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Lettre 002 Prison d’Ustica, 9 décembre 1926

Publié le lundi 3 janvier 2005 | https://banpublic.org/lettre-002-prison-d-ustica-9/

Ustica, 9 décembre 1926

Très chère Tatiana,

Je suis arrivé à Ustica [1] le 7 et, le 8, je recevais ta lettre du 3. Je te dirai en d’autres lettres toutes mes impressions de voyage, au fur et à mesure que mes souvenirs et mes émotions s’ordonneront dans mon esprit et que je serai reposé de mes fatigues et de mes insomnies. Mises à part les conditions spéciales dans lesquelles mon voyage s’est accompli (comme tu dois le comprendre, il n’est guère confortable, même pour un homme robuste, de passer des heures et des heures dans un train omnibus et dans un bateau, les menottes aux mains et assujetti par une chaînette aux poignets de ses compagnons de route), le voyage a été très intéressant et riche en aperçus shakespeariens ou comiques. Je ne sais si je pourrai réussir, par exemple, à reconstituer une scène nocturne de notre passage à Naples, dans un local immense, fantasmagorique, plein d’invraisemblables types humains. Seule la scène du fossoyeur dans Hamlet pourrait servir de comparaison. La partie la plus difficile du voyage a été la traversée de Palerme à Ustica. Nous avons entrepris quatre fois le voyage et trois fois nous avons dû revenir à Palerme parce que le petit vapeur ne pouvait faire face à la tempête. Et cependant sais-tu que j’ai grossi au cours de ce mois écoulé ? Je suis moi-même étonné de me sentir si bien et d’avoir tant d’appétit. Je crois que dans quinze jours, après que je me serai reposé et que j’aurai dormi suffisamment, je serai complètement débarrassé de toute migraine et que commencera pour moi une période toute nouvelle de mon existence moléculaire.

L’impression que j’ai d’Ustica est excellente à tout point de vue. L’île mesure huit kilomètres carrés et sa population est d’environ mille trois cents habitants parmi lesquels six cents forçats de droit commun, des criminels plusieurs fois récidivistes. La population est très affable, nous sommes traités par tous avec une grande correction.

Nous sommes absolument séparés des forçats de droit commun, dont je ne saurai te décrire l’existence en quelques traits. Te rappelles-tu la nouvelle de Kipling intitulée « Une étrange chevauchée » dans le volume français l’Homme qui voulut être roi ? Elle m’est revenue d’un trait à la mémoire tant j’ai eu l’impression de la vivre.

Jusqu’ici nous sommes quinze amis. Notre vie est très calme. Nous sommes occupés à explorer l’île qui permet de faire des promenades assez longues, d’environ neuf a dix kilomètres, avec des paysages fort amènes, des vues de marines, des levers et des couchers de soleil merveilleux. Tous les deux jours le petit vapeur arrive ; il nous apporte des lettres, des journaux et des amis nouveaux...

Ustica est beaucoup plus avenante qu’elle ne le paraît sur les cartes postales que je t’enverrai. C’est une petite ville de type sarrasin, pittoresque et pleine de couleur. Tu ne peux t’imaginer combien je suis heureux de déambuler d’un coin à l’autre de la ville ou de l’île et de respirer l’air de la mer après ce mois de transferts d’une prison à l’autre et plus particulièrement après les seize jours de Regina-Coeli  [2] passés dans l’isolement le plus absolu. Je pense devenir le champion usticais du lancement du caillou : j’ai battu jusqu’ici tous mes amis.

Je t’écris à bâtons rompus, comme les choses me viennent : je suis encore un peu fatigué. Très chère Tatiana, tu ne peux imaginer mon émotion lorsqu’à Regina-Coeli j’ai vu ton écriture sur la première bouteille de café reçue et que j’ai lu le nom de Mariette  [3]. J’en suis littéralement redevenu enfant. Vois-tu, en ce temps-là, sachant avec certitude que mes lettres seraient lues - c’est la règle de la prison - il m’est venu une espèce de pudeur : je n’ose écrire autour de certains sentiments et lorsque je m’efforce de les atténuer pour me plier à la situation j’ai l’impression de jouer au sacristain. C’est pourquoi je me limiterai à te donner un certain nombre de détails sur mon séjour à Regina-Coeli en réponse aux questions que tu me poses. J’ai reçu la veste de laine qui m’a été extrêmement utile ainsi que les chaussettes et le reste. Sans ces vêtements, j’aurais souffert du froid : j’étais parti avec un pardessus léger et lorsque nous avons entrepris la traversée Palerme-Ustica, il faisait un froid de chien. J’ai reçu les petites assiettes que j’avais regretté devoir laisser à Rome : j’étais sûr de les casser dans le baluchon qui m’a rendu d’inestimables services et où j’ai dû mettre toutes mes affaires. Je n’ai pas reçu le Cirio, ni le chocolat, ni le pain d’épices - qui étaient défendus. Ils étaient indiqués sur la liste d’envoi, mais avec l’annotation qu’ils ne pouvaient passer. Ainsi je n’ai pu avoir mon verre à café, mais je me suis fabriqué un service d’une demi-douzaine de coquilles d’œufs montées superbement sur piedestal de mie de pain. Tu t’inquiètes parce que les repas sont toujours froids : pas de mal à cela ; j’ai toujours mangé, les premiers jours passés, au moins le double de ce que je mangeais au restaurant et je n’ai jamais ressenti le moindre trouble cependant que tous mes amis - je l’ai su - ont eu des malaises et ont dû user et abuser de purgatifs. Je finis par me convaincre d’être beaucoup plus fort que je ne le pensais : au contraire des autres, je m’en suis tiré avec une simple fatigue. Je t’assure que, excepté quelques heures de cafard une nuit qu’on avait coupé la lumière dans notre cellule, j’ai toujours été d’excellente humeur. Cette tendance de mon esprit qui me porte à remarquer le côté comique et caricatural d’une scène donnée est toujours restée éveillée et m’a maintenu en joie en dépit de tout. J’ai toujours lu, ou presque, des revues illustrées et des journaux sportifs et j’étais en train de me refaire une bibliothèque.

Ici, j’ai établi le programme suivant : 1° améliorer mon état de santé ; 2° étudier la langue allemande, la langue russe avec méthode et persévérance ; 3° étudier l’économie politique et l’histoire. Entre nous, nous ferons de la gymnastique rationnelle...

Très chère Tatiana, si je ne t’avais pas encore écrit, tu ne dois pas croire que je t’avais même un seul moment oubliée. Ton expression est exacte : chaque chose que je recevais et dans laquelle je voyais la marque de tes mains était plus qu’un salut, mais aussi une affectueuse caresse. Je voudrais avoir l’adresse de Mariette. Peut-être voudrais-je écrire aussi à Nilde . Qu’en penses-tu ? Se rappellera-t-elle de moi ? Aura-t-elle plaisir à me lire ? Écrire et recevoir des lettres sont devenus pour moi des moments très intenses de vie.

Très chère Tatiana, je t’ai écrit assez confusément. Je crois qu’aujourd’hui, 10, le petit vapeur ne pourra arriver : il y a eu toute la nuit un vent très violent qui ne m’a pas laissé dormir malgré la douceur du lit et des coussins dont je m’étais déshabitué. C’est un vent qui pénètre par toutes les fissures du balcon, de la fenêtre et des portes avec des hululements et des sons de trompettes aussi irritants que pittoresques. Écris à Julie et dis-lui que je me porte vraiment bien à tout point de vue et que mon séjour ici, qui du reste à ce que je crois ne sera pas aussi long qu’il en a été décidé, me sortira du corps tous mes vieux malaises : peut-être une période de repos absolu m’était-elle vraiment nécessaire.

Je t’embrasse affectueusement, ma très chère, car j’embrasse avec toi tous ceux qui me sont chers.

ANTOINE

[1Île de la Méditerranée, à 30 kilomètres au nord de Palerme, 1.580 habitants. Toutes les notes ajoutées au texte des Lettres sont du traducteur

[2Principale prison romaine équivalant à la Santé de Paris

[3Mariette, amie de Tatiana Schucht et qui fréquentait la maison de Gramsci