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(1991) L’expérience de la maison d’arrêt de Rouen

L’expérience de la maison d’arrêt de Rouen
 Dr Betty CREVIER Médecin chef du S.M.P.R. Rouen Centre Hospitalier Spécialisé du Rouvray
 
 Le Service Médico-Psychologique Régional (S.M.P.R.) de la maison d’arrêt de Rouen est un secteur de psychiatrie rattaché au Centre Hospitalier Spécialisé du Rouvray à Sotteville. I1 existe aujourd’hui 18 S.M.P.R. dans les principales maisons d’arrêt de France. 
 
 Depuis trois ans le S.M.P.R. procède à un entretien de dépistage systématique pour toutes les personnes incarcérées à Rouen, qu’elles viennent de l’extérieur ou d’un autre établissement pénitentiaire. 
 
 1090 personnes ont été ainsi accueillies en 1990. Ce qui nous a permis de constater que parallèlement aux problèmes de toxicomanie qui sont bien connus, il existe dans la population pénale un véritable problème d’alcoolisme puisque 327 personnes (soit 32 %) ont reconnu avoir un problème avec l’alcool. Or cet entretien a lieu le lendemain de l’incarcération alors qu’aucune relation de confiance n’a pu encore être établie. On peut donc imaginer que le pourcentage des personnes concernées par l’alcoolisme est bien supérieur à 32 %... 
 
 L’antenne d’alcoologie
 A partir de cette constatation, il nous a semblé justifié de demander la création d’une structure spécialisée dans les problèmes d’alcool sur le modèle de ce qui existait déjà pour la toxicomanie (antennes de toxicomanie). La création de ces antennes d’alcoologie est d’ailleurs prévue dans les textes régissant le fonctionnement des S.M.P R. 
 
 La Direction Générale de la Santé a accueilli favorablement notre demande et l’antenne d’alcoologie a été créée en décembre 1989. Nous avons obtenu dans un premier temps 4 vacations hebdomadaires de médecin alcoologue puis en 1991 un poste de psychologue et un mi-temps d’assistante sociale. 

 Prise en charge des patients par l’antenne d’alcoologie
 Dès l’entretien d’accueil déjà évoqué plus haut, les personnes ayant reconnu avoir un problème avec l’alcool sont informées qu’elles seront reçues par le médecin alcoologue. Nous avons considéré en effet que cette reconnaissance du problème constituait l’équivalent d’une demande. Un traitement de sevrage est mis en place chaque fois qu’il s’avère nécessaire. Aucune personne n’a jusqu’à présent refusé (contrairement à ce que l’on observe avec les toxicomanes). 
 

 Courtes peines et gros délits
 Quels sont les délits qui ont amené les personnes à être incarcérées ? Deux cas sont à distinguer :
 
 1) Les courtes peines
Il s’agit de peines allant de 8 jours à 1 ou 2 mois de prison pour des délits commis par rapport au Code de la Route : conduite en état d’ivresse ou conduite sans permis.
 
 Il est important de préparer la sortie de ces personnes et de tenter de régler quelques problèmes dans un laps de temps extrêmement réduit. Or l’incarcération, même de très courte durée, a pu constituer un " choc ". Il nous faudra donc essayer de saisir cette occasion pour faire en sorte que le patient ne se dissimule plus les conséquences de sa consommation d’alcool et reconnaisse qu’il s’agit d’une maladie nécessitant des soins spécialisés. 
 
 2) Autres délits
Il s’agit ici de délits commis sous alcool mais dont la gravité est nettement plus importante : 
 délits liés à la violence comme coups et blessures volontaires, voire homicide involontaire ou volontaire, commis sous l’effet d’une alcoolisation importante (occasionnelle ou régulière)
incendies volontaires
délits sexuels (sur un adulte ou un enfant). En effet ceux-ci sont fréquemment commis sous l’emprise d’un état alcoolique, généralement occasionnel.
 
 
 Il s’agit souvent de gens qui, à l’occasion d’une fête ou d’un anniversaire ou simplement parce qu’ils en avaient envie, ont décidé de se " défoncer " (on remarquera qu’ils utilisent le même mot que les toxicomanes), c’est-à-dire de boire de manière excessive sur une période brève. Ils savent à l’avance qu’ils risquent d’avoir des problèmes car ils ont bu jusqu’à la perte de contrôle. Le délit survient dans ce contexte à la sortie d’un bal ou d’un café (coups et blessures volontaires, homicides) ou sur le chemin du retour ou à la maison (délits sexuels). 
 
 Dans le cas d’une incarcération longue, la prise en charge peut se faire plus facilement dans la mesure où une relation de confiance avec le médecin alcoologue peut réellement s’établir ; elle sera éventuellement complétée par une psychothérapie et le règlement des problèmes sociaux, extrêmement fréquents dans cette population, par l’assistance sociale de l’antenne. 
 
 Tout ceci va permettre d’aborder la sortie dans une perspective de soins et de suivi spécialisé. 
 
 A la sortie
 En matière d’alcoolisme, tout un réseau doit être mis en place autour de la personne ; ceci est encore plus vrai pour quelqu’un sortant de prison. 
 
 La création de l’antenne d’alcoologie nous a permis de nous intégrer dans le réseau de soins déjà existant dans le département. C’est ainsi par exemple que l’antenne travaille en collaboration notamment avec le psychiatre de la résidence des Cèdres (Centre de Réadaptation Sociale qui fait partie de l’oeuvre hospitalière de nuit) et avec l’association Emmaüs. Toutefois on s’est aperçu que d’une manière générale, il était difficile pour un ex-détenu, à sa sortie de prison, de prendre contact ou d’aller à un rendez-vous, même pris par nous, dans une nouvelle institution. Très fréquemment nous constatons que sa demande s’oriente vers l’équipe de la maison d’arrêt qui s’est occupée de lui pendant son incarcération. Aussi nous avons demandé la création d’un centre d’accueil post-pénal qui constituera un " sas " entre le travail effectué à la maison d’arrêt et le circuit normal. 
 
 Dès que possible (c’est-à-dire au maximum entre 3 et 6 mois après la libération) le patient devra cesser de venir dans ce centre et se faire suivre à l’extérieur du dispositif de psychiatrie pénitentiaire (C.H.A.A., associations d’anciens buveurs, secteurs de psychiatrie...). 
 
 Le " déclic "
 L’incarcération constitue-t-elle une circonstance favorable pour régler les problèmes d’alcoolisation ? Tout dépend des cas. 
 
 Dans certains cas, l’incarcération provoque manifestement un déclic. On le constate surtout pour les personnes qui ne sont pas trop isolées sur le plan social, familial ou professionnel. 
 
 L’âge n’entre pas forcément en ligne de compte (contrairement à ce que l’on observe chez les toxicomanes pour lesquels le déclic se produit souvent après un certain âge : " J’ai 28 ans, maintenant il faut que je vive autrement "). Avec les alcooliques, la prise de conscience peut survenir de façon très précoce, mais à la condition que l’entourage apporte quelque chose. 
 
 Le médecin alcoologue travaille en collaboration étroite avec le Juge de l’Application des Peines afin d’éviter, notamment en ce qui concerne les courtes peines, que l’incarcération ne provoque ou n’aggrave une situation de rupture dans la mesure où elle a pu créer des problèmes supplémentaires (perte de travail, perte du logement, rupture familiale ou conjugale...). Nous tentons également, autant que faire se peut, de mettre en place des aménagements de 1a peine (semi-liberté, travail d’intérêt général...) Tout ceci exige de notre part disponibilité et surtout polyvalence dans notre action ; tour à tour médecin, psychologue, assistante sociale, nous sommes aussi référent global sur le plan humain. 
 
 
 Cette année, nous avons mis en place dans les établissements concernés par notre sondage un projet global qui s’établira à partir de questions libres posées par les jeunes eux-mêmes et qui tentera d’éduquer chacun et chacune au respect de soi, de l’autre et à la responsabilité évoqués ci-dessus et bases de toute prévention. 
 
 Dialogue et prévention
 
 De plus en plus nombreuses sont aujourd’hui les activités de l’A.N.P.A. dans le milieu carcéral. 
 
 Il s’agit, la plupart du temps, d’entretiens individuels qui se déroulent à la demande de l’intéressé après proposition de l’infirmière ou de l’assistante sociale chargée d’établir la relation entre détenu et consultant. Les prisonniers sont-ils vraiment demandeurs ? On peut se poser la question de la motivation qui les anime : désir de s’informer ? Conscience d’une difficulté avec l’alcool ? Ou bien tout simplement besoin de contact, souhait de rompre avec la monotonie et le vide ambiants ? 
 
 Si certains établissent bien le lien entre l’alcool et le délit qui les a menés en prison (" Je suis sûr que je pourrais tuer après avoir bu " ...), d’autres n’y ont jamais pensé. " Dans les cas de viol, de larcin ou dégradation volontaire, l’ alcool a joué son rôle de psychotrope, facilitant le passage à l’acte sans que la personne en ait vraiment conscience, explique Alain Désiré, délégué du Comité départemental de prévention de l’alcoolisme de l’Indre. En revanche, ceux qui ont été incarcérés pour récidive en état d’ivresse font parfaitement la relation ". 
 
 Il est important de comprendre que même si le délit a été occasionné par l’alcool, il n’y a pas forcément alcoolo-dépendance. De même le détenu n’est pas toujours concerné lui-même directement, mais il peut être motivé par les problèmes qu’il a perçus chez un proche ou un parent. 
 
 " L’important est de créer un climat de confiance, commente Jacky Lemallier, animateur au CDPA de la Manche. Le problème alcool sera abordé ensuite. Il faut éviter surtout de moraliser ". Pour Alain Désiré, il s’agit souvent d’un " instant privilégié, qui peut donner à l’intéressé envie de repartir sur de nouvelles bases " . 
 
 La problématique est la même qu’ailleurs
 Des séances d’information sont également organisées au sein de la prison pour de petits groupes n’excédant pas en général huit personnes. Parfois, 1’" accroche " est constituée par une cassette vidéo diffusée sur le circuit de la télévision interne, comme cela se passe depuis deux ans à la Maison d’Arrêt d’Orléans. " Les gens intéressés viennent discuter " nous dit Michel Bérard, délégué du CDPA du Loiret. Le débat est alors filmé et peut donner lieu également à un passage sur circuit interne en présence de l’infirmière, ce qui facilite énormément le déclenchement du dialogue. " L’abord du problème de l’alcoolisme n’est pas forcément différent de ce que l’on peut voir hors des murs de la prison, tient à préciser Alain Désiré. La problématique est la même que celle qu’on trouve ailleurs et les comportements durant les séances d’alcoologie ne trahissent pas de particularités. Les prisonniers captent une information qui les amènera à réfléchir par la suite ". " On trouve même moins de réticence que dans la population générale, confirme Michel Bérard. Les gens n’hésitent pas à venir, même s’ils ne sont pas particulièrement concernés ". 
 
 Disponibilité qui se trouve néanmoins battue en brèche par les circonstances mêmes de la détention. " Résigné, fataliste, contraint à l’inactivité, étouffé par la lourdeur administrative, le prisonnier ne se trouve pas toujours dans les meilleures conditions pour effectuer un travail sur lui-même ", fait observer Jacky Lemallier. Les surveillants font parfois opposition à ce type de séances pas toujours bien comprises (" Allez, les alcoolos, c’est l’heure ! ") qui, leur imposent une surcharge de travail (accompagnement de chaque détenu dans la salle puis reconduite dans la cellule). A moins qu’ils ne craignent la désignation d’un problème qui ne les épargne pas plus que la population générale. Aussi des sessions de formation sont-elles également prévues pour les surveillants eux-mêmes. 
 
 Les surveillants font parfois opposition à ce type de séances pas toujours bien comprises (" Allez, les alcoolos, c’est l’heure ! ") qui, leur imposent une surcharge de travail (accompagnement de chaque détenu dans la salle puis reconduite dans la cellule). A moins qu’ils ne craignent la désignation d’un problème qui ne les épargne pas plus que la population générale. Aussi des sessions de formation sont-elles également prévues pour les surveillants eux-mêmes.
 
 L’après-prison
 Tout le travail mené par les animateurs vise essentiellement la sortie, l’après-prison. Au cours des entretiens comme des séances d’information, des jalons ont été jetés et le détenu sait qu’il pourra prolonger la relation ébauchée auprès du Comité départemental, du C.H.A.A. ou d’un médecin. La sortie de prison constitue un moment très délicat, car à la joie de la liberté retrouvée se substitue bientôt l’angoisse du lendemain, rendue plus douloureuse encore par la flétrissure de l’incarcération. L’ex-détenu peut alors très vite oublier résolutions et rendez-vous. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’était pas sincère au moment de l’entretien. Mais les circonstances ont changé et les efforts conjugués du Comité de Probation et des intervenants ne sont pas toujours suffisants pour éviter au nouveau libéré de se laisser happer par les pièges qui l’attendent. " La bonne relation avec des structures telles que le C.H.A.A. ou un foyer de post-cure constitue la meilleure chance qu’on puisse leur offrir. Malheureusement le temps a parfois manqué pour établir un lien suffisamment fort et le suivi en dehors des murs est extrêmement difficile. Nous perdons la trace de nombreuses personnes, déplore Jacky Lemallier. D’autant plus qu’il arrive que le prisonnier soit transféré sans que l’autorité administrative nous en ait informés. Du jour au lendemain, tout un travail de relation, de mise en confiance, s’écroule, du moins apparemment ". " Très peu de personnes continuent à nous voir après ", confirme Michel Bérard. 
 
 Ce n’est pas l’avis d’Alain Désiré qui, fort d’une longue expérience de travail en prison, évoque les liens qu’il a conservés avec de nombreux détenus. " Certains nous écrivent. On est même étonné des choses très fortes qu’ils peuvent transmettre. Avec parfois une propension à laisser déborder l’affectif ". 
 
 L’amorce d’un nouveau parcours
 La hiérarchie administrative oppose parfois de lourdes résistances à l’action préventive en imposant aux intervenants extérieurs des conditions impossibles à respecter, ou une incompréhension malencontreuse. Il est alors très difficile de mener une action suivie. Les relations avec le médecin prescripteur ne sont pas non plus toujours évidentes. Pas plus que ne sont toujours concluants les essais de sevrage, qui nécessitent un véritable suivi et tout un travail de réflexion. 
 
 Toutefois, même si les conditions sont loin d’être réunies, l’intervention reste d’une certaine manière un moment privilégié. " Pour la réflexion, d’abord, dit Jacky Lemallier. Il s’agit souvent de personnes démunies, avec un passé très lourd. La prévention leur ouvre une porte, introduit un message qui autrement ne serait jamais passé, amorce parfois un nouveau parcours ". " A condition, précise Alain Désiré, qu’on ait pu sortir du cadre strict de l’alcool et de l’échec. Il faut repartir sur de nouvelles bases, dynamiser une situation apparemment figée, faire remonter quelque chose à la surface, pour aller plus loin ". 
 
 Un travail de professionnel
 " Tout un travail qui, en aucun cas, ne peut être confié à un amateur, insiste Alphonse Gourlain, délégué du CPDA de l’Oise. De par la relation qu’il entretient avec le détenu, l’intervenant se voit investi de fonctions multiples. Simple contact, référent, thérapeute ? Le visiteur en tout cas se doit d’être disponible, attentif, dans des conditions parfois éprouvantes. D’où la nécessité d’une formation adaptée, et d’un travail en équipe, sans lequel une action en profondeur ne peut être menée. 
 
 La relation avec le prisonnier est d’une nature tout à fait particulière. Il est essentiel que l’intervenant se situe en dehors du champ de la justice. Il ne vient pas pour condamner, pas plus qu’il n’est là pour consoler d’ailleurs. Il se présente comme interlocuteur, avec une personne dont l’expression risque d’autant plus d’être paralysée que les faits qui lui sont reprochés sont graves. Le prisonnier doit savoir qu’on le considère comme un homme, pas comme un criminel. Or les actes s’interposent parfois lourdement. L’intervenant doit montrer qu’il peut entendre sans être détruit. C’est essentiel. Nous nous trouvons souvent en face d’une population qui n’imaginait même pas qu’il soit possible de rencontrer quelqu’un, d’établir des relations autres que de conformité sociale ou de pure nécessité. Cela n’a rien à voir avec le niveau culturel, c’est plutôt une aptitude à sortir de soi, pour mieux rencontrer l’autre. Or il est très important que les gens prennent du champ par rapport à ce qui est arrivé, sachent se resituer dans un nouveau projet, indépendamment des circuits de réinsertion existant par ailleurs ". 
 
 Libérer les appréhensions
 Inhumaine, misérable, la prison ? Oui. Mais un rayon de soleil peut parfois en percer les murs épais. Dans le cadre de l’Antenne Alcoologie de Fleury-Mérogis, Françoise Kourovsky, déléguée du CDPA de l’Essonne, anime des ateliers d’un genre nouveau. Le premier s’adresse aux moins de vingt ans et utilise le dessin pour support. Au travers des B.D. improvisées, les jeunes réussissent à s’exprimer sur l’alcool et la drogue d’une façon tout à fait personnelle, avec une aisance et une sincérité qu’ils n’auraient peut-être pas trouvée dans la parole. 
 
 Un second atelier, à l’intention des adultes cette fois, a choisi pour la première fois le mode musical. Les participants se sont d’abord réunis pour un brain-storming au cours duquel ont émergé une à une les paroles de la chanson. Le groupe a ensuite profité de la prestation d’un guitariste qui a aidé à mettre les paroles en musique. Et chacun, tour à tour, s’est mis à chanter. " Il est fascinant de voir à quel point ce mode d’expression libère les appréhensions, fait jaillir les témoignages, tisse des liens nouveaux. Le groupe avait d’abord opté pour une expression de type blues, choisissant à dessein des mots à sonorité traînante (cirrhose...). Et puis les choses ont évolué. Très vite, la musique s’est transformée en rock endiablé. C’était comme une légèreté acquise... La voix chantée, avec ses vibrations internes, n’est-elle pas un merveilleux passeport pour la découverte de soi-même, au-delà des mots, au-delà du présent ? Et puis, les chansons à boire n’ont-elles pas toujours montré le lien unissant musique et alcool ? 
 
 Pourquoi ne pas en profiter ? " Pourquoi ne pas profiter, en effet, de ce séjour forcé, pour mettre en oeuvre une prévention véritable, adaptée aux réalités du milieu auquel elle s’adresse ?