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Lettre 013 Prison de Milan, le 25 avril 1927

Publié le jeudi 13 janvier 2005 | https://banpublic.org/lettre-013-prison-de-milan-le-25/

Prison de Milan, le 25 avril 1927

Très chère Tania,

J’ai reçu ta lettre du 12 et je me suis proposé froidement, cyniquement, de te faire enrager. Sais-tu que tu es une présomptueuse ? je veux le démontrer en toute objectivité et je me réjouis d’avance à imaginer ta colère (ne te mets pas trop en colère toutefois ; cela me navrerait). Il est certain que la lettre que tu m’envoyas à Ustica tapait à côté. Mais tu es excusable. Il est impossible d’imaginer la vie à Ustica, l’ambiance d’Ustica - tout cela est absolument exceptionnel, hors de toute expérience normale de vie en commun. Comment aurais-tu pu imaginer des choses comme celles que je vais te dire ? Écoute.

Moi, je suis arrivé à Ustica le 7 décembre, il y avait huit jours que le petit vapeur n’avait pas touché l’île après avoir tenté quatre fois en vain la traversée. J’étais le cinquième déporté politique qui arrivait. On me conseilla tout de suite de faire une provision de cigarettes car celles du convoi étaient sur le point de s’épuiser. Je me rendis au bureau de tabac et je demandai dix paquets de macédonia  [1] (seize lires) en mettant sur le comptoir un billet de cinquante lires. La marchande (une jeune femme aux apparences absolument normales) s’étonna grandement de ma demande, se la fit répéter, prit les dix paquets, les ouvrit, commença à compter les cigarettes une à une, se trompa, recommença, prit une feuille de papier, fit de longs calculs, ne les acheva pas, prit les cinquante lires, les regarda d’un côté et de l’autre, et me demanda, finalement, qui j’étais. Ayant appris que j’étais un condamné politique elle me remit les cigarettes et me rendit les cinquante lires en me disant que je paierais lorsque j’aurais fait la monnaie de mon billet. Le même fait se répéta ailleurs et en voici l’explication. A Ustica, l’économie est basée sur le sou, on vend au sou, on ne dépense jamais plus de cinquante centimes. Le type économique d’Ustica est le forçat qui reçoit quatre lires par jour, qui en doit déjà deux à l’usurier et au marchand de vin et qui se nourrit avec les deux autres en achetant trois cents grammes de pain, en y ajoutant comme condiment un sou de poivre moulu. Les cigarettes se vendent une à la fois, une macédonia coûte seize centimes, c’est-à-dire trois sous et un centime ; le forçat qui achète une macédonia par jour laisse un sou en dépôt et il en déduit un centime par jour durant cinq jours. Pour calculer le prix de cent macédonia il était donc nécessaire de faire cent fois le calcul à partir des seize centimes (trois sous plus un centime) et personne ne peut nier qu’il n’y ait là un calcul assez difficile et compliqué. Et c’était la buraliste, c’est-à-dire l’un des commerçants les plus importants de l’île ! Eh bien ! la psychologie dominante dans toute l’île est celle qui a pour base l’économie du sou, cette économie qui connaît seulement l’addition et la soustraction des seules unités, l’économie sans la table de Pythagore.

Écoute cette autre (et je te parle seulement de choses qui me sont arrivées personnellement ; et je te parle de choses qui je crois ne tombent pas sous le coup de la censure) : j’ai été appelé dans les bureaux auprès de l’employé préposé à l’examen de la correspondance à l’arrivée ; il me fut remis une lettre à moi adressée et il me fut demandé de donner des explications sur son contenu. Un ami m’écrivait de Milan, m’offrait un poste récepteur de radio et me demandait les données techniques qui m’auraient permis d’entendre au moins Rome. Franchement, je ne comprenais pas la question qui m’était posée par mon censeur ; je dis toutefois de quoi il s’agissait ; ils avaient tout simplement pensé qu’il était dans mes intentions de parler avec Rome : on ne me permit pas de faire venir l’appareil. Peu après, le maire me convoqua et me dit que la municipalité achèterait l’appareil et il me demanda de ne pas insister pour l’avoir. Il ne voyait pas d’inconvénient à ce que l’autorisation d’avoir un poste ne fut accordée, bien au contraire ; il s’était rendu à Palerme et il avait constaté qu’avec l’appareil radiophonique on ne pouvait pas communiquer.

... Ma chère Tania, ne te mets pas trop en colère, j’ai pour toi beaucoup, beaucoup d’affection et je serais vraiment désespéré de te causer une peine trop grande. Je t’embrasse.

ANTOINE

[1Marque de cigarettes italiennes