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Les suicides en milieu carcéral : prévenir ?

LES SUICIDES EN MILIEU CARCÉRAL : PRÉVENIR ?

Dr Philippe Carrière, médecin psychiatre, chef de service à l’hôpital de St Brieuc et consultant à la Maison d’arrêt de St Brieuc.

La sursuicidité

Le constat est maintenant bien établi : il existe en France une sursuicidité en milieu carcéral, ce dont témoignent à la fois le nombre de suicides (104 en 2001, 122 en 2002 [1]) et le taux de suicides pour 10 000 personnes détenues (21,5 en 2001, 22,8 en 2002). Ces chiffres sont en augmentation constante depuis une vingtaine d’années et surtout depuis le début des années 90 : 12,9 en 1991, 19,4 en 1995...

Diverses approches statistiques tentent d’affiner la connaissance du phénomène ; ainsi peut-on différencier les hommes et les femmes, les prévenus et les condamnés, les crimes et les délits, les maisons d’arrêt et les établissements pour peine, les français et les étrangers, les tranches d’âge... Il peut sembler possible de contester le taux global des suicides (rapporté à la population moyenne incarcérée) et de préférer rapporter le nombre de suicides au nombre total d’admissions en prison pendant l’année ; la différence soulignerait le risque de suicide pour les courtes peines (moins d’un an), dans une « clientèle » au profil social et pénitentiaire peut être particulier.

« le nombre de suicides est, en France, 6 à 7 fois plus élevé en prison qu’en milieu libre »

On retiendra que le nombre de suicides est, en France, 6 à 7 fois plus élevé en prison qu’en milieu libre ; dans tous les pays occidentaux d’ailleurs on note une telle sursuicidité : on se suicide 4 à 11 fois plus en milieu pénitentiaire que dans la population générale.
Il ne faut sans doute pas isoler le suicide des autres comportements de violence qui augmentent en milieu pénitentiaire, qu’ils soient autoagressifs (tentatives de suicides, automutilations) ou hétéroagressifs (voies de faits graves, bagarres entre détenus ou avec le personnel de surveillance) dont la fréquence semble s’être également accrue.
On doit, en tout cas, considérer que la prison rassemble un groupe d’hommes particulier, qui ne sont pas représentatifs de la « population générale » ; une certaine forme de sélection est réalisée, en regroupant des personnalités pour lesquelles la violence peut avoir été une fréquentation banale et précoce [2]. Par ailleurs, l’incarcération conduit à accumuler des situations problématiques, dont le passage à l’acte suicidaire peut être l’aboutissement.
La prévention des suicides en milieu pénitentiaire devrait donc conduire à prendre en compte d’une part les risques liés au milieu de vie carcérale et, d’autre part, ceux qui sont liés aux caractéristiques des personnalités incarcérées.

« 10 à 15% des suicides enregistrés ont eu lieu au quartier disciplinaire »

Un milieu suicidogène
Les conditions de l’incarcération ne sont pas sans effets. On sait l’importance des conditions de vie et l’impact de certains moments particuliers : l’entrée et le choc de l’incarcération, les 48 heures qui suivent l’écrou, la qualité de l’accueil, le respect des droits (accès à la douche, respect du corps), le maintien du lien avec la famille (notamment l’information sur le devenir immédiat des enfants pour les mères détenues). 10 à 15 % des suicides enregistrés ont eu lieu au quartier disciplinaire ; diverses recommandations ont déjà été formulées ces dernières années pour limiter le recours au QD au strict nécessaire, éviter le placement en « prévention » (c’est à dire avant que le détenu puisse être entendu par la commission de discipline), améliorer les conditions matérielles trop souvent
encore sordides, maintenir un lien avec l’extérieur (parloirs, radio)...
On ne peut négliger le rôle suicidogène de la vétusté des prisons, avec le manque de personnel, le manque de structures pour accueillir les primo arrivants, le manque d’ateliers de travail pour réinsérer socialement et économiquement, et la situation d’indigence de nombreux détenus...

Une population à risque
On doit aussi considérer que les individus qui passent par la prison font souvent partie de groupes pour lesquels les facteurs de risques suicidaires sont plus élevés que dans la population générale. Tout se passe comme si la population carcérale était présélectionnée parmi les individus à haut risque de suicide : leur sexe, leur âge, la dépendance aux toxiques (alcool, benzodiazépines, cannabis...), des trajets existentiels marqués dès l’enfance de ruptures affectives et d’instabilité familiale, la désinsertion et l’âpreté des relations sociales marquées souvent de violence, enfin la fréquence des antécédents de tentatives de suicide (selon certaines études 50 à 60 % des entrants) ; toutes ces données sont déjà, en milieu libre, des facteurs de risques.
Il est donc parfois difficile de différencier nettement les facteurs de risques qui relèvent de l’individu incarcéré et ceux qui sont liés au milieu carcéral ; bien plus, en matière de suicide les risques s’ajoutent : un toxicomane en souffrance par manque de drogue, peut entrer soudainement en prison après 96 heures de garde à vue, dans des locaux peu avenants ; il a les
vêtements qu’il portait lors de l’arrestation, quelles que soient les catastrophes physiologiques qui ont pu survenir... ; il est démuni d’argent, et donc de tabac, il ne sait pas si son amie est prévenue... ; avec un peu de chance, il verra le médecin « demain, ou lundi »...

Un profil psychopathologique
Même si on sait que le nombre de malades mentaux incarcérés est élevé (8% de psychoses graves !), le profil type des personnalités à risques de suicide n’est pas le plus souvent celui des troubles mentaux reconnus comme tels, généralement diagnostiqués et traités.
Il s’agit surtout de personnalité menacées par un sentiment de rupture de la continuité de leur être psychique ; un sentiment d’effondrement intérieur, souvent sans autres symptômes que des angoisses imprécises, sans élaboration d’une symptomatologie dépressive ; les expressions de rage et d’impuissance, de désespoir et de colère sont plus nets que la plainte, le ralentissement dépressif ou la culpabilité névrotique ; les choses perdent leur sens et les étayages classiques qui fonctionnaient dehors (copains, mère, métier, sport) ne fonctionnent plus dedans.
Ces personnalités agissent par « passage à l’acte », selon l’état affectif de l’instant ; le ressenti immédiat conduit à la décharge par l’acte, sans prendre le temps de penser l’émotion. « Docteur, je voudrais quelque chose qui m’empêche de penser » : telle est une demande fréquente de ce type de personnalité, qui ne supporte pas de ne pouvoir exprimer physiquement le mal-être ressenti ; habituellement « dehors », il y a l’alcool, la vitesse, la violence, la mise en jeu du corps ; « dedans » l’excitation ne trouve pas de débouché ; c’est l’ennui qui est l’horreur menaçante...
Soulignons l’habituelle dépendance de ces personnalités, qui oscillent entre une idéalisation infantile et une dévalorisation radicale de ce (et ceux) dont ils ont tant besoin : les produits toxiques ou médicamenteux qu’ils surconsomment (tout en reprochant aux médecins d’en donner...), les intervenants de la prison, l’épouse ou la mère attendue (et redoutée) au parloir, etc.

« le profil type des personnalités à risques de suicide n’est pas le plus souvent celui des troubles mentaux »
« Docteur, je voudrais quelque chose qui m’empêche de penser »

« Prévention du suicide des personnes détenues »
Tel est le titre du récent rapport remis aux Ministres de la Justice et de la Santé par le Professeur Jean Louis Terra. C’est un travail intéressant écrit dans le respect des règles actuelles de l’épidémiologie psychiatrique, avec toutes les qualités attendues d’un professeur de psychiatrie reconnu dans le domaine des processus d’évaluation qui se généralisent dans le milieu hospitalier. Contrairement aux rapports précédents (mai 1996, février 1999) écrits par des groupes de travail réunissant des personnels de la pénitentiaire, de la santé et des intervenants de plusieurs origines, ce texte est le travail d’une seule personne ; cela permet un côté plus incisif, plus percutant parfois, que les compromis obtenus dans des groupes qui obligent à plus de concessions et gomment les aspérités comme les audaces.
L’auteur a lu les rapports précédents et il présente une bonne analyse des textes et des documents qui lui ont été communiqués. Il a visité 17 établissements ; cependant la limite paraît être le côté ingénu, un peu candide même, d’une personne qui ne connaît évidemment pas le milieu pénitentiaire, sa culture organisationnelle propre, ses règles et ses codes, ses tabous et ses non-dits.

« Rapport Terra : la limite paraît être le côté ingénu, un peu candide, d’une personne qui ne connaît pas le milieu pénitentiaire »

Il propose un certain nombre de recommandations, pertinentes souvent, redondantes parfois avec les textes préexistants ; enfin certaines amènent des réserves, souvent liées, pensons-nous, à la méconnaissance des conditions de travail (du personnel sanitaire notamment) en milieu carcéral.
Il nous semble que manque à ce texte une réflexion minimum sur l’articulation entre le soin et la peine. Il n’est pas fait mention de ce
problème ; or, cette question n’est pas neutre en matière de suicide : ainsi la place des soignants à l’égard des décisions de placement en QD, les propositions sur une documentation partagée, l’usage éventuel de cellules sécurisées, etc., tout ceci suppose une réflexion éthique pour soutenir les décisions pratiques choisies. La prison n’est pas un hôpital, et les soignants doivent rester dans leur rôle spécifique. On ne peut que regretter la disparition de toute la réflexion de grande qualité menée par le COS (comité d’orientation stratégique) en 2002 sur le sens de la peine et la politique pénitentiaire
L’instrumentalisation de la psychiatrie pour autre chose que le soin est une tentation constante des services publics, en prison comme dans le champ de l’ordre public en général ; depuis 1838, toutes les discussions sur les lois qui régissent l’hospitalisation sous contrainte en psychiatrie (les « internements ») en témoignent. Or il s’agit bien d’un problème éthique : il pourrait y avoir modification du sens de la psychiatrie en prison.
Ainsi revient la suggestion habituelle de l’examen psychiatrique systématique avant une mise au QD ou en isolement. C’est une mesure qui peut sembler de simple « bon sens » à qui ne travaille pas en milieu pénitentiaire ; mais, outre la critique de « participer à la répression », c’est
une mesure qui change la donne : qui est en effet alors le demandeur de soins ? Certes, une offre de soins n’est pas toujours passive ; elle peut aller au devant d’une demande explicite et la rendre possible ; mais quand elle ne se fait plus du tout avec l’accord du patient, sans l’horizon d’une demande possible et d’une alliance thérapeutique qui se construit, on peut arriver à un effet pervers, en disqualifiant à l’avance le soignant mis en porte à faux avec le patient potentiel. Remarquons qu’à l’extérieur ce
sont des experts qui interviennent au nom de la justice et ce n’est pas le rôle du médecin traitant ; par ailleurs, que se passerat-il si le psychiatre refuse le placement au QD ? et qui prendra le risque d’autoriser « l’exécution de la sanction » si des menaces de suicides sont proférées ? Le projet de cellules sécurisées (sur le modèle des chambres d’isolement hospitalière) est ambigu : sont-elles pénitentiaires ou sanitaires ? le fait d’y être placé est-il déjà dans la sanction ?
La réalisation de soins sans consentement en milieu pénitentiaire pose aussi d’autres questions ; certes, le dispositif actuel pèche par sa lourdeur mais il est possible de douter que les unités sécurisées pénitentiaires en hôpital psychiatrique amélioreront les choses.
D’autres recommandations insistent sur la mobilisation de l’ensemble des acteurs du terrain ; ou encore sur la formation à l’intervention de crise. Qui ne souscrirait à la recommandation de « mettre en place un cadre de détention qui préserve la dignité du détenu et favorise la détection des personnes suicidaires » ?
Mais alors on a envie de dire « banco » sur les moyens qui devraient accompagner la mise en oeuvre de ces recommandations ! Car c’est un travail de longue haleine qu’il faudra pour changer l’atmosphère de maisons d’arrêt surpeuplées, « établir un climat propice aux confidences... réduire au maximum le stress et l’anxiété des personnes détenues...
assurance de ne pas être brutalisé, maintien des liens familiaux, activités
constructives et valorisantes... ». Où l’on retrouve l’idéal un peu candide, ou bien la confusion de la prison avec un lieu thérapeutique ?
Plusieurs recommandations semblent surtout valables pour les équipes soignantes des établissements importants (sièges des SMPR notamment) ; mais il reste que 150 établissements sur 187 n’ont que des moyens assez hétérogènes, quelques vacations hebdomadaires de psychiatres et psychologues, parfois un infirmier spécialisé...
Alors quelles seront les suites données concrètement à ce nouveau rapport ?
Son destin sera-t-il le même que celui du rapport de 1996, dont les recommandations ne sont pas encore toutes appliquées ? Y aura-t-il une vraie volonté de changement, malgré le rouleau compresseur sécuritaire qui paraît laminer les quelques améliorations des conditions de vie carcérale entrevus ces dernières années ?
D’ores et déjà c’est à un feu de paille médiatique que l’on a assisté : le jour qui suivit la sortie du « rapport Terra » fut le jour de la « Commission Stasi »... Le voile a tout recouvert !!

Les visiteurs des prisons (extraits du rapport Terra)
[les visiteurs de prison] jouent un rôle essentiel auprès des détenus isolés en constituant parfois le seul lien avec l’extérieur. Les demandes des détenus pour avoir un visiteur varient selon les régions. Leur fonction est multiple pour lutter contre le suicide. Ils ont un rôle de soutien et facilitent la mise en parole de souffrances. Ils peuvent détecter des situations à risque et alerter. Enfin, ils peuvent recevoir les confidences d’un projet suicidaire. (...) (...) Les visiteurs des prisons et l’ensemble des bénévoles ont aussi un rôle essentiel pour détecter notamment les personnes en rupture de confiance avec le réseau des professionnels. Chaque intervenant doit se sentir soutenu par une organisation prévue pour la prévention du suicide. Cette organisation définit les actions et les compétences de chacun. Le but est d’éviter une improvisation constante et le sentiment d’être seul face aux situations de détresse et sans recours. La confiance de chacun dans ses capacités s’étaye sur la fiabilité de l’organisation.

Source : ANVP

[1sans doute plus de 130 en 2003

[2d’autres éléments confirment cette « sélection » dans la population générale (quant au rapport au corps, à la filiation, etc.) : mariage plus précoce que les hommes du même groupe d’âge, nombre d’enfants plus élevés,etc...

 
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• Jericho 188 (journal de l’ANVP), (PDF - 334.5 kio)