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(2006) La psychiatrie emportée par la tourmente sécuritaire

Publié le jeudi 28 décembre 2006 | https://banpublic.org/2006-la-psychiatrie-emportee-par/

La psychiatrie emportée par la tourmente sécuritaire
Et même la folie a cessé d’être innocente

Depuis vingt ans, par petites touches, les gouvernements successifs ont démantelé la psychiatrie publique. La suppression de dizaines de milliers de lits dans les hôpitaux s’est accompagnée d’une approche de plus en plus sécuritaire. Considérés comme dangereux plus que comme souffrants, trop de malades sont envoyés en prison. On en revient à une conception asilaire de la « santé mentale » qu’on croyait pourtant dépassée.

 Lorsque est survenu le drame de l’hôpital psychiatrique de Pau [1], en décembre 2004, les « fous » ont soudainement eu les faveurs des estrades, des plateaux de télévision et des gazettes. Non pour évoquer leur situation, si complexe, mais pour alerter le citoyen sur leur dangerosité. Pour ajouter à l’angoisse des victimes potentielles, qui déjà se sentent menacées par les délinquants sexuels, les terroristes, la grippe aviaire, les immigrés clandestins, les intégristes islamistes de tous bords, on a ravivé la vieille peur du fou. Prompt à la réaction, le ministre de la santé Xavier Bertrand a alors décidé l’octroi de crédits pour enrôler... des vigiles, pour doter les hôpitaux de boîtiers d’alarme individuels, pour créer rapidement des « chambres sécurisées », ainsi que des unités de soins intensifs en psychiatrie. Il a même évoqué la création d’unités pour malades agités et perturbateurs (UMAP), ce qui constitue, au fond, un rétablissement masqué des anciens pavillons de force.

Après un tel déluge, on est donc en droit de se poser la question : les malades mentaux sont-ils plus dangereux que le commun des mortels ? Non, répondent - unanimement, pour une fois - les psychiatres. Toutes les études montrent que, proportionnellement, la population générale commet plus de crimes. Les malades mentaux, au contraire, sont le plus souvent victimes de la violence, sociale, économique, physique parfois. Ils présentent en moyenne une espérance de vie inférieure de dix ans à celle de la population, du fait de leur vulnérabilité (agressions, maladies, accidents...).

Enfermer les malades pour les protéger ?
Bien sûr, la violence pénètre l’hôpital. « Nous y sommes de plus en plus confrontés, estime Mme Claire Garnier, la secrétaire du syndicat CGT de l’hôpital Paul-Guiraud de Villejuif (Val-de-Marne), en raison du manque de personnel - il y a parfois moins de deux infirmiers pour vingt malades - et du manque de formation des jeunes infirmières, à qui l’on n’a pas appris à gérer les situations tendues. » Selon elle, l’hôpital est confronté à l’arrivée de plus en plus fréquente de jeunes « limites », ayant perdu tout repère social, le « sens des règles et du respect », ayant souvent touché à la drogue. Le directeur de l’établissement, M. Eric Graindorge, confirme ces propos : « L’hôpital est ouvert, et la violence sociale l’investit. Les malades sont de plus en plus des déshérités qui apportent leur violence avec eux. La drogue entre dans l’enceinte de l’établissement, des gens de l’extérieur viennent pour en vendre aux patients. C’est l’hôpital qui doit aujourd’hui se protéger de la société. » M. Graindorge envisage donc d’instaurer un contrôle d’accès, à l’aide de cartes magnétiques et d’une protection individuelle avec bip pour les agents. Afin de protéger les malades du monde extérieur, on va donc de nouveau les enfermer.

Pour M. Patrick Chaltiel, psychiatre à Bondy et animateur d’un observatoire de la violence à l’hôpital de Ville-Evrard, dans la région parisienne, « lorsqu’il y a violence, le plus souvent, elle n’est pas due à la maladie, mais elle vient en réaction à une situation d’abandon, d’errance, de solitude, de manque de logement et de rejet dont sont victimes les malades mentaux ; la violence peut naître du sentiment de révolte que n’importe quel citoyen pourrait ressentir dans une telle situation ».

De surcroît, explique la sociologue Anne Lovell, « les représentations de la maladie mentale n’ont pas évolué depuis cinquante ans ». Une enquête menée en France entre 1999 et 2003  [2] montre que, si le « dépressif » est considéré comme accessible aux soins et à la guérison par 94 % des personnes, seulement 55 % pensent que l’on peut guérir un « fou » et 69 % un « malade mental ».

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a donc fait de la lutte contre la « stigmatisation » l’un des axes de sa politique de santé mentale. En France, cette volonté est présente dans presque tous les rapports officiels, notamment dans celui des psychiatres Eric Piel et Jean-Luc Roelandt [3] en 2001, qui a inspiré le plan de santé mentale du ministre de la santé de l’époque Bernard Kouchner [4], lequel prévoyait l’organisation de campagnes de sensibilisation en direction des professionnels de la santé et du grand public. Mais que valent ces intentions face à un mouvement de fond, celui d’une politique de sécurisation au cœur de laquelle se trouvent, naturellement, les malades mentaux ?

En réalité, la société pose la question de la folie d’abord en termes de sécurité. Pour preuve, deux textes encore à l’état de projet. Le premier concerne le « plan de prévention de la délinquance » élaboré par le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy. Les choses y sont clairement exprimées : « La prévention dans le domaine psychiatrique vise à prévenir la survenance de la crise de démence pouvant être une menace pour l’ordre public. » Pour faire face à un tel risque, le texte propose toute une série de mesures visant à privilégier la « sécurité » au détriment du soin. Par exemple, toute personne susceptible d’une mesure de contrainte psychiatrique - hospitalisation d’office ou à la demande d’un tiers - devrait être gardée en observation à l’hôpital pendant soixante-douze heures, le temps d’« affiner les diagnostics », mais surtout d’« améliorer la prise en compte des critères de sécurité, en permettant au maire d’agir sur un champ de compétence élargi, c’est-à-dire à l’égard des personnes dont les troubles mentaux compromettent la sûreté des personnes ou portent atteinte de façon grave à l’ordre public ».

Le maire - à qui le texte donne de nouveaux pouvoirs - pourrait saisir le juge de la liberté et de la détention, afin de pénétrer sans autorisation au domicile d’un présumé malade mental qui refuserait de se rendre à l’hôpital, ou d’en autoriser l’accès aux ambulanciers et aux forces de l’ordre. Il aurait également son mot à dire sur les sorties à l’essai liées aux hospitalisations d’office, à partir de critères de sécurité, on s’en doute, et non médicaux...

Le directeur d’hôpital pourrait également voir ses pouvoirs renforcés, par exemple celui de l’obligation de soins, alors qu’aujourd’hui cette mesure est d’ordre judiciaire. Il pourrait saisir le préfet afin de demander la transformation d’une hospitalisation libre en hospitalisation sous contrainte. Ce dernier pourrait exiger une contre-expertise s’il jugeait que l’avis des médecins n’allait pas dans le sens de la garantie de la sécurité publique. Enfin, pour couronner le tout, le texte propose la création d’un fichier national des personnes hospitalisées sous contrainte - actuellement, il est départemental - afin de conserver les données pour une durée déterminée, sans plus de précisions.

Le second document illustrant la volonté de penser la maladie mentale en termes sécuritaires est un rapport remis au ministère de la justice par M. Jean-François Burgelin, ancien procureur de la Cour de cassation. Sa première proposition consiste à créer un tribunal spécial pour juger les malades mentaux, « une audience spécifique statuant sur l’imputabilité des faits, afin de permettre un véritable débat judiciaire, même en cas de déclaration d’irresponsabilité pénale pour troubles mentaux de l’auteur ». On traînerait donc devant une cour spéciale des gens qui avaient été jugés incapables de l’être, avec le risque d’assister à une parodie de justice. Il s’agirait également, au fond, de constituer une « juridiction pour fous », sorte d’asile judiciaire. Singulière façon de reconnaître les malades comme des citoyens à part entière... Les raisons d’une telle proposition sont clairement exprimées : « La société contemporaine, aidée en cela par la vulgarisation du discours psychiatrique (sic), tend à penser que l’audience pourrait constituer une étape nécessaire au “travail de deuil” du plaignant, en ce qu’elle permettrait à ce dernier d’obtenir une explication plus détaillée sur les faits et d’être publiquement reconnu en sa qualité de victime. »

La seconde proposition de la commission Burgelin préconise la « création de centres fermés de protection sociale » destinés à accueillir, « une fois leur peine purgée », les personnes estimées dangereuses. Une sorte de « Guantánamo », qui ne serait donc ni la prison ni l’hôpital. L’enfermement pourrait durer un an, renouvelable en fonction de l’évolution de la dangerosité estimée. « Comment priver quelqu’un de liberté en ne se fondant sur aucun fait ? », s’interroge à juste titre le psychiatre Philippe Carrière, dans la revue Dedans, dehors de l’Observatoire international des prisons [5].

Cet arsenal juridique, existant ou à venir, ne constitue pourtant qu’une facette de la politique du tout-sécuritaire. Il y a aussi le tout-venant, comme, par exemple, les comparutions immédiates, qui envoient en quelques minutes un individu durant plusieurs mois en prison. L’expertise n’étant nullement obligatoire, et pratiquement jamais requise, nombreux sont donc les malades mentaux condamnés, alors que ni le juge ni l’avocat, souvent commis d’office, ne connaissent leur état réel (lire « Moins cher que l’hôpital, la prison »).

Cette « folie » sécuritaire ne peut être dissociée de la situation générale des malades mentaux en France et de l’exclusion dont sont victimes un nombre grandissant d’entre eux. Depuis une vingtaine d’années, les gouvernements successifs ont fermé des dizaines de milliers de lits dans les hôpitaux psychiatriques, au nom - toute honte bue - de la « fin de l’asile », supprimé le diplôme d’infirmier spécialisé, réduit les crédits, sans pour cela créer les structures alternatives à l’hôpital en nombre suffisant. C’est le constat du Haut Comité pour le logement des personnes défavorisées [6], dans son neuvième rapport, remis au président de la République en 2003. « Alors que l’hôpital psychiatrique assurait un hébergement à long terme, y lit-on, il a (...) vu son rôle évoluer vers des séjours dont la durée est limitée à la seule prise en charge de la période de crise aiguë. Or (...) les personnes qui quittent l’hôpital psychiatrique sont toujours des malades, elles nécessitent des soins permanents (...). C’est cette carence qui est à l’origine de la souffrance des familles qui les hébergent, mais aussi de leur forte représentation dans les prisons et parmi les sans-abri (...). C’est également l’efficacité du travail de suivi des équipes des centres médico-psychologiques qui est affectée. »

Ainsi un nombre croissant de malades mentaux échappent au système de soins, et on les retrouve, pauvres parmi les pauvres, exclus parmi les exclus, dans les hébergements d’urgence des associations caritatives ou dans la rue. Selon M. Alain Mercuel, psychiatre et responsable du réseau Santé mentale et exclusion sociale (SMES) de l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, « 30 % des SDF [sans-domicile-fixe] aujourd’hui présentent des troubles psychiatriques ». Ce que confirme M. Michel Triantafyllou, médecin-chef du service psychiatrique de l’hôpital Max-Fourestier, à Nanterre (Hauts-de-Seine). « Parmi les gens que m’envoie le centre d’accueil des sans-abri [7], explique-t-il, 25 % sont atteints de dépression, 25 % de troubles phobiques, et 30 % sont des psychotiques. Les troubles dépressifs peuvent très bien avoir été provoqués par le fait de se retrouver à la rue, les phobies ont généralement favorisé l’exclusion, mais les schizophrénies n’ont rien à voir avec la précarité. » Il s’agit donc bien de malades à l’abandon.

En fait, l’économisme dominant entend à la fois maîtriser la maladie mentale et la « gérer » au moindre coût. Pour cela, il met en œuvre une démarche cohérente dans le cadre d’un système de santé à deux vitesses - schématiquement, les riches dépressifs dans les cliniques privées, les pauvres psychotiques dans un secteur public exsangue. Au centre du dispositif se trouve l’hôpital - notamment les urgences de l’hôpital général -, chargé de gérer la crise lorsqu’elle survient, avec d’abord un traitement chimique - pour le plus grand bonheur des firmes pharmaceutiques - et des hospitalisations, les plus courtes possible.

Généralisation des traitements chimiques
Mais, comme la maladie mentale ne se soigne pas comme une grippe, les patients reviennent. Ce que les soignants nomment la politique du « tourniquet » ou de l’« éternel retour ». Pour faire face au problème de la chronicité - on ne sort pas de l’hôpital guéri -, le système renvoie les patients aux familles, qui supportent une charge énorme, au médico-social et de plus en plus au social, pour ne pas dire à la charité publique.

Pour opérer un tel renversement, il a fallu réduire à néant des dizaines d’années de travail théorique, remettre en cause, d’une façon ouverte ou rampante, le formidable mouvement de « désaliénisme » qui avait été lancé en France pendant la Résistance et à la Libération. Celui-ci prônait la fin de l’asile, qui, loin de soigner, aggravait l’état des malades, et le retour dans la cité, afin d’« utiliser le potentiel soignant du peuple », selon la belle phrase de Lucien Bonnafé, l’un des animateurs de ce courant. L’hôpital devait ne constituer qu’un outil parmi d’autres - dont il fallait d’ailleurs modifier le fonctionnement - et confier le soin à une équipe (psychiatres, infirmiers, aides-soignants, psychologues), pivot de l’organisation sur un territoire donné, le plus petit possible, le « secteur ». Cette démarche impliquait un autre regard sur la folie et la considérait dans toutes ses dimensions - sociale, psychique et biologique, humaine pour tout dire.

Désormais, le secteur est remis en cause au profit de « territoires de santé » plus vastes, avec un retour au regroupement des pathologies - comme au temps de l’asile, où il y avait le pavillon des gâteux et celui des agités - dénoncé comme aliénant par les psychiatres progressistes de l’après-guerre ; avec la contestation de la nécessaire « continuité des soins », dans et hors de l’hôpital ; avec l’apparition du concept flou de « santé mentale », qui noie délibérément la folie dans la « souffrance psychique » de masse, visant à « psychiatriser » la misère et à éviter de poser les questions sociales et politiques que celle-ci soulève.

La maladie mentale est de nouveau réduite - sous l’impulsion de la puissante psychiatrie américaine - à sa composante biologique, le malade réduit à d’hypothétiques dysfonctionnements de son cerveau. Il n’est plus un sujet avec qui l’on établit une relation, mais est devenu un objet dont on peut traiter chimiquement les symptômes lorsqu’il présente un danger pour la société, avant de l’envoyer mourir - psychiquement ou réellement - dans un foyer sordide, dans la rue ou en prison.

Patrick Coupechoux
Journaliste, auteur d’Un monde de fous. Comment notre société maltraite ses malades mentaux, Seuil, Paris, 2006

Source : Le Monde Diplomatique

[1Les corps mutilés de Chantal Klimaszewski, 48 ans, et de Lucette Gariod, 40 ans, ont été retrouvés le 18 décembre 2004 au matin dans le pavillon de gériatrie du centre hospitalier de Pau. Un jeune schizophrène, M. Romain Dupuy, interpellé le 29 janvier 2005, a reconnu être l’auteur des meurtres

[2« Santé mentale en population générale (SMPG) », réalisée par le Centre collaborateur de l’Organisation mondiale de la santé (CCOMS) et la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) auprès de trente-six mille personnes de 18 ans et plus en France métropolitaine

[3Eric Piel et Jean-Luc Roelandt, « De la psychiatrie vers la santé mentale », La Documentation française, Paris, juillet 2001

[4Bernard Kouchner, « L’usager au centre d’un dispositif à rénover », novembre 2001

[5No 50, juillet-août 2005

[6Organisme officiel créé en 1999, à l’initiative de l’abbé Pierre, composé de personnalités nommées par le président de la République

[7Centre d’hébergement et d’accueil des personnes sans abri à Nanterre, amenées chaque soir par la police ou par la Régie autonome des transports parisiens (RATP)