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Mise en ligne : 16 mai 2006

Texte de l'article :

Introduction

Cette recherche porte sur la prise en charge sanitaire des détenus, dans le cadre d’une réforme, en 1994, transférant la médecine pénitentiaire au service public hospitalier. En interrogeant les articulations entre le social, le médical et le pénal, l’enquête s’achève à un moment où la question pénitentiaire est revenue à l’ordre du jour. Pourtant, loin de répondre à l’actualité politique ou à une logique d’évaluation, nous avons poursuivi un questionnement posé dès 1996 - une première étude pilote donna lieu à un rapport en 1997. C’est en respectant une temporalité propre à la recherche et en étudiant les processus d’évolution de l’institution carcérale, que nous avons pu décrire les multiples facettes des soins aux détenus et ainsi contribuer au débat public.

Si la question de la santé en prison est longtemps restée une question annexe d’une problématique strictement pénitentiaire, elle est devenue, pour des raisons extérieures à l’institution pénitentiaire, un enjeu de santé publique. La pandémie du sida a servi de catalyseur au renouvellement des problématiques de prise en charge sanitaire. Le développement de la toxicomanie et des pathologies qu’elle propage, la détérioration des conditions économiques et sociales et ses conséquences sanitaires, les politiques de réduction des risques, tous ces enjeux de santé publique ont imposé une reconsidération de la prise en charge sanitaire des détenus.

La réforme des soins en milieu carcéral est le produit de ce contexte. La loi du 18 janvier 1994, dans le prolongement des textes de 1986 créant les Services Médico-Psychologiques Régionaux (SMPR dépendant des hôpitaux spécialisés) et des dispositions de 1989 pour le traitement des séropositifs et malades du sida emprisonnés, repose sur deux grandes mesures : d’une part le principe du bénéfice de la protection sociale pour tous les détenus dès leur incarcération, d’autre part le transfert de l’organisation et de la mise en oeuvre du dispositif de soins en prison de l’administration pénitentiaire au service public hospitalier. Concrètement, pour assurer la prise en charge des soins somatiques, chaque établissement de santé jumelé avec une prison devait créer une Unité de Consultations et de Soins Ambulatoires (UCSA). Ces services sont animés par une équipe pluridisciplinaire composée de personnels hospitaliers, les anciens soignants pénitentiaires pouvant ainsi intégrer la fonction publique hospitalière. Les structures médico-psychologiques ont été renforcées par cette loi, dans une dynamique similaire.

Cette importante réforme a suscité des enjeux institutionnels importants, tant pour la prison que pour l’hôpital. L’implication de celui-ci participe d’une recomposition des politiques de santé et d’un redéploiement des pratiques et des espaces de prise en charge sanitaire face aux transformations de la question sociale, dans un contexte budgétaire difficile. L’arrivée du personnel hospitalier avec la réforme confirme un processus de décloisonnement de l’univers carcéral par l’intervention d’institutions extérieures à l’administration pénitentiaire. La réforme intervient au moment où la prison est plus que jamais confrontée aux doutes des personnels pénitentiaires, notamment des surveillants, de plus en plus formés alors que l’autonomisation des démarches de réinsertion, de soin ou de formation les confine aux seules “ missions ” de garde et de maintien de l’ordre. Les surveillants demeurent seuls à gérer les incertitudes et les contradictions de leurs fonctions, liées “ aux impensés de la prison ”.

Dans la mesure où en prison, quelle que soit sa mission première, chaque intervenant est enfermé dans une contradiction structurelle qui traverse le monde carcéral, pris entre la garde et l’entretien, l’interprétation par les acteurs de la réforme en termes de “ choc des cultures ” ne pouvait qu’appeler une recherche permettant de saisir les ajustements professionnels et les conditions dans lesquelles les malades incarcérés sont soignés. La sociologie des soins en prison proposée a consisté à observer et à identifier, d’une part, les conditions et les représentations de la prise en charge sanitaire des détenus et, d’autre part, les pratiques professionnelles et les usages des prestations soignantes qu’elle mettait en oeuvre. L’approche sociologique adoptée dans cette enquête se conçoit comme une démarche compréhensive des phénomènes, afin d’appréhender l’ensemble des points de vue avancés dans ces situations, qui n’ont pas de définition univoque. L’activité de soins en prison y est appréhendée comme une suite de négociations entre les différents acteurs aux intérêts divergents, l’observation sociologique consistant à rendre compte des manières dont s’élaborent des compromis, des arrangements et des accords.

La configuration organisationnelle et institutionnelle de la relation de service (Goffman) où s’interpose, entre les professionnels (soignants) et leurs clients (patients-détenus), un troisième acteur profane omniprésent dans la relation - l’administration pénitentiaire incarnée le plus souvent par les surveillants, mais plus généralement par l’ensemble du contexte carcéral - se prête bien à une analyse fondée notamment sur le concept d’“ ordre négocié ” (Strauss), que nous reprenons en termes d’ajustements. La confrontation des logiques propres aux différents acteurs impliqués dans cette relation impose une négociation des contraintes inhérentes à chaque univers professionnel.

À l’encontre du cadre interprétatif (“ choc des cultures ”) entretenu par les professionnels de santé pour mettre en avant leur appartenance à une communauté médicale unifiée en tirant tous les avantages moraux d’une confrontation avec l’institution pénitentiaire, nous nous sommes attachés à observer les segmentations professionnelles. Car si les soignants se présentent dans une neutralité affective (“ soigner sans juger ”) et une intégrité déontologique (“ chacun sa place ”), nous avons observé des manières différenciées de partager les compétences avec les autres professionnels. Des recompositions de pratiques et des redéfinitions du travail et de l’éthique professionnelle se mettent en place dans l’ajustement des logiques pénitentiaires et sanitaires, chacun tentent de légitimer son travail, menacé par la dévalorisation liée au cadre d’exercice.

Il fallait enfin inscrire ces recompositions de pratiques dans les trajectoires professionnelles leur donnant sens et étudier également les trajectoires des détenus afin d’analyser leur rapport à la santé et au corps, élément fondamental de l’expérience carcérale.

Cette enquête se situe au croisement des sociologies thématiques et permet une relecture de certains objets. Elle apporte une contribution à la sociologie carcérale, mais aussi à la sociologie de la santé et de l’hôpital, tout en se situant au coeur de la sociologie des professions.

La méthodologie qui découle de cette problématique se caractérise par une très grande importance donnée au travail de terrain. La perspective socioethnographique de cette recherche s’articule autour de deux méthodes complémentaires d’investigation : une enquête ethnographique d’observation de l’activité de soins en prison et une enquête par entretiens approfondis, permettant le recueil de récits de vie des détenus et de récits de pratiques des professionnels. Ce dispositif de recherche a nécessité une longue immersion dans deux établissements pénitentiaires. C’est en cernant les spécificités de nos terrains d’enquête - la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy (850 détenus en moyenne) et le centre de détention de Caen (400) - que nous avons pu nous dégager d’une approche monographique, en proposant une analyse générale des logiques sociales qui sont à l’oeuvre dans la prise en charge sanitaire des détenus.