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Lettre 124 Prison de Turi, 18 avril 1932

Prison de Turi, 18 avril 1932.

Très chère Tania,

... Lorsque j’aurai lu le livre de Croce, je serai fort heureux de t’être utile en t’envoyant une note critique, non une analyse complète, comme tu le désires, parce qu’il serait difficile de la jeter sur le papier de manière improvisée. Du reste, j’ai déjà lu les chapitres d’introduction du livre : ils ont paru à part dans une publication, il y a quelques mois, et je puis déjà commencer à te fixer quelques points qui pourront t’être utiles pour faire des recherches et mieux te renseigner si tu veux donner à ton travail une certaine valeur organique et quelque ampleur. La première question à se poser pourrait, à mon avis, être celle-ci ; quels sont les soucis culturels aujourd’hui prédominants dans l’activité littéraire et philosophique de Croce, sont-ils de caractère immédiat ou de portée plus générale et répondent-ils à des exigences plus profondes que ne le sont celles nées des passions du moment ? La réponse n’est pas douteuse : l’activité de Croce a des origines lointaines et date précisément du temps de la guerre. Pour comprendre ses derniers travaux, il est nécessaire de revoir ses écrits sur la guerre réunis en volume (Pages sur la guerre, deuxième édition, augmentée). Je n’ai pas ces deux volumes, mais j’ai lu ces écrits au fur et à mesure qu’ils étaient publiés. Leur contenu essentiel peut être ainsi résumé : lutte contre la direction donnée à la guerre sous l’influence de la propagande française et maçonnique par laquelle la guerre devient une guerre de civilisation, une guerre du type « croisades » avec le déchaînement des passions populaires à caractère de fanatisme religieux. Après la guerre vient la paix, ce qui veut dire non seulement qu’au conflit doit succéder une nouvelle collaboration des peuples, mais aussi qu’aux regroupements guerriers succèderont les regroupements de paix, et il n’est pas dit que les deux coïncident ; mais comment serait possible cette collaboration nouvelle générale. et particulière, si un critère immédiat de politique utilitaire devient un principe universel et catégorique ? D’où nécessité pour les intellectuels de résister à. ces formes irrationnelles de propagande et, tout en n’affaiblissant pas leur pays en état de guerre, il est nécessaire qu’ils résistent à la démagogie et qu’ils sauvent le futur. Croce voit toujours dans le moment de la paix le moment de la guerre, et dans le moment de la guerre celui de la paix ; et il emploie son activité à empêcher que soit détruite toute possibilité de médiation et de compromis entre les deux moments. Pratiquement, la position de Croce a permis aux intellectuels italiens de renouer des rapports avec les intellectuels allemands, chose qui n’a pas été et qui n’est pas facile pour les Français et les Allemands. Il s’ensuit que l’activité de Croce a été utile à l’État italien dans l’après-guerre lorsque les motifs les plus profonds de l’histoire nationale ont conduit à la cessation de l’alliance militaire franco-italienne et à un déplacement de la politique contre la France vers un rapprochement avec l’Allemagne. Ainsi Croce qui ne s’est jamais occupé de la politique militante propre aux partis est devenu ministre de l’Instruction publique dans le Gouvernement de Giolitti [1] en 1920-1921. Mais la guerre est-elle terminée ? En a-t-on fini avec l’erreur d’élever indûment des critères particuliers de politique immédiate à des principes généraux, a-t-on fini de dilater les idéologies jusqu’aux philosophies et aux religions ? Non certes. La lutte intellectuelle et morale continue donc, les intérêts demeurent encore vivaces et actuels et il ne faut pas abandonner le champ de bataille. La seconde question est celle de la position occupée par Croce dans le domaine de la culture mondiale. Croce déjà avant la guerre occupait une place très haute dans l’estime des intellectuels de tous les pays. Ce qui est intéressant, c’est que, nonobstant l’opinion commune, sa renommée était plus grande dans les pays anglo-saxons que dans les pays allemands - les éditions de ses livres, traduits en anglais, sont très nombreuses, plus nombreuses qu’en allemand et en italien. Croce, ainsi que cela apparaît dans ses récits, a une haute conception de sa position de leader de la culture mondiale et des responsabilités et des devoirs qu’elle porte avec soi. Il est évident que ses écrits supposent un public mondial, une élite. Il convient de rappeler que dans les dernières années du siècle écoulé les écrits crociens sur la théorie de l’histoire ont donné les armes intellectuelles à deux grands mouvements « révisionnistes » de l’époque, celui d’Edouard Bernstein [2] en Allemagne et celui de Sorel [3] en France. Bernstein a écrit lui-même avoir été conduit à réélaborer toute sa pensée philosophique et économique après avoir lu les essais de Croce. Le lien intime qui unissait Sorel à Croce était connu, mais sa profondeur et sa solidité ont particulièrement apparu à la publication des lettres de Sorel : celui-ci se montre souvent et de manière surprenante intellectuellement subordonné à Croce. Mais Croce a porté encore plus loin son activité révisionniste et cela principalement durant la guerre et principalement après 1917. La nouvelle série d’essais sur la théorie de l’histoire commence après 1910 avec les mémoires : Chroniques, histoires et fausses histoires et arrive jusqu’aux derniers chapitres de l’Histoire de l’historiographie italienne au XIXe siècle, aux essais sur la science politique et aux dernières manifestations littéraires parmi lesquels l’Histoire d’Europe comme il apparaît du moins dans les chapitres que j’ai lus. Il me semble que Croce tient plus que tout à cette position de leader du révisionnisme et qu’il entend faire de cela le meilleur de son actuelle activité. Dans une courte lettre écrite au professeur Corrado Barbagallo et publiée dans la Nouvelle Revue d’histoire en 1928 ou 1:929, il dit explicitement que toute l’élaboration de sa théorie de l’histoire comme histoire éthico-politique (c’est-à-dire toute ou presque toute son activité de penseur durant environ vingt années, ne tend qu’à approfondir son révisionnisme d’il y a quarante ans.

Très chère Tania, si des notes comme celle-ci peuvent t’aider dans ton travail, écris-le moi, et j’essayerai d’en rédiger quelque autre...

Je t’embrasse affectueusement.

ANTOINE

[1Giovanni GIOLITTI : homme d’État italien (1842-1928). De 1903 à 1914, il fut le maître de la politique italienne. En 1924, il se retira de la majorité de la Chambre italienne devenue fasciste ; il protesta en 1928 contre la loi électorale créant un Parlement corporati

[2Edouard BERNSTEIN : écrivain social-démocrate allemand (1850-1892) qui se fit connaître en demandant une « révision » des fondements du marxisme. Il lutta contre le matérialisme dialectique et en nia les conclusions révolutionnaires. Il devait fournir une idéologie à la pratique opportuniste des chefs réformistes

[3Albert SOREL : écrivain français (1847-1922) qui fut un des théoriciens de l’anarcho-syndicalisme, mélange bizarre et confus de l’influence de Marx, de Proudhon, de Bergson et de Nietszche. Il passa ensuite dans le camp des monarchistes catholiques et exerça une certaine influence sur quelques intellectuels sans boussole