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Lettre en réaction au rapport Bénisti

Publié le jeudi 10 février 2005 | https://banpublic.org/lettre-en-reaction-au-rapport/

Lettre en réaction au rapport Bénisti 

Depuis quelques jours bon nombre d’enseignants-chercheurs, de chercheurs et d’étudiants de Sciences du Langage s’émeuvent d’un rapport dont ils viennent d’avoir connaissance. Il s’agit d’un rapport préliminaire remis au Ministre de l’Intérieur (D. de Villepin) par la commission prévention du groupe d’études parlementaire sur la sécurité intérieure, présidée par J.A. Bénisti, député du Val de Marne.
Ce rapport est disponible dans son intégralité sur le site du député M. Bénisti (cf. particulièrement p. 8 à 13).
 
La manière dont des questions de pratiques et de socialisation langagières servent indûment aux rédacteurs de ce rapport à « expliquer » et à « prévenir » la délinquance, nous a incités à réagir en tant que professionnels de l’étude du langage, des langues et de leur apprentissage.

Nous vous proposons de signer la lettre de réaction au rapport, présentée ci-dessous.

Il vous suffit pour cela d’envoyer (avant le jeudi 11/02, minuit) un message intitulé « signature » à l’adresse suivante : pierozak@univ-tours.fr

Pour que votre signature soit bien enregistrée, merci d’utiliser le format de signature suivant :
Nom Prénom, statut ou fonction, établissement

La lettre, accompagnée de la liste des signataires, sera sous peu mise en ligne sur plusieurs sites (Réseau Français de Sociolinguistique, Marges Linguistiques, Glottopol, AISL...) et envoyée :
- aux membres de la commission parlementaire auteurs du rapport ;
- au Ministre de l’Intérieur, D. de Villepin, principal destinataire du rapport ;
- à différents organismes de presses.

Afin de donner plus de poids à l’action, nous invitons par ailleurs chaque signataire à transmettre un exemplaire de cette lettre aux députés de sa circonscription (leurs coordonnées sont disponibles sur le site de l’assemblée nationale).
Dans le même but, chacun peut également transmettre cet appel à signature aux personnes de sa connaissance travaillant dans le domaine, et étant à ce titre directement concernées.

 

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Madame, Monsieur,

Dans le cadre de la préparation d’une loi sur la prévention de la délinquance annoncée par M. Dominique de Villepin, Ministre de l’Intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, un rapport préliminaire lui a été remis en octobre dernier par la commission prévention du groupe d’études parlementaire sur la sécurité intérieure (GESI), présidée par Jacques Alain Bénisti, député du Val de Marne.

Si c’est d’abord comme citoyens que nous avons pris connaissance de ce texte, c’est ici en tant que professionnels de l’étude du langage, des langues et de leur apprentissage que nous réagissons à la lecture de ce document. Celui-ci ne pouvait nous laisser indifférents, tant il regorge de simplifications outrancières, de contrevérités et de pseudo-évidences.

Avant de proposer des mesures qui se veulent préventives, les rédacteurs se livrent à un examen, période par période et dès “ le berceau ”, du parcours type d’un jeune délinquant.
Or, dans ce parcours type, le fait d’avoir des “ parents d’origine étrangère ” susceptibles d’utiliser “ le parler patois du pays ” à la maison constituerait, dans la chaine des causes, le premier facteur potentiellement générateur de déviance.
Les auteurs établissent ainsi d’emblée un lien implicite mais néanmoins direct entre bilinguisme et trajectoire déviante, tout en ciblant, par le recours à la désignation dévalorisante “ parler patois du pays ”, certains bilinguismes. Partant de ce postulat, ils préconisent que les parents s’obligent “ à parler le français dans leur foyer pour habituer les enfants à n’avoir que cette langue pour s’exprimer ” (p. 9). S’ensuit toute une série de mesures à mettre en œuvre dans le cas où les parents passeraient outre cette injonction première. Ces mesures médicalisent et partant, stigmatisent, les pratiques langagières et les locuteurs, alors même que le rapport s’émeut plus loin des effets possibles de la stigmatisation sur les enfants en échec scolaire (p. 15).

D’un point de vue sociolinguistique, ces déclarations appellent plusieurs remarques :
• Il est indéniable que la maitrise du français, langue de l’école et de la société est indispensable à l’insertion sociale des futurs citoyens. Mais, il n’en reste pas moins qu’assimiler, toujours de manière implicite, le bilinguisme à une pathologie et le mettre en rapport avec la délinquance est scientifiquement non fondé. En tant que linguistes, nous sommes en mesure d’affirmer, sur la base de nombreux travaux réalisés en France comme à l’étranger, depuis maintenant plus d’une trentaine d’années, que les choix de langues dans la communication familiale ne constituent pas en soi un facteur de risque. Il suffit de considérer la diversité des familles dans lesquelles plusieurs langues sont utilisées pour constater l’absence de corrélation entre bilinguisme et délinquance. En revanche, d’autres champs des sciences humaines et sociales montrent que certaines conditions de vie, caractérisées par une faiblesse des ressources matérielles et symboliques, augmentent les probabilités de “ carrière déviante ” pour les enfants qui sont socialisés dans ces cadres.

• L’État n’a pas vocation à réglementer les usages linguistiques au sein des espaces privés que sont les familles, même si les témoignages abondent de personnes à qui il a été déconseillé de parler leur langue à leurs enfants, au motif de risques d’échec scolaire. Cela est d’autant plus étonnant que l’État incite par ailleurs au maintien et au développement de la diversité linguistique. On en prendra pour seul exemple un extrait du B.O. hors série n° 1 du 14 février 2002, intitulé “ Objectifs et programmes pour l’école maternelle ” : “ Selon les ressources présentes dans la classe, dans l’école ou dans son environnement immédiat, les langues parlées par des élèves dont le français n’est pas la langue maternelle sont valorisées. On peut présenter des énoncés, des chants ou des comptines dans ces diverses langues, en particulier lors d’événements festifs (anniversaire d’un élève, fête dans l’école...), et mémoriser les plus faciles. L’intervention ponctuelle de locuteurs de ces langues est favorisée. ”
Comment un enseignant pourrait-il, en maintenant un minimum de cohérence dans sa pratique professionnelle, respecter les directives proposées dans ce rapport et les orientations officielles inscrites dans les programmes de l’école maternelle ?

Enfin, et sur un tout autre plan, le fait que nous soyons obligés de réagir par le biais de cette lettre aux élus de la nation, soulève deux questions plus larges :

• Cette réaction de notre communauté scientifique, directement concernée, pose, en premier lieu, avec une certaine acuité, la question des relations entre le monde de la recherche et celui de la décision et de l’action politiques. Certes, la décision et l’action appartiennent indiscutablement à la sphère politique, mais supposent une étape préalable d’information : quelle peut être, dans ce processus, la portée des recherches en sciences humaines et sociales ?
• En second lieu, les résultats de ces recherches financées essentiellement par l’État, ne devraient-elles pas avoir comme finalité ultime d’apporter des éléments de réflexion utiles à l’élaboration des politiques sociales ?

L’ensemble des signataires de cette lettre :
• Souhaiterait vivement établir un dialogue avec les auteurs du rapport - quel que soit leur degré d’implication dans les travaux de la commission - à propos des conceptions linguistiques qui sous-tendent ce document ;
• Se déclare également prêt à contribuer à toute opération de discussion / réflexion / concertation / conseil qui semblerait nécessaire à l’information de la sphère politique en matières de questions relatives aux langues (Contrat d’accueil et d’intégration, didactique du français et des langues étrangères, politiques linguistiques en faveur du français, des langues régionales, des “langues de France”, des langues en Europe, du français dans le monde, etc.).