanismes punitifs, entre la faute et la douleur, entre corps et châtiment. Son usage systématique a aussi pour fonction, dans la guerre d’usure que se livrent détenus et surveillants, de nier le caractère humain de la relation carcérale et ainsi d’ôter son sens au travail des surveillants. Tout en revendiquant l’accès à la dignité humaine, les prisonniers rappellent sans cesse leur illégitimité morale et sociale, ce qui induit une illégitimité de toute intervention à leur égard. S’ensuivent des relations de soins très ambivalentes, dont il faut accepter les données structurelles pour ne pas trop vite interpréter comme de l’ingratitude les griefs avancés à l’encontre des intervenants en prison.

Des suspicions émanant des soignants sur l’authenticité des demandes de soins viennent s’opposer à celles des détenus. Le spectre des usages détournés traverse en effet la relation soignante en prison et s’ensuit un processus d’inflation de la demande (“ Il faut en rajouter pour être cru ”). Si les détenus imputent cette “ chasse ” à la simulation à leur condition, il convient aussi de ramener l’évaluation morale des professionnels de la santé sur la légitimité de la demande et des usages des patients au contexte hospitalier, où l’accueil sans sélection est dévalorisé.

Au terme de cette interrogation sur l’accès des détenus au statut de patient, c’est l’impatience de ceux-ci qui permet de poursuivre notre investigation. Au-delà d’un effet d’enquête, la tendance à la récrimination à l’égard des soins, malgré l’amélioration objective de l’offre apportée par la réforme, renvoie à la condition carcérale des patients. L’impatience “ pratique ” que dénoncent souvent les soignants (“ Ils veulent tout tout de suite ” ; “ ils sont exigeants ”) interpelle la capacité de ces derniers à s’adapter à la spécificité de l’expérience carcérale du temps, sans remettre en question leur identité et leurs principes professionnels. Manifestant une impatience “ politique ” de voir les choses changer, les détenus, qui n’ont pas d’autres dérivatifs que la plainte ou l’exigence, deviennent de même réactifs à force d’être soumis à la dépendance et l’infantilisation.