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> Edito

Suicides et morts suspectes en prison

Mise en ligne : 28 novembre 2002

Dernière modification : 12 décembre 2002

Texte de l'article :

Plus d’une centaine de suicides sont annuellement répertoriés par l’Administration pénitentiaire ; un décès presque tous les 3 jours : sept fois plus qu’à l’extérieur. Parmi eux, une majorité de courte peine, de prévenus, de jeunes de préférence issus de l’immigration, de malades.

Pourquoi ? Désespoir, conditions de détentions et vétusté des infrastructures sont les raisons habituellement avancées. C’est pratique. La vétusté des prisons est un sujet à la mode ; l’abcès a été percé à force de témoignages, livres, rapports parlementaires. Le fait est connu de tous. Il ne fait plus débat ; justement. Le pragmatique gouvernement de M. Raffarin peut alors confier à M. Bédier le secrétariat d’Etat aux programmes immobiliers de la justice qui aura à cœur de construire [davantage de prison] (28) – notamment privées - … et de restaurer les autres pour mettre toujours plus de monde derrière les barreaux. Même réponse concernant « l’insécurité » en détention : on recrute des personnels pénitentiaires.

Mais le premier véritable problème posé par ces statistiques, est qu’elles sont globales : l’Administration pénitentiaire (AP) se garde bien de communiquer le résultat de son décompte macabre prison par prison. Chaque année, pour insupportable qu’il soit, ce total reste l’arbre qui cache la forêt ; un écran de fumée qui semble même troubler l’analyse de ceux qui se penchent sur ces questions, et répercutent ces chiffres officiels.

L’AP cultive de fait l’opacité la plus absolue sur ses propres chiffres : impossible d’obtenir par sa voix la répartition géographique de ces décès ; impossible d’obtenir des explications précises expliquant les conditions dans lesquels cette centaine de femmes et d’hommes meurt chaque année dans les prisons françaises.

Pourquoi ? Parce que les résultats seraient encore plus gênants, et pour le coup difficile à justifier par la seule détérioration des conditions matérielles de détention, ou le fameux désespoir. Parce que l’on s’apercevrait d’une étonnante disparité d’une prison à une autre. Parce que l’on s’apercevrait aussi que ce terme fourre-tout recouvre des situations fort différentes. Si l’on sait qu’à de nombreuses reprises des suicides ont été évités par la prompte intervention des personnels pénitentiaires, on s’étonne d’autant plus de leur manque de réactivité dans certains autres cas ; ou d’autres lieux.

S’agissant de personnes reconnues suicidaires, l’AP ne cesse de clamer son manque de personnel. Si donc, de son propre aveu l’Etat n’a pas, ou ne se donne pas les moyens de prévenir les suicides chez des gens dont on connaît la propension au passage à l’acte, comment justifier du maintient d’un régime de détention incompatible avec un véritable suivi psychologique ?

Quand ces suicides sont le fait d’un unique passage à l’acte, l’AP se soucie-t-elle de savoir comment et pourquoi ils craquent - ne serait-ce que pour répondre aux légitimes questions que se pose leur famille pour pouvoir faire leur travail de deuil ? Elle invoquera la violence des détenus entre eux, le racket, etc. Certes. Mais elle oublie singulièrement d’autres facteurs : les transferts qui rompent les liens que les prisonniers tissent en détention, et éloignent un peu plus leurs familles ; les placements à l’isolement, reconnu comme une forme de torture ; les refus ou les brutales suspensions de libération conditionnelle en lesquelles un individu a concentré tous ses espoirs ; les pressions de certains surveillants, les brimades et les vexations quotidiennes. Tout ce qui est développé pour briser un individu et le rendre docile ; quitte à avoir la main un peu lourde et en perdre un de temps en temps ?

Au-delà des fausses bonnes raisons avancées, c’est le cynisme qui entoure ces cas de suicides ou de décès suspects : un [décès suspect] est par exemple une mort qui survient après des menaces, des brimades ou des intimidations de la part de certains surveillants, avec au bout, une version officielle déclarant une mort par pendaison, alors que le corps n’en porte aucune trace, voire que la cellule ou le « suicide » aurait eu lieu ne permet techniquement pas de se pendre. Dans ces cas on découvre en revanche d’autres marques (coups, brûlures, etc.). Des images qui évoquent davantage la torture que le suicide.

Depuis la création de [l’Observatoire des suicides et morts suspectes en détention], nous avons vu de plus en plus de cas – étayés par des photos, des courriers, des témoignages de codétenus ou de familles – qui à tout le moins devraient immédiatement déclencher des enquêtes sérieuses et indépendantes. Enquêtes il y a, mais les conclusions corroborent toujours la version officielle, même lorsque les faits constatés par les enquêteurs eux-même ne collent pas…

Devant le mutisme, l’inertie, et le cynisme de l’AP, ce sont maintenant ces familles endeuillées qui doivent mener l’enquête, déposer plainte et se constituer partie civile, harceler des magistrats pour qu’au final, l’affaire soit classée sans suite.

Il ne s’agit pas ici de faire le procès de l’AP et de ses personnels en les englobant dans un gros phantasme, mais simplement de témoigner de cas où les preuves sont suffisamment tangibles et terribles pour ne pouvoir en aucun cas justifier une telle désinvolture. Le genre de faits que la France aime à dénoncer dans des régimes exotiques et lointains.

Ces familles dont la voix ne trouve que rarement écho et soutient auprès du monde associatif et de la presse, se regroupent et s’organisent. Des cas de plus en plus nombreux et suspects apparaissent. Ces familles sont décidées à se battre, et, puisqu’il semble impossible d’obtenir des juridictions françaises qu’elles se penchent sur des cas manifestement problématiques, d’épuiser tous les recours devant ces juridictions nationales pour pouvoir ester devant la Cour européenne de justice. Espérons que ces familles y rencontreront enfin des magistrats qui s’il le faut ne craindront pas de condamner la France… une fois de plus.

Il est plus qu’urgent que l’état mette enfin à plat et dans la transparence la plus absolue ses pratiques pénitentiaires ; qu’une commission d’enquête indépendante examine précisément chaque cas douteux, et que ses conclusions n’aillent pas seulement s’entasser au-dessus de celles des deux précédents rapports. La commission d’enquête parlementaire sur les suicides dans les prisons françaises réclamée par Mme Boutin devra avoir à cœur de faire la lumière sur un certain nombre de pratiques obscures : car tout se passe comme si l’AP s’acharnait à couvrir ce qu’il faudra bien un jour appeler des bavures, en attendant de trouver un mot plus juste. Car ce qui est caché avec autant de soin ne risquerait-il pas de s’avérer encore plus terrifiant ?

Jérôme Erbin
Président de Ban Public
[http://www.prison.eu.org/]