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Lettre 040 Prison de Turi, 24 février 1929

Publié le samedi 5 février 2005 | https://banpublic.org/lettre-040-prison-de-turi-24/

Prison de Turi, 24 février 1929

Très chère Tatiana,

J’ai reçu tes cartes postales (y compris celle avec les pâtés de Delio), puis j’ai reçu les livres que j’avais à la prison de Milan et j’ai constaté que ta mallette anglaise a fait des miracles, parce que, fort intrépide, elle a supporté le voyage en petite vitesse sans subir aucune avarie. J’ai en outre reçu les deux paires de chaussettes raccommodées que je t’avais laissées à Rome et les Mémoires de Salandra [1]. Remercie l’avocat du dérangement que je lui ai occasionné avec les livres bien que la malle ait été remplie comme si au lieu de livres il s’était agi de pommes de terre. Je n’ai encore pu faire de vérification précise, mais il me semble que quelques volumes manquent ; ça n’a pas d’importance ! L’histoire de la conférence d’Innocent Cappa [2] m’a beaucoup amusé. Ce type est un peu le persil de toutes les sauces intellectuelles milanaises ; et encore cette image est trop à son avantage parce que le persil remplit dans la sauce une fonction utile et congruente tandis que Cappa est au monde de la culture comme la mite est à l’art de l’habillement. Dans le temps il était le saule pleureur de la démocratie lombarde ; on l’avait même mieux baptisé que cela : comme Cavallotti [3] avait été appelé le barde de la démocratie, Cappa en fut appelé le bardot, le bardot étant le mulet né du croisement d’une ânesse et d’un cheval. Un personnage intellectuellement nul et moralement discutable.

Ici, on dirait que le temps se remet. Il semble que l’on sente enfin le parfum du printemps. Cela me fait souvenir que l’époque des moustiques approche, ces moustiques qui m’ont tant tourmenté l’année dernière. J’aimerais donc avoir un morceau de voile de moustiquaire pour pouvoir protéger ma figure et mes bras des que le besoin s’en fera sentir. Un morceau pas bien grand, naturellement, parce qu’autrement il ne serait peut-être pas autorisé ; je pense à un mètre carré et demi. Puisque m’y voilà j’exprime un autre désir : je voudrais avoir quelque écheveau de laine pour raccommoder mes chaussettes. J’ai étudié les raccommodages des deux paires que j’ai reçues et il me semble que ce travail ne dépasse pas mes possibilités. Il me faudrait aussi disposer d’une aiguille en os pour la laine. J’ai toujours oublié de t’écrire de ne pas m’envoyer l’appareil pour le méta : j’en possède déjà un en aluminium ; je n’ai jamais demandé à l’avoir dans ma cellule parce que j’ai su que cela avait été refusé à d’autres, et puis il ne me sert pas beaucoup. Je l’ai conservé parce que je suis persuadé qu’avec le temps ils l’autoriseront dans toutes les prisons, puisque dans plusieurs d’entre elles il l’est déjà et qu’il est fourni par l’administration elle-même

Chérie, je t’embrasse affectueusement.

ANTOINE.

Envoie-moi aussi, si tu le peux, les graines de quelque belle fleur.

[1Antonio SALANDRA : homme d’État italien (1853-1931). Il fut président du Conseil, notamment pendant la première guerre mondiale

[2Innocenzo CAPPA : député milanais des premières décades titi siècle, médiocre homme politique, représentant de la démocratie « radicale », vaguement républicain mais sans fermes convictions

[3Felice CAVALLOTTI : chef de l’opposition radicale au Parlement italien à la fin du siècle écoulé. Poète, auteur dramatique, il fut tué eu duel par un adversaire politique