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Des « corps dociles » ?
Le Panoptique de Jeremy Bentham en théorie et en pratique

Source : Université de Lyon

par Neil DAVIE

Professeur de civilisation britannique à l’Université Lumière Lyon 2

In L’un sans l’autre : racisme et eugénisme dans l’aire anglophone. Collection « Racisme et eugénisme ». L’Harmattan, Paris, pp. 207-230, 2005

Le panoptique est un type d’architecture carcérale imaginée par le philosophe Jeremy Bentham. L’objectif de la structure panoptique est de permettre à un individu d’observer tous les prisonniers sans que ceux-ci ne puissent savoir s’ils sont observés, créant ainsi un « sentiment d’omniscience invisible » chez les détenus.

Dans un article de 1965, l’historienne américaine Gertrude Himmelfarb s’est plaint du « manque d’intérêt » de ses confrères en ce qui concerne le projet de Jeremy Bentham de faire construire une prison connue sous le nom du « Panoptique » [1]. Elle fait remarquer que les documents portant sur ce projet étaient à ce jour-là « passés en grande partie inaperçus »  [2] . La publication dix ans plus tard du livre de Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison [3], dans lequel le Panoptique prend une partie importante, mit fin à cette période d’oubli (quoique, comme nous le verrons, la lecture partielle et partiale de l’œuvre de Bentham de la part du philosophe français obscurcit autant qu’elle clarifie). Il s’ensuit un certain nombre de recherches par d’autres universitaires sur le Panoptique. Robin Evans a abordé le projet d’un point de vue architectural, Sean McConville de la perspective de l’histoire pénale, alors que un livre important de Janet Semple, paru en 1993, essaie de le placer dans un plus large contexte philosophique et politique du fin XVIIIe et du début XIXe siècles [4].

Notre but ici n’est pas tout à fait le même. Notre discussion du Panoptique sera divisée en deux parties principales. Tout d’abord, nous rentrerons dans les détails du projet pénitentiaire de Bentham, afin de explorer dans quelle mesure le Panoptique correspond à la description qu’en donne Foucault dans Surveiller et punir, et en particulier sa pertinence par rapport à la conception du philosophe français du « corps docile » ; conception qui considère le détenu comme une victime passive d’un État punitif omniscient et tout-puissant. Une deuxième partie sera consacrée aux retombées du projet de Bentham en Grande-Bretagne dans les années qui suivirent. Le Panoptique ne verra jamais le jour, au plus grand regret de son inventeur. Cependant, les gouvernements de l’époque, tout en rejetant catégoriquement les propositions du philosophe, finiront par bâtir une prison pour forçats à Millbank, sur la rive droite de la Tamise, non loin de Westminster. La construction de l’édifice débuta en 1812 et les premiers détenus seront admis en 1816. Une fois finie, la prison sera capable de loger 1200 prisonniers, ce qui la rend dès lors le plus grand établissement carcéral en Europe. Millbank incarne également, et de façon tout à fait intéressante, certaines continuités avec le plan original de Bentham. Cette deuxième partie portera donc en quelque sorte sur la concrétisation - bien que partielle - du panoptisme à Millbank. On tâchera enfin d’arriver à des conclusions quant à l’utilité du concept du « corps docile » de Foucault du moment où la prison quitte la planche à dessin de l’architecte-philosophe et se réalise en briques et en mortier.

Jeremy Bentham donne la description suivante de son projet pour un Panoptique ou « Maison d’inspection » dans un pamphlet paru en 1798 : Le bâtiment circulaire - une cage de fer, vitrée, une lanterne de verre, de la taille de Ranelagh  [5]- les détenus dans leurs cellules occupent la circonférence - les officiers et personnel dirigeant (aumônier, chirurgien, etc.), le centre. Par des stores et d’autres stratagèmes, les inspecteurs sont cachés ... de la vue des détenus : d’où un sentiment d’une sorte d’omniprésence invisible. Tout le bâtiment peut être surveillé sans devoir changer beaucoup - ou, si nécessaire, sans changer de tout - son point de vue.  [6]

Ces lignes contiennent à la fois les principes architecturaux fondamentaux du projet - - une grande tour de surveillance indépendante, entourée par un anneau continu de cellules donnant sur l’intérieur - et l’accent que met son créateur, déjà visible dans le néologisme qu’il invente pour le décrire [7], sur le besoin d’une surveillance à la fois permanente et cachée des détenus. Ou pour être plus précis, il met l’accent sur le besoin de créer une illusion de surveillance permanente, donnant aux prisonniers l’impression d’être observés, comme l’exprime Bentham « à chaque instant ». Les détails architecturaux du Panoptique - les cloisons, stores et fenêtres, l’éclairage, des étages à niveau de plancher variable - ont tous été spécialement conçus pour entretenir ce tour de magie, alliant, selon lui, « l’omniprésence apparente de l’inspecteur (si les ecclésiastiques me permettront l’expression) ... avec la facilité extrême de sa présence réelle »  [8] [...]
Le « fossé infranchissable » entre Bentham et ses détracteurs comme Howard et Holford pose des problèmes importants pour l’analyse foucauldienne du panoptisme. Pour Foucault, le Panoptique représente en quelque sorte l’aboutissement de l’élan réformiste. Mais comme nous l’avons pu constater, Bentham n’avait aucune envie de pénétrer les coins et recoins les plus secrets de l’âme criminel. « Je ne suis pas chercheur d’âmes, dit-il à la Commission Holford. Je ne peux que fier aux apparances » [9]. On peut imaginer la moue désapprobatrice que cette remarque a du provoquer [10].

La comparaison que fait Foucault entre le Panoptique et un laboratoire de naturaliste  [11] pose également problème. Il est vrai qu’il désirait maximiser la productivité de chaque détenu, chose lié étroitement à la logique de la philosophie utilitariste. Cependant, rien ne laisse croire que l’architecture panoptique, avec son anneau de cellules individuelles, a été conçu comme un moyen de différentiation à la Foucault [12]. D’ailleurs, à partir des années 1790, Bentham ne prônera plus l’isolement cellulaire ; affirmant que « mis à part de courtes périodes, [cette pratique] amène inéluctablement à la folie, le désespoir, ou plus souvent une apathie stupide » [13]. A la place de l’isolement cellulaire, Bentham préconise le travail surveillé dans de petites équipes ou « compagnies » de deux, trois voire quatre détenus, qui mangeraient, dormiraient, travailleraient, prieraient prendraient l’air ensemble. Bentham semble avoir changé d’opinion sur cette question en partie en raison des considérations humanitaires et en partie - pour certains, surtout [14] - par les opportunités mercantiles ainsi offertes, en forme d’économies de chauffage et d’éclairage, des conditions de travail plus flexibles, une meilleure motivation, ainsi que la possibilité de transmettre les compétences de homme en homme [15]. Sans doute, comme le suggère Margaret DeLacy (en parlant de l’ensemble des réformateurs), « l’intérêt personnel et l’altruisme étaient inextricablement mêlés » chez Bentham ; à tel point qu’il est futile d’essayer de peser la part de chacun [16].
La prison comme Foucault la décrit, comme un laboratoire destiné à la recherche scientifique sur les caractéristiques mentales et physiques du détenu, apparaîtra en Grande-Bretagne seulement pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, bien après l’âge d’or du panoptisme. C’est donc à ces années, et surtout à la période après 1860, que nous pouvons appliquer le concept foucauldien de « corps docile ».
Le régime mis en place à Millbank ne s’est pas avéré la panacée de discipline et d’amendement que l’on avait espéré lors de son ouverture en 1816 [17]. On assiste à des émeutes dans la prison en 1817 et en 1818 et de nouveau en 1826 et 1827 ; troubles liées à des plaintes à propos du régime alimentaire, du surmenage et de maltraitances de la part du personnel [18]. Plusieurs gardiens ont été agressés, et les détenus iront jusqu’à pendre le chat d’un des gardiens. Il est difficile de concilier ces événements à Millbank des années 1820 avec la conception du « corps docile » élaborée par Michel Foucault. Malgré la construction d’une prison selon les théories pénales dernier cri et au coût de presque 500 000£, bâtisse qui s’enorgueillit du système de double surveillance tant vanté par George Holford, on n’arrive pourtant pas à rendre les détenus « dociles », loin de là. Il est probable que le Panoptique de Jeremy Bentham, malgré son ingéniosité évidente, auraient souffert des mêmes carences. On ne peut être certain sur ce point, mais dans les rares cas où on a essayer de bâtir une prison dans d’autres pays à partir des principes panoptiques, les résultats se sont avérés hautement insatisfaisants et l’expérience de courte durée [19].

Même le régime mis en en place à la Prison de Pentonville, où chaque minute et chaque geste étaient comptés, disséqués et comptabilisés, s’est avéré incapable de créer la « docilité » absolue à la Foucault [20], un constat qui montre les limites de son analyse. Cependant, si on cherche une approximation des institutions carcérales dépeintes dans Surveiller et punir, où le châtiment agit « en profondeur sur le cœur, la pensée, la volonté, les dispositions ... une prise en charge méticuleuse du corps et du temps du coupable, un encadrement de ses gestes, de ses conduites par un système d’autorité et de savoir », c’est sur la Prison modèle de Pentonville qu’il faut se pencher, et non sur Jeremy Bentham et son projet panoptique. Vu à travers le prisme de totalitarisme du XXe siècle, l’omniscient « oeil de pouvoir » de Bentham est certainement, comme Big Brother de George Orwell, ou Sauron de J.R.R. Tolkien, un symbole terrifiant de pouvoir absolu entre les mains d’un État répressif. Cela dit, la véritable histoire du Panoptique et de la Prison de Millbank qu’il a inspirée, est plus complexe et en fin de compte plus intéressante ; histoire dans laquelle conflit et résistance se mêlent à la sujétion humaine et la surveillance impersonnelle. 

Extrait de l’ouvrage Michel PRUM (dir.), L’Un sans l’autre : racisme et eugénisme dans l’aire anglophone (Paris : L’Harmattan, 2005), pp. 207-230
Neil Davie Professeur de civilisation britannique, département d’études du monde anglophone, Université Lumière Lyon 2. Nail Davie est membre du laboratoire CERAN, Centre d’Etudes et de Recherches Anglaises et Nord-Américaines (EA 655)

pour aller plus loin : Bibliographie
1. OUVRAGES
Tracing the Criminal : The Rise of Scientific Criminology in Britain, 1860-1918, Oxford, Bardwell Press, (à paraître) 2005.
Les Visages de la criminalité : à la recherche d’une théorie scientifique du criminel-type en Angleterre (1860-1914), Paris, Kimé, 2004.
2. ARTICLES
« Corps et délinquance juvénile en Angleterre, c.1830-1865 », Temps de l’histoire, n°8 (à paraître), décembre 2005.
« Des Corps Dociles’ ? Le Panoptique en théorie et en pratique » in Michel Prum (dir.), L’Un sans l’Autre : racisme et eugénisme dans l’aire anglophone Paris, L’Harmattan, 2005, pp.207-230.
« Cacher le corps criminel : 1868 ou la fin des pendaisons publiques en Angleterre », in Michel Prum (dir.), Sang impur, Autour de la « race » (Grande-Bretagne, Canada, Etats-Unis), Paris, L’Harmattan, 2004, pp.45-69.
« Criminology », in Tom Pendergast & Sara Pendergast (dir.), Grolier Encyclopedia of the Victorian Era, 4t., Danbury, CT, Grolier Academic Press, 2004.
« Criminal Man Revisited ? : Continuity and Change in British Criminology, c. 1865-1918 », Journal of Victorian Culture, vol. 8.1, printemps 2003, pp. 1-32.
« A Criminal Type’ in all but Name : British Prison Medical Officers and the anthropological’ approach to the Study of Crime (c.1865-1895) », Victorian Review, vol. 29,1, 2003, pp. 1-27.
« Une des défigurations les plus tristes de la civilisation moderne’ : Francis Galton et le criminel composite », in Michel Prum (dir.), Les Malvenus, Race et sexe dans le monde anglophone, Paris, L’Harmattan, 2003, pp. 191-220.
« Identifier les tueurs-nés », Le Monde diplomatique, décembre 2002, p.31.
« Entre le fou et le sauvage’ : les théories scientifiques du criminel en Angleterre (1850-1914) », in Michel Prum (dir.), Corps étrangers, Paris, Syllepse, 2002, pp. 129-161.

S

[1En anglais « Panopticon ». Le terme français « Panoptique » fut utilisé dans le document présenté à l’Assemblée Nationale en 1791 : Jeremy Bentham, Panoptique : mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d’inspection, et nommément des maisons de force, éd. Etienne Dumont, Paris, 1791. Cet œuvre est reproduit intégralement dans une édition de Mille et Une Nuits, Paris, 2002

[2Gertrude Himmelfarb, « The Haunted House of Jeremy Bentham », in Richard Herr & Harold T. Parker (dir.), Ideas in History : Essays Presented to Louis Gottschalk, Durham (E-U), Duke University Press, 1965, p. 199

[3Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975

[4Robin Evans, The Fabrication of Virtue : English Prison Architecture 1750-1840, Cambridge, Cambridge University Press, 1982 ; Sean McConville, A History of English Prison Administration I : 1750-1877, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1981 ; Janet Semple, Bentham’s Prison : A Study of the Panopticon Penitentiary, Oxford, Clarendon Press, 1993

[5Ranelagh Pleasure Dome fut construit en 1742. Robin Evans fait remarquer que la fonction des deux bâtiments étaient complètement différente, même si il y avait quelques ressemblances sur le plan visuel. Peut-être, suggère Evans, la comparaison était volontairement ironique (Evans, op.cit., p.209)

[6Jeremy Bentham, Proposal for a New and Less Expensive Mode of Employing and Reforming CONVICTS (1798), cité dans « Select Committee on Penitentiary Houses » [Holford Committee], First Report, Parliamentary Papers, 1810-11, vol. III, p.667

[7« Cette maison de pénitence serait appelée panoptique, pour exprimer d’un seul mot son avantage essentiel, la faculté de voir d’un coup d’œil tout ce qui s’y passe » (Bentham, Panoptique, p.13)

[8Cité dans Himmelfarb, « The Haunted House », pp.201-202

[9« Select Committee on Penitentiary Houses » [premier rapport], p.646

[10Ailleurs, Holford écrivit : « ... le fondement du système des Penitentiaries, en contraste avec un simple désir d’infliger de la souffrance au détenu, restera toujours l’instruction religieuse » (George Holford, An Account of the General Penitentiary at Millbank, Londres, 1828, p.xli)

[11Foucault, op.cit., p.237

[12Evans, op.cit., p.217

[13Cité dans Semple, op.cit., p.132

[14Himmelfarb, op.cit., p.210-212. Janet Semple n’est pas du même avis (« Foucault & Bentham : A Defence of Panopticism », Utilitas, vol. IV, n° 1, mai 1992, p.115)

[15Semple, Bentham’s Prison, pp.129-133. De manière prévisible, la Commission Holford était horrifiée à cette suggestion de vie commune chez les détenus. Toute sorte de « fraude et vilenie » serait le résultat inévitable, selon eux. Dans son témoignage, Bentham tenta de rassurer la commission à ce sujet (sans grand succès), affirmant que les facilités de surveillance offertes par la tour centrale (à l’aide de lumière artificielle la nuit) découragerait ce genre de méfaits (« Select Committee on Penitentiary Houses » [premier rapport], pp. 575, 634)

[16Margaret DeLacy, Prison Reform in Lancashire 1700-1850, Stanford, Stanford University Press, 1986, p.227

[17Holford, An Account of the General Penitentiary, p.240

[18The Times, 23 mars 1827, p.4, col. b

[19Geis, « Jeremy Bentham », pp.65-66 ; Semple, Bentham’s Prison, p.313. Voir ci-dessus, note n° 12

[20Voir Michael Ignatieff, A Just Measure of Pain : The Penitentiary in the Industrial Revolution, New York, Pantheon Books, 1978, pp. 4, 9 ; Philip Priestley, Victorian Prison Lives : English Prison Biography 1830-1914, 2e édition, Londres, Pimlico, 1999