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Lettre 068 Prison de Turi, 1er décembre 1930

Publié le mercredi 2 mars 2005 | https://banpublic.org/lettre-068-prison-de-turi-1er/

Prison de Turi, 1er décembre 1930

Très chère Tatiana,

... Je serais heureux si tu réussissais à trouver dans une librairie de Rome le fascicule d’octobre de la revue La Nuova Italia ! dirigée par le professeur Louis Russo et si tu pouvais [1], envoyer à Julie. Il s’y trouve une lettre dans laquelle il est parlé de la courtoise controverse (survenue au congrès international de philosophie qui s’est tenu récemment à Oxford) entre Benedetto Croce et Lounatcharski au sujet de la question : existe-t-il ou pourrait-il exister une doctrine esthétique du matérialisme historique ? La lettre est peut-être de Benedetto Croce ou tout au moins de l’un de ses disciples et elle est curieuse. Par cette lettre, il apparaît que la position de Benedetto Croce en face du matérialisme historique est complètement différente de ce qu’elle était il y a quelques années. Aujourd’hui, Croce soutient, rien de moins, que le matérialisme historique marque un retour au vieux théologisme... médiéval, à la philosophie prékantienne et précartésienne. C’est là chose invraisemblable et qui lait penser que lui aussi, nonobstant son olympienne sérénité, il commence à s’endormir trop souvent, plus souvent même que cela n’arrivait au vieil Homère. Je ne sais s’il écrira quelque mémoire particulier sur cette question ; ce serait intéressant et je crois qu’il ne serait pas difficile de lui répondre en prenant dans ses oeuvres mêmes les arguments nécessaires et suffisants. Je pense, moi, que Croce a recours à une astuce polémique fort visible et que son jugement, plus qu’un jugement historico-philosophique, n’est rien d’autre qu’un acte de volonté et qu’il a une fin pratique. Que beaucoup de soi-disant théoriciens du matérialisme historique soient tombés dans une position philosophique semblable à celle du théologisme médiéval et aient fait de la « structure économique » une espèce de « dieu inconnu », est peut-être démontrable ; mais qu’est-ce que cela signifierait ? Ce serait comme si pour juger de la religion du pape et des jésuites on parlait des superstitions des paysans bergamasques. La position de Croce en face du matérialisme historique me paraît semblable à celle des hommes de la Renaissance en face de la Réforme luthérienne : « Où pénètre Luther la civilisation disparaît », disait Erasme, et cependant les historiens et Croce lui-même reconnaissent aujourd’hui que Luther et la Réforme ont été à l’origine de toute la philosophie et de la civilisation moderne, la philosophie de Croce comprise. L’homme de la Renaissance ne comprenait pas qu’un grand mouvement de rénovation morale et intellectuelle, dans la mesure où il s’incarnait dans les vastes masses populaires, comme il advint pour le luthérianisme, ait pu prendre au départ des formes grossières et même superstitieuses et que cela était inévitable du fait même que le peuple allemand, et non une aristocratie de quelques grands intellectuels, était le protagoniste et le porte-drapeau de la Réforme. Si Julie pouvait le faire, elle devrait me faire savoir si la polémique Croce-Lounatcharski donne lieu à des manifestations intellectuelles de quelque importance.

Très chère, je dois remettre cette lettre. Je t’embrasse affectueusement.

ANTOINE

[1L’Italie nouvelle