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(1999) Médecins de l’ombre. . . Médecine à l’ombre.

Publié le samedi 18 décembre 2004 | https://banpublic.org/1999-medecins-de-l-ombre-medecine/

Médecins de l’ombre. . . Médecine à l’ombre. . .
Par le Docteur Philippe Deharvengt 

Chers Confrères , le saviez-vous ?

Avec quelque 830 détenus , répartis dans trois Etablissements Pénitentiaires, notre beau département pourrait figurer au GUINESS-BOOK des records pour la densité de sa population pénale (1 prisonnier pour 465 habitants, pour une moyenne nationale d’environ 1 pour 1000 ).

 Pour la majorité d’entre nous , un ou plusieurs de nos patients ont été, sont ou seront incarcérés dans l’un ou l’autre de ces Etablissements (essentiellement la Maison d’Arrêt de Périgueux , lieu de passage obligatoire, comme on le verra ). D’autre part, certains d’entre nous comptons parmi nos patients des personnes travaillant, en uniforme ou en civil, derrière les grilles de l’un de ces trois Etablissements .

Par nature, l’Univers carcéral est un Univers clos, donc chargé de mystères et de fantasmes . .
Quelle est la particularité de chacun de ces trois Etablissements ?
Qui sont les Médecins ayant en charge cette population pénale ?
Quelles sont les spécificités et les contraintes de la Médecine Pénitentiaire ?
En quoi consiste la réforme en cours d’élaboration de cette Médecine en milieu carcéral ?
Enfin , quelle peut-être la motivation de ces Médecins qui acceptent de soigner derrière les barreaux ?
Telles sont les questions auxquelles , bien modestement , mais fort de l’acquis de dix années d’exercice médical comme vacataire à la Maison d’Arrêt de Périgueux et d’une année au sein de l’équipe médicale du Centre de Détention de Neuvic , je m’efforcerai de répondre .

Etat des lieux. . . 
Les trois Etablissements Pénitentiaires de Dordogne sont :
-une Maison d’Arrêt, à Périgueux
-un Centre de Détention, à Neuvic sur l’Isle
-un Centre Pénitentiaire, à Mauzac
Voici, très succintement, leurs caractéristiques et spécificités respectives :
1°) la Maison d’Arrêt de Périgueux :
- Capacité théorique : 98 détenus ( mais , en fait , cet effectif est très régulièrement dépassé ) .
- Mission : détention " préventive " , c’est-à-dire accueuil provisoire de délinquants ou criminels issus du milieu libre ( sauf récidivistes déjà condamnés pour d’autres méfaits ) , écroués à l’issue d’une garde-à-vue dans les locaux de la Police ou de la Gendarmerie , placés sous " mandat de dépôt " par un Juge d’une Juridiction de Dordogne ( puisqu’il n’existe qu’une Maison d’Arrêt dans le Département ) . Ils ont le statut pénal de " prévenus " ( on dit aussi qu’ils sont placés en " détention préventive " ) . Ils sont à la disposition de la Justice pour les besoins de l’Instruction , jusqu’à leur jugement et leur éventuelle condamnation , qui , si le reliquat de peine de prison ferme excède une année , entrainera leur transfert dans un Etablissement de Peine . Le Magistrat-Instructeur justifie le maintien en détention par les nécessités de son enquête : empêcher la dissimulation , la falsification ou la destruction de preuves , s’opposer à la subornation de témoins , interdire l’évasion , et , plus généralement , rendre impossible toute action de nature à retarder ou fausser le cours de l’Instruction .
La Maison d’Arrêt a également pour mission d’héberger des délinquants condamnés à de courtes peines ( en principe inférieures à un an ) .
- Durée de séjour : compte-tenu de ce qui précède , on comprend qu’elle soit éminament variable , allant de quelques jours à plusieurs années , selon la durée de l’Instruction . La durée moyenne est d’environ trois mois ; la durée maxima que j’ai connue a été de cinq années .
- Flux annuel ( " turn-over " ) : 400 , soit 7 à 8 entrants et sortants par semaine .
- Personnel :
 - en uniforme ( gradés & surveillants ) : 39
 - en civil ( greffiers , éducateurs , instituteurs & formateurs ) : 5
- Médecins : Dr.Philippe DEHARVENGT
- Psychiatre : Dr.Jacques HINDERYCKX
- Dentiste : Dr.Pierre RAVAUD
- Infirmière temps partiel : Mme.Joelle SCHERRER
- Prévalence du V.I.H. ( enquête à jour donné début Juillet 1995 ) :
 -séropositifs : 5 -dont SIDA classe 4 avec traitement spécifique : 2

2°) le Centre de Détention de Neuvic :
- Capacité : 400 détenus
- Mission : Etablissement de Peine ; accueuil de détenus récemment condamnés par des Tribuneaux du Grand Sud-Ouest ( Aquitaine , Midi-Pyrénées , Poitou-Charente et Centre-Ouest ) , à des peines d’emprisonnement variant de un à cinq ans ; ils proviennent donc d’une Maison d’Arrêt du Grand Sud-Ouest .
- Durée du séjour : de 1 à 5 ans ; durée moyenne : environ 2 ans . Possibilités de permissions de sortie en fin de peine ( week-end ou quelques jours ) , afin de préserver ou restaurer les liens familiaux , trouver un travail , etc...
- Flux annuel ( " turn-over " ) : effectif incomplet actuellement ; en cours de " montée en charge " ; environ 15 entrants hebdomadaires .
- Particularité : le Centre de Détention de Neuvic est un Etablissement récent de par sa conception et sa réalisation , issu de la loi Albin CHALANDON , ancien Garde des Sceaux , loi connue sous le nom de : " Programme 13000 " , qui a permis la réalisation en un temps record , vue l’urgence de la surpopulation carcérale des années 80 , de 13000 places supplémentaires dans des Prisons ulta-modernes dont la construction , la maintenance , l’hébergement , la restauration , la blanchisserie , les ateliers de formation et de production , ainsi que la Santé , ont été concédés à des entreprises privées prestataires de services ; il s’agit ici de la S.I.G.E.S. ( Société d’Investissements , de Gestion et de Service ) , qui est une filiale de la SODEXHO . L’Administration Pénitentiaire fournit le personnel responsable de la sécurité .
- Personnel pénitentiaire en uniforme ( gradés et surveillants ) : 110
- Personnel civil ( S.I.G.E.S. ) : 36
- Médecins : -Dr.Dominique PUEL -Dr.Alain BOUYSSOU -Dr.Philippe DEHARVENGT
- Psychiatres : -Dr.Jacques HINDERYCKX -Dr.Torkom MEGUERDITCHIAN
- Dentiste : -Dr.François PALEM
- Pharmacien : -Patrick SAINT-YRIEIX
- Infirmières : -Mme.Françoise GRELLETY -Mme.Chantal LENOIR -Mme.Florence MARTRENCHARD ( 1/2 temps ) -Mme.Patricia CUMENAL ( 1/2 temps ) -
- Prévalence du V.I.H. ( enquête à jour donné début Juillet 95 ) :
 -séropositifs : 13 -dont SIDA stade 4 avec traitement spécifique : 3

3°) le Centre Pénitentiaire de Mauzac :
- Capacité : 330 détenus
- Mission : Etablissement de Peine ; accueuil de détenus parvenus à la fin d’un long cursus carcéral , dont le reliquat de peine est de peu d’années . Il s’agit d’un " sas de décompression " pour détenus issus d’Etablissements Pénitentiaires de long séjour , où ils ont passé généralement plus de dix années derrière les barreaux . L’objectif est de faciliter leur réinsertion , en tentant de les sociabiliser . . . Objectif ambitieux , pour lequel l’Administration Pénitentiaire n’a pas lésiné . Ne dit-on pas qu’elle aurait fait appel à des architectes du Club Méditerranée , qui auraient conçu des structures conviviales dites " lieux de vie " regroupant plusieurs cellules autour d’un coin-salon avec kitchennette , sur le modèle Scandinave . . . Il y était également prévu des " chambres d’amour " destinées à faciliter les retrouvailles conjugales ; mais , à ma connaissance , ce projet n’a pas encore abouti . Les détenus bénéficient d’un régime assez libéral ; ils ont la possibilité de se livrer à des travaux agricoles à l’extérieur de l’enceinte , etc... De fait , il s’agit d’un site expérimental de réinsertion , que les Ministres de la Justice des Pays de la Communauté Européenne et de quelques autres Pays viennent visiter avec intérêt et curiosité . . .
- Durée de séjour : de 1 à 3 ans
- Flux annuel ( " turn-over " ) : 100
- Personnel :
 - en uniforme ( gradés et surveillants ) : 90
 - en civil : 17
- Médecins : -Dr.Dominique AMIET -Dr.Bernard COUGOUL
- Psychiatre : -Dr.Torkom MEGUERDITCHIAN
- Dentiste : 1
- Infirmières : -2 plein-temps -1 mi-temps
- Prévalence du V.I.H. ( enquête à jour donné début Juillet 95 ) :
 -séropositifs : 2
 -SIDA stade 4 avec traitement spécifique : 0
Il faut noter que ces trois Etablissements n’accueillent que des hommes . Il existait à la Maison d’Arrêt de Périgueux un petit Quartier de femmes , d’une capacité d’une dizaine de détenues ; il a été fermé en 1988 pour cause de taux d’occupation insuffisant . Les femmes vont maintenant en Maison d’Arrêt à Limoges ou Bordeaux-Gradignan .
Enfin , il faut savoir que chaque Médecin exerçant dans l’un des trois Etablissements Pénitentiaires a reçu une formation spécifique pour animer en détention une Antenne du Centre de Dépistage Anonyme et Gratuit du V.I.H. ( C.D.A.G. ) , rattaché au Centre Hospitalier de proximité : Périgueux pour la Maison d’Arrêt et le Centre de Détention de Neuvic ; Bergerac pour le Centre Pénitentiaire de Mauzac .

Une médecine différente.

L’exercice médical en milieu carcéral est-il différent de l’exercice libéral ou hospitalier ?
Sans aucun doute la réponse est " OUI " ; et cela pour de multiples raisons .
Non qu’il existat plusieurs façons d’exercer ; encore moins que la population pénale fut médicalement une " sous-population ", indigne de la qualité des soins due à la population libre .
Mais la Médecine Pénitentiaire est confrontée à de lourdes contraintes , et la population pénale comporte sa spécificité propre dans les domaines épidémiologique , psychiatrique , culturel , social , médico-légal , etc...

 La première particularité , et non la moindre , de la Médecine en milieu carcéral , est l’absence de libre choix du Médecin par le Patient . L’incarcération entraîne la perte d’un grand nombre de libertés , tout en garantissant certains droits , dont le droit à la santé . Mais les détenus n’ont pas le choix du Médecin ; celui-ci apparaît ainsi comme " commis d’office " ; ce qui n’enlève rien à sa responsabilité professionnelle , bien au contraire ! . . . Mais cela change bien des choses dans la relation Médecin-Malade . N’ayant pas choisi son Médecin , le détenu a naturellement tendance à considérer celui qui lui est imposé comme un représentant de l’Administration Pénitentiaire , celle-ci étant elle-même au service de l’Appareil Judiciaire ( mais , n’en va-t-il pas de même pour les grandes Administrations : Mines , S.N.C.F. , Poste , Armée etc..., dans lesquelles les Médecins sont à la fois juges et parties , toutes fonctions confondues : aptitude au travail , responsabilité de l’employeur , éducation pour la santé , campagnes de prévention , soins aux assujettis et à leurs ayant-droits ? . . .) .
 Il s’en suit une inévitable réaction de défiance , souvent majorée par des revendications sinistrosiques et des tentatives de manipulations opportunistes .

 Autre spécificité , la pathologie carcérale . C’est un lieu commun de dire que la population pénale est un concentré de l’exclusion , de la marginalité , du mal des banlieues .

 Lieu commun d’évoquer la drogue . . . Elle est omniprésente . Dehors , bien sûr ; mais aussi intra muros . . . Elle s’infiltre . . . Comment ? comme toutes les poudres ! . . . Elle alimente toutes les pressions , tous les rackets , toutes les violences . Chaque consultation peut masquer une demande toxicomaniaque , une déviation thérapeutique , soit pour l’usage de l’intéressé lui-même , soit , et c’est fréquent , pour un co-détenu exerçant un racket . Chacune de nos prescriptions doit être pensée dans ce sens .

 D’autre part , la vie carcérale est par elle-même fortement pathogène , agissant comme un miroir grossissant , quand ce n’est comme un révélateur , de la pathologie en milieu libre .
 Il y a d’abord le traumatisme de l’incarcération , qui fait suite à l’épreuve de la garde-à-vue ( la plupart des tentatives de suicide ont lieu dans les dix premiers jours de la détention ) .
 Il y a surtout les relations entre détenus : la violence omniprésente , le racket déjà mentionné ; et aussi la ségrégation , les authentiques truands ( les " caïds " ) menant la vie dure aux " pointeurs " ( c’est ainsi qu’en jargon carcéral on désigne les violeurs et pédophiles de tous poils ! . . . ) .
 C’est , dans bien des cas , l’analphabétisation , l’absence d’accès antérieur aux soins médicaux , psychiatriques , dentaires ; l’absence de notions d’hygiène élémentaire . C’est , évidemment , la séro-prévalance du V.I.H. , des Hépatites , des M.S.T. ; mais c’est aussi la pathologie psychiatrique , les tentatives de suicide , les auto-mutilations ; également le retour en force de la tuberculose ( qu’elle soit ou non une infection opportuniste du V.I.H. ) , et , d’une façon générale , toutes les pathologies liées à l’exclusion .

 Difficultés auxquelles il faut bien souvent ajouter l’obstacle de la langue ( 1/4 à 1/3 des détenus ne comprennent pas ou comprennent mal le Français ) . Il faudrait également parler du Secret Médical , qui , malheureusement , dans ce milieu clos qu’est la Prison , prend trop souvent des allures de secret de Polichinelle . . . "

QUID " de la réforme de la médecine carcérale ? 

Que peut-on attendre de la réforme qui se met en place actuellement , et qui sera effective d’ici à la fin de l’année 1995 ?
 D’abord , quelle est-elle ?
 Voulue et élaborée par un précédent Gouvernement ( Michel VAUZELLE , Garde des Sceaux , et Bernard KOUCHNER à la Santé ) , ratifiée par leurs successeurs respectifs ( Pierre MEHAIGNERIE , Garde des Sceaux , Simone VEIL et Philippe DOUSTE-BLAZY à la Santé ) , elle constitue une avancée indéniable destinée à pallier certaines des insuffisances du système actuel .
 Cette réforme comporte deux volets :
 1°) Un transfert de tutelle de la Médecine Pénitentiaire , qui , du Ministère de la Justice passe à celui de la Santé , via des conventions signées entre chaque Etablissement Pénitentiaire et l’Hôpital de proximité .
 2°) L’affiliation de tous les détenus à un régime de Sécurité Sociale .

N.B. : le Centre de Détention de Neuvic , régi par la loi Albin CHALANDON connue sous le nom de " Programme 13000 " , où la Santé est concédée à l’Entreprise privée , n’est pas concerné par cette réforme .

 Il s’agit d’un changement radical , voire d’une redéfinition de la Mission de la Médecine Pénitentiaire . Jusqu’alors , la préoccupation majeure de " l’employeur " ( à savoir le Ministère de la Justice , via l’Administration Pénitentiaire ) était que le plus grand nombre de détenus soit dans un état de santé compatible avec le maintien en détention , afin de ne pas échapper à la Justice . Dorénavant , cette notion restrictive de la Mission sera élargie à une dimension de Santé Publique , comportant , outre les démarches diagnostiques et thérapeutiques actuelles , des actions statistiques et épidémiologiques , d’information , de prévention , toutes actions qui , jusqu’alors , étaient laissées à la libre initiative du Médecin de l’Etablissement , à charge pour lui de se débrouiller pour trouver les moyens matériels et financiers pour entreprendre et développer ces actions .
 En ce qui concerne la Maison d’Arrêt de Périgueux et le Centre Pénitentiaire de Mauzac , les personnels médicaux et para-médicaux actuellement en poste conserveront leurs fonctions , sous la tutelle d’un Praticien Hospitalier , Chef de Service de l’Hôpital de rattachement , au sein d’antennes hospitalo-pénitentiaires appelées : " Unités de Consultations et de Soins Ambulatoires " ( U.C.S.A. ) .
 Il s’agira , pour la Maison d’Arrêt de Périgueux , du Dr.J.P.MERAUD , Chef de Service de Dermato-Vénérologie et responsable du Centre de Dépistage Anonyme et Gratuit ( C.D.A.G. ) au Centre Hospitalier de Périgueux ; et , pour le Centre Pénitentiaire de Mauzac , d’un Chef de Service du Centre Hospitalier de Bergerac .
 Il est à noter que les choses se sont moins bien passées dans d’autres Départements , où bon nombre de confrères se sont vus remerciés , souvent après de nombreuses années de bons et loyaux services , priés de laisser leur place à des Médecins Hospitaliers .

 Concernant le second volet de la réforme , à savoir la prise en charge des soins aux détenus par la Sécurité Sociale , je sais peu de choses quant à son financement . Je sais seulement que l’Administration Pénitentiaire rétrocèdera à la Sécurité Sociale la part budgétaire qu’elle consacrait jusqu’alors à la santé des détenus . Pour plus d’informations , je préfère vous renvoyer aux textes officiels . . .

Quelques savoureux souvenirs . . . 

Pour illustrer cette Médecine Carcérale qui m’est chère, j’ai puisé dans mes souvenirs deux portraits-types et une situation vécue . `

Le personnage qui m’a le plus marqué au cours de ces dix années était déjà incarcéré lorsque j’ai pris mes fonctions début Janvier 1985 ; et j’ai eu en charge sa précieuse santé pendant quatre années . Tous les Périgourdins se souviennent de celui que les journalistes avaient surnommé : " l’assassin de la Pleine Lune " ; c’est de lui dont il s’agit . Il avait écopé d’une première condamnation de vingt années de réclusion criminelle ; libéré par anticipation pour " bonne conduite " après avoir purgé quinze ans, il devait récidiver cinq ans après sa libération. Un physique à la Don Quichotte . Un personnage énigmatique , se disant victime de puissances occultes ( il me disait souvent avoir eu la visite nocturne de ses " tourmenteurs ". . . ) . Il avait commis tous ses crimes par des nuits de Pleine Lune. Ce fut également par une nuit de Pleine Lune que je fus appelé pour suturer une plaie du cuir chevelu occipitale ; il était tombé d’un tabouret sur lequel il était juché pour peindre au plafond de sa cellule des signes cabalistiques... Prenait-il sa cellule pour la Chapelle Sixtine, et lui pour un " ange ailé " faute d’être MICHEL-ANGE ? . . .
Mais le meilleur du personnage réside dans une abondante correspondance dont il m’abreuvait tout au long de ces quatre années , d’où j’extrais cette missive que je vous livre in extenso :

Francis L
cellule 14 Vendredi
 SERVICE MEDICAL
URGENT
 Madame ,

 Veuillez transmettre ce mot au médecin-chef . Avec mes remerciements .

 Docteur ,

Depuis hier après-midi , je suis dans un état physique nécessitant votre intervention . A savoir :
Après le repas ( pris avec appétit . . . mais constitué de frites froides ou tièdes ) j’ai ressenti , rapidement , une certaine " lourdeur générale " .
Après la promenade , j’ai ressenti :
-un " coup de pompe "
-grande difficulté à prendre 1 repas léger ( dont yaourts ) . Aussitôt après , état fiévreux et besoin de se coucher . Très vite , des douleurs stomacales et au niveau de l’intestin ( avec gaz douloureux et putrides ) . Dans la soirée , l’état fiévreux augmente ( avec alternance de la sensation d’être glacé ou brûlant ) . Je suis allé 2 fois à la selle .
-Renvois nombreux , avec remontée du bol alimentaire , mais pas de vomissement .
-Impossibilité de trouver le sommeil , sensation de " lourdeur d’estomac " .
Ce matin : disparition de l’état fiévreux , quelques gaz , sensation de faiblesse et des courbatures dans tous les membres . Dégoût pour toute nourriture . Etat nauséeux , quelques renvois ( moins désagréables que durant la soirée et la nuit ) .
Je vous serais reconnaissant de me recevoir dès que possible .
Bien respectueusement à vous .

Francis L.

On croit rêver ! . . . Cela s’appelle avoir le sens du détail ! . . .
Comme quoi , les plus grands criminels ont des préoccupations bien ordinaires , et ne sont pas épargnés par les embarras gastro-intestinaux . . .
 Lui aussi pourrait figurer au GUINESS-BOOK des records , puisqu’il a finalement été condamné à ce qui , à l’époque , constituait la plus lourde peine prononcée par une Juridiction française depuis l’abolition de la Peine de Mort , à savoir la réclusion criminelle à perpétuité assortie d’une peine de sûreté de vingt ans ( c’est-à-dire qu’aucune libération anticipée ne pourra être prononcée dans un délai inférieur à vingt ans ) .

 Le second personnage à avoir particulièrement marqué ma mémoire est un jeune paumé , ancien toxicomane , dont le comportement en Prison m’avait fait m’interroger sur son aptitude à la détention ; au point que , en l’absence du Psychiatre , j’avais signé ce qui s’appelait encore à l’époque un " P.O. " ( Placement d’Office ; on dit aujourd’hui " H.O ." ) . Il fut donc transféré au Centre Hospitalier Spécialisé de Vauclaire , d’où je reçus quelques jours plus tard ce morceau d’anthologie :

Mr.Pascal D
4 place André Maurois
24000 PERIGUEUX

à Mr.DEHARVENGT
Médecin à PERIGUEUX

 Cher Ami ,

Attendu le placement d’office ordonné par votre personne ,
Attendu le traitement qui m’est imposé à l’hopital ,
et attendu qu’à dater de ce jour , vous êtes à titre officiel mon médecin-traitant :
Je me dois de vous demander de bien vouloir venir prendre place à mes côtés , dans la lutte interminable entâmé ( sic ) en votre compagnie en ce samedi 13 Juillet 1986 , concernant la prise de pouvoir . - " Que pensez-vous de la façon dont je traite ( re-sic ) ? "
 C’est pourquoi , je vous demande de bien vouloir venir m’examiner au C.H. de Vauclaire où je suis actuellement retenu pour y subir une cure d’intoxication agomédicamenteuse ( re-re-sic ) .
 Je vous prie de bien vouloir agréer , cher Ami , l’expression de mes salutations distinguées .

Pascal D

 Je devais le revoir quelques années plus tard, libre, en consultation à mon Cabinet . Je l’ai suivi pendant quelques mois, en étroite collaboration avec les Psychiatres Hospitaliers du Secteur. Jusqu’au jour où , ayant négligé son injection mensuelle d’HALDOL-DECANOAS , il s’est présenté à mon Cabinet en pleine bouffée délirante , exigeant avec véhémence la délivrance d’une ordonnance de neuroleptiques et d’anti-dépresseurs à des doses franchement supra-thérapeutiques , et pour une durée de six mois , car , disait-il , il s’appêtait à partir en mission ultra-secrète pour délivrer les peuples opprimés . A l’appui de ses dires , il brandissait un poignard de commando à la lame interminable , ce qui ajoutait du " piquant " à son look de rocker au regard dissimulé derrière des verres réflectorisés, entièrement vêtu de cuir noir clouté , et chaussé de rangers . L’ennui était que , ce jour-là , les Boulevards de Périgueux étaient envahis d’une foule venue nombreuse applaudir le passage de la flamme olympique . . . Et on était à une heure de la sortie des écoles ! . . . Quel massacre allait-il commettre si je n’accédais pas à ses exigences ? . . .
 Improviser sur le champs une mesure dilatoire pour le neutraliser . . . je lui raconte qu’il doit rentrer tranquillement chez lui , où les Services Secrets lui livreront ses médicaments . Il accepte , mais il me donne deux heures . . . Sinon . .
 Il n’a finalement opposé aucune résistance aux Policiers venus le cueillir chez lui , suivis d’un véhicule du SAMU 24 dans lequel on m’avait obligeamment convié , au cas où . . .
 J’ai signé un nouveau "P.O." dans les locaux du Commissariat . . . Sécurité Publique oblige !

 Enfin , pour rester dans l’ambiance , une situation critique bien ancrée dans ma mémoire :

 C’est un soir de premier Janvier , dans le crépuscule blafard d’une cour de promenade aux murs lépreux surmontés de barbelés . J’avais été appelé pour une tentative d’évasion avortée , au cours de laquelle un des candidats à " la belle " aurait été blessé . Trois des ratés de l’évasion refusent de regagner leur cellule , et exigent de parlementer avec le Procureur de la République .
 Ils sont là , tous les trois , alignés dos au mur ; l’un d’eux présente l’attitude caractéristique d’un blessés du membre supérieur droit .
 Leur faisant face , cinq hommes en uniforme ( surveillants et gradés de permanance ) tentent de négocier .
 Je serre des mains à la ronde ; je souhaite la Bonne Année , histoire de détendre l’athmosphère . . . d’abord aux gens en uniforme ; puis aux mutins ; le premier me tend sa main droite ; le second , le blessé , sa main gauche , la seule valide ; le troisième , un immense gaillard acromégale , prognathe , microcéphale , réputé débile dangereux , manifestement le leader des mutins , tient sa main droite enfoncée dans l’échancrure de son blouson , et retient de sa main gauche quelque chose au niveau de la taille . D’un signe de la tête , il me fait comprendre qu’il ne peut pas me tendre la main . Dans le même temps , un gradé me fait signe de m’éloigner .
 Rapide passage par l’Infirmerie pour appeler le SAMU 24 afin d’évacuer le blessé . . . cris . . . cavalcade . . . tout se joue en quelques secondes : l’acromégale vient d’être désarmé par un Policier en Civil qui avait pu l’approcher en se faisant passer pour le Substitut du Procureur . L’arme que l’acromégale dissimulait dans son blouson était un très gros calibre , avec une balle dans le canon et le chargeur plein ; ce qu’il retenait de sa main gauche était une belle provision de munitions .
 Quelques minutes plus tard , on trouvait , accroché dans les barbelés d’un mur d’enceinte , un sac de sport contenant un fusil à pompe à canon scié avec un beau lot de munitions . . . de quoi faire un très joli carnage ! . . . C’est en tentant de récupérer cet arsenal qu’un des mutins était tombé du mur d’enceinte et s’était blessé au coude droit .

 Allez , Bonne Année , les gars ! . . . La frayeur rétrospective sera pour moi . . . et pour longtemps ! . . .

 Ce ne fut pas une Bonne Année pour le grand débile acromégale , qu’un sort funeste attendait . Il fut transféré dans une autre Prison , d’où il s’évada , pour se faire trucider dans quelque minable règlement de comptes . . . On retrouva son corps dans le fossé d’une petite route du Midi .
 Nul n’échappe à son destin . . .

Mais qu’est-ce qui fait courir ? . . .

 Voici donc quelques aspects de cette Médecine bien particulière , Médecine de l’ombre et Médecine " à l’ombre " , Médecine derrière les barreaux .

 On l’aura compris , si la Médecine Pénitentiaire n’est pas une "autre Médecine " , elle est bel et bien une Médecine différente .

 Alors , qu’est-ce qui fait courir les Médecins de la Pénitentiaire ?
 Curiosité morbide ? Pourquoi pas ? Mais cela passe très vite .
 Besoin de témoigner ? Sans doute ; la présence d’un Service Médical au sein des Prisons empêche bien des dérapages , et des violations de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme . Ne sommes-nous pas les empêcheurs de punir impunément , les adversaires déclarés du " sévice compris " ?
 Reste enfin le dépassement de soi . L’exercice médical en milieu carcéral est un défi perpétuel , un " challenge " , justement parceque c’est une Médecine différente . La motivation des Médecins vacataires des Prisons se doit d’être à la hauteur d’une tâche qui tient souvent de " Mission impossible " .
 Quelle obscure passion anime ces " Médecins de l’ombre " ? La réponse ne serait-elle pas dans ce proverbe arabe : " élève ton coeur au dessus de l’obstacle ; ton cheval sautera " . . .
 En Prison , l’obstacle est un mur d’enceinte . Il est présumé infranchissable .
 Et pourtant . . .

* * * * *
Trélissac , Août 1995
Docteur Philippe DEHARVENGT
Médecin Chef de la Maison d’Arrêt de Périgueux
Médecin au Centre de Détention de Neuvic
C.S.M.F. 24

N.B. : Ce texte a été publié dans sa version primitive dans le n° 3 de " Médecine en Périgord " , organe périodique de C.S.M.F. 24 , de Novembre 1995 .