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Lettre 132 Prison de Turi, le 6 juin 1932

Prison de Turi, le 6 juin 1932.

Ma chère Tania,

... J’essaierai de répondre aux autres questions que tu me poses à propos de Croce, bien que je n’en comprenne pas bien l’importance et que je crois y avoir déjà répondu dans mes lettres précédentes. Relis le passage dans lequel j’ai indiqué l’attitude que Croce a adoptée durant la guerre, et regarde si implicitement on n’y trouve pas la réponse à une partie de tes demandes actuelles. La rupture avec Gentile [1] est survenue en 1912 et c’est Gentile qui s’est éloigné de Croce, qui a cherché à s’en rendre philosophiquement indépendant. Je ne crois pas que Croce ait changé son orientation depuis ce temps-là, bien qu’il ait mieux défini sa doctrine ; un changement plus notable est survenu entre 1900 et 1910. Ce que l’on appelle la « religion de la liberté » n’est pas une trouvaille de ces dernières années, c’est le résumé en une formule énergique de sa pensée de tout temps à partir du moment où il abandonna le catholicisme, comme il l’écrit lui-même dans son auto-biographie intellectuelle (Contribution à ma Propre critique). En cela, Gentile ne me semble pas en désaccord avec Croce. Je crois que tu donnes une interprétation inexacte de la formule « religion de la liberté », puisque tu lui prêtes un contenu mystique (c’est bien ce que l’on est tenté de croire étant donné que tu fais allusion à un « refuge » dans cette religion et, par conséquent, à, une espèce de « fuite » hors du monde, etc.). Rien de tout cela. Religion de la liberté, cela signifie simplement : foi dans la civilisation moderne qui n’a besoin ni de transcendance ni de révélations, mais qui porte en elle-même sa propre rationalité et sa propre origine. C’est donc une formule anti-mystique et si tu veux anti-religieuse. Pour Croce toute conception du monde, toute philosophie, est une « religion » dans la mesure où elle devient une règle de vie, une morale. Les religions au sens confessionnel du mot sont-elles aussi des « religions », mais des religions mythologiques, et par conséquent dans un certain sens « inférieures », « primitives », correspondant presque à une enfance historique du genre humain. Les origines d’une telle doctrine sont- déjà dans Hegel et dans Vico [2], et elles constituent le patrimoine commun de toute la philosophie idéaliste italienne, aussi bien de Croce que de Gentile. C’est sur cette doctrine qu’est basée la réforme scolaire de Gentile en ce qui concerne l’enseignement religieux dans les écoles, que Gentile lui-même voulait limiter aux seules classes élémentaires (enfance véritable) et qu’en tout cas même le gouvernement n’a pas voulu qu’il fût introduit dans l’enseignement supérieur. Ainsi, le crois que, peut-être, tu exagères la position de Croce dans le moment présent - en le considérant plus isolé qu’il ne l’est. Il ne faut pas se laisser tromper par la passion polémique d’écrivains plus ou moins amateurs et irresponsables. Croce a expose une bonne partie de ses conceptions actuelles dans la revue Politica dirigée par Coppola et par le ministre Rocco. Non seulement Coppola, je crois, mais beaucoup avec lui sont persuadés de l’utilité de la position prise par Croce, qui crée les conditions rendant possible l’éducation réelle nécessaire à la vie de l’État des nouveaux groupes dirigeants apparus dans l’après-guerre. Si tu étudies toute l’histoire de l’Italie depuis 1815 tu constates qu’un petit groupe dirigeant a réussi à absorber méthodiquement dans son cercle tout le personnel politique que les mouvements de masse d’origine révolutionnaire ont fait naître. De 1860 à 1876, le parti d’action, mazzinien et garibaldien, fut absorbé par la monarchie, laissant un résidu insignifiant qui continua à vivre en tant que parti républicain, mais avec une signification plus folklorique que politico-historique. Le phénomène fut appelé « transformisme », mais il ne s’agissait pas d’un phénomène isolé ; c’était un processus organique qui remplaçait dans la formation de la classe dirigeante ce qui en France s’était produit durant la Révolution avec Napoléon et en Angleterre avec Cromwell. En effet, même après :1876, le processus continue de façon moléculaire. Il a une importante portée dans l’après-guerre quand il semble que le traditionnel groupe dirigeant ne soit pas en mesure de s’assimiler et de digérer les nouvelles forces nées des événements. Mais ce groupe dirigeant est plus malin [3] et plus capable qu’on n’aurait pu le penser : l’absorption est difficile et pénible, elle se produit malgré tout par bien des voies et par des moyens variés. L’activité de Croce est l’une de ces voies, un de ces moyens ; son enseignement produit peut-être la plus grande quantité de « sucs gastriques » nécessaires au travail de la digestion. Placée dans la perspective historique, de l’histoire italienne naturellement, l’activité de Croce apparaît comme la plus puissante machine que le groupe dominant possède aujourd’hui pour « conformer » les nouvelles forces à ses intérêts vitaux non seulement immédiats mais futurs que le groupe dominant possède aujourd’hui et qu’il apprécie je crois avec justesse, malgré quelque apparence superficielle. Quand on mélange des corps en fusion dont on veut obtenir un alliage, l’effervescence superficielle indique justement que l’alliage est en train de se faire et non pas le contraire. Du reste, dans ces gestes humains, la concorde se présente toujours comme discors, comme une lutte et une empoignade et non pas comme une étreinte théâtrale. Mais c’est toujours une concorde, une concorde des plus intimes et des plus agissantes...

Ma chère Tania, je t’embrasse tendrement.

ANTOINE

[1GENTILE : philosophe idéaliste italien qui finit comme ministre de l’Instruction Publique de Mussolini

[2Jean-Baptiste VICO : philosophe italien, historien, juriste (1668-1744). A laissé : Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations et Principes de la philosophie de l’histoire

[3En français dans le texte