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14 Intervention 2 Quels modèles théoriques pour penser l’illettrisme ?

Publié le lundi 12 juillet 2004 | https://banpublic.org/14-intervention-2-quels-modeles/

Intervention de Jean-Marie Besse (professeur à l’Université de Lyon 2)
Animation : Jean-Pierre Laurent

Jean-Pierre Laurent
Nous allons consacrer la première partie de cette demi-journée aux formations destinées aux publics de bas niveaux de qualification et en particulier aux publics en situation d’illettrisme, c’est-à-dire à ce que nous appelons les formations de base. L’objet de notre réflexion ne consiste pas à revenir sur ce qui est institutionnalisé c’est-à-dire le fait que le repérage de l’illettrisme existe dans les établissements pénitentiaires et que les enseignants en sont les principaux vecteurs. On ne reviendra pas non plus sur les effets de connaissance de la population pénale que nous obtenons grâce à ce repérage et au bilan lecture qu’on y applique.
Sur les 18 000 personnes rencontrées à l’accueil au cours du dernier semestre environ un entrant sur trois s’avérait en difficulté par rapport au bilan lecture, et environ 20 % de l’ensemble des personnes entrantes pouvaient être classées en situation d’illettrisme plus ou moins grave.
Le repérage est donc un acquis : il nous permet de situer les détenus que nous rencontrons systématiquement à l’accueil et d’orienter plus de personnes démunies vers les lieux de formation.
Cependant, au-delà de ces premiers constats, la question se pose d’un diagnostic plus large que le seul axe de la lecture et plus approfondi que ce qui est appréhendé par le repérage ; celui-ci reste en effet un filet à grosses mailles qui opère un tri extrêmement rapide entre tous les entrants mais le support est limité et se base sur des définitions qui restent relativement fragiles. La question est donc de prendre un peu plus de temps avec ces publics qui viennent en formation pour mieux diagnostiquer leurs difficultés.
Pourquoi diagnostiquer ? Ce n’est pas simplement un travail de chercheur, mais un travail de pédagogue. Dans un contexte où l’on manque généralement de temps, l’objectif est d’essayer d’aller vite à l’essentiel. Qu’est-ce qui fait le plus problème pour telle ou telle personne ?
Nous avons dit hier à plusieurs reprises à quel point les gens qui sont en face de nous rentrent difficilement dans des catégories standardisées telles que les niveaux de qualification. Les catégories que nous utilisons ne sont que des définitions relativement abstraites. Les personnes sont toutes très différentes les unes des autres du point de vue des motivations, des domaines, des niveaux, et il faut donc en amont de l’acte pédagogique faire un bilan et un positionnement plus approfondi que ne le permet le simple repérage de l’illettrisme basé sur le bilan lecture.
C’est la raison pour laquelle nous avions passé commande en 1999 à Jean-Marie Besse, professeur à l’université Lyon II, pour élaborer un outil de diagnostic, qui s’appelle le D.M.A (Diagnostic des Modalités d’Appropriation de l’écrit). La construction du DMA-Justice s’est accompagnée d’une formation pour 40 enseignants du milieu pénitentiaire réalisée au cours de l’année scolaire 1999-2000.
Partant de cette formation et de l’application du D.M.A auprès de publics de très bas niveaux qui étaient scolarisés, les objectifs étaient d’abord de savoir si on pouvait valider les données du repérage de l’illettrisme par une investigation plus approfondie.
Il s’agissait ensuite d’en savoir plus sur les personnes en analysant leur rapport à l’écrit plus généralement que sur la simple lecture.
Enfin nous souhaitions savoir si une personne de très bas niveau venant en classe et restant peu de temps (on s’était fixé comme plancher 40 heures de formation) pouvait bouger et si elle bougeait comment cela s’opérait.
Le rapport de cette étude du laboratoire PsyF de l’université de Lyon 2 figure sur le Cédérom ÉFoRe qui vous sera remis tout à l’heure.
Voilà la raison pour laquelle j’ai demandé à J.-M. Besse d’intervenir ce matin puisqu’il s’agit de répondre à une question forte : face au phénomène de l’illettrisme on ne peut pas se passer de modèles de compréhension et de modèles théoriques. Tous les outils que nous utilisons sont en partie relatifs, sous-tendus d’options, d’hypothèses de travail et d’une certaine compréhension du phénomène de l’illettrisme.
Comment comprendre l’illettrisme en général, comment comprendre l’illettrisme en prison en particulier ? Voilà la question qui est posée à Jean-Marie Besse.

Jean-Marie Besse
Avant d’entrer pleinement dans le thème des modèles théoriques, je voudrais commencer par remarquer que nous sommes, au moment où se tient votre réunion, à une étape nouvelle du travail sur l’illettrisme. Vous savez que, depuis l’an dernier, la structure nationale chargée de coordonner les réflexions et les actions sur l’illettrisme n’est plus le GPLI : c’est l’ANLCI (Agence nationale de lutte contre l’illettrisme) qui lui a succédé. Cette agence, dont le siège est à Lyon, a mis en place, outre son équipe permanente, un conseil d’administration, un comité consultatif et un comité scientifique et d’évaluation. L’ANLCI a décidé de fixer comme principal objectif à ces instances, pour cette première année de son fonctionnement, d’aboutir à une vision partagée de l’illettrisme.
Jusqu’à maintenant en effet, nous étions plutôt dans une situation où, à la limite, chaque acteur du travail sur l’illettrisme, qu’il soit politique, décideur, chercheur, formateur, avait, de l’illettrisme, sa vision personnelle, sa définition et ses propres critères et outils d’évaluation. Les conséquences de cette vision des choses se manifestaient particulièrement lorsque des enquêtes sur le nombre d’illettrés en France faisaient apparaître des proportions singulièrement différentes, allant de près de 5 % de la population adulte française à plus de 40 % ! !
Au sein de l’ANLCI, le groupe de travail du comité scientifique et d’évaluation auquel je participe a cherché à « dégager les conceptions implicites et explicites qui sous-tendent les discours les pratiques d’évaluation et les démarches de formation ». Dégager les conceptions implicites et explicites de l’illettrisme, c’est en effet une première étape avant même de savoir si nous pourrons parvenir à une vision commune, voire à une théorie intégrative des différents savoirs. Il me semble qu’avec cette interrogation de l’ANLCI nous sommes très proches de la demande qui m’a été faite pour intervenir dans votre réunion

Une théorisation nécessaire
Je me réjouis de voir arriver le moment où l’on pourrait dépasser les positions partielles, pour tenter de se situer dans une perspective plus large, qui permette d’organiser nos savoirs sur les illettrismes et de penser cet ensemble. En fait, il s’agit de voir si nous pouvons aujourd’hui mettre nos savoirs en théorie. Une théorie, c’est un ensemble organisé, cohérent, qui vise à mieux décrire, à mieux analyser, mais aussi à mieux interpréter un objet, ici ce que nous appelons illettrisme. Grâce à sa cohérence, grâce à sa valeur explicative, la théorie nous permet de mieux connaître un objet, en intégrant nos visions de cet objet dans une perspective plus large que celle engagée par le quotidien, que ce soit celui du discours, de la mesure de l’illettrisme ou des essais de remédiation.
L’objectif est donc clair : il s’agit d’aboutir à une théorie grâce à laquelle les savoirs de terrain qui sont les vôtres, mais aussi les savoirs dits scientifiques pourraient être pensés ensemble, dans un système qui leur donnerait sens. Cela permettrait peut-être, au surplus, que les travaux sur l’illettrisme, que ce soit sur le terrain des décisions, des interventions ou sur le terrain scientifique, ne recommencent pas à zéro comme c’est trop souvent le cas, comme si rien n’avait été acquis depuis vingt ans maintenant.
L’illettrisme est-il un phénomène spécifique ou peut-il être pensé par reprise d’un modèle importé, par exemple à partir de l’échec scolaire en lecture ?
Mais avant de prétendre se situer dans un cadre théorique commun, commençons, plus modestement, par vérifier à quelles conditions nous pourrions déjà parvenir à une vision partagée de l’illettrisme. Je vais donc aborder cette question des modèles théoriques en m’inspirant de mon expérience de chercheur.

Conceptions implicites de l’illettrisme
Il est important de revenir sur cette idée d’implicite. En effet, il est une tradition, dans le milieu des travailleurs sociaux, dans le milieu enseignant aussi, qui est de se méfier de la théorie, sousentendu celle des théoriciens, celle des chercheurs, comme si dans la pratique, dans les modalités concrètes que chacun de nous utilise pour travailler, pour former, pour enseigner, il n’y avait pas de théorie, comme si, en quelque sorte à notre insu, nous ne faisions pas référence à des modèles de définition et de compréhension de l’illettrisme. Or nos actes engagent, de fait, des conceptions, des « théories en acte », des théories implicites qui ne s’énoncent certes pas en tant que théories, mais qui organisent notre rapport au monde, aux autres, à nous-même, et qui exercent leur influence sur notre rapport à l’illettrisme. Il faut donc tout d’abord analyser ces conceptions générales implicites, qui sont des représentations construites à la fois socialement (par le jeu d’un certain nombre de facteurs sociaux et culturels) et de représentations personnelles (par le jeu de notre histoire, de notre personnalité, de notre « psychologie »). C’est un véritable travail d’élaboration de ces représentations qui devrait pouvoir se conduire chez chacun des acteurs intervenant sur l’illettrisme, s’il veut agir le plus lucidement - et efficacement - possible.
Pour commencer cette analyse par les représentations sociales, je prendrai une comparaison : nous en sommes à peu près aujourd’hui, quant au dégagement des représentations sociales sur l’illettrisme, à un niveau proche de la situation que Serge Moscovici, il y a plus d’une trentaine d’années, a décrite à propos des représentations sociales de la psychanalyse. Dans son livre, La psychanalyse, son image et son public, (Puf) il a montré comment chacun de nous peut être amené à réduire la psychanalyse à des représentations partielles, qui sont tout autant de refus de certains éléments fondamentaux de la théorie freudienne, mais qui ont un sens, et qui constituent donc une autre théorisation en acte de la psychanalyse que la théorie freudienne !
De ce point de vue, tout nouvel arrivant sur la question de l’illettrisme devrait aussitôt lire attentivement le chapitre que Catherine Frier a consacré aux représentations sociales de l’illettrisme et que l’on trouve dans « l’illettrisme en questions » (Pul, 1992). Ce texte fait travailler la différence entre une théorie implicite, celle qui, de fait, organise nombre des discours de la presse, et une théorie explicite qui est précisément ce qu’essaie de faire tout scientifique : observer son objet à la bonne distance sans y mettre trop de sa propre implication. Un modèle théorique pour penser l’illettrisme, c’est d’abord cela, c’est d’abord dégager un certain nombre de conditions d’observation de ce dont on parle, de l’objet sur lequel porte la théorie.
Mais il importe aussi de situer la part de notre propre histoire dans le regard que nous portons sur ces personnes qui n’ont pas, comme nous, par exemple, ce rapport intime, riche, aisé, à la littérature, cette habitude de prolonger notre réflexion personnelle par la confrontation avec d’autres, d’autres qui ont écrit leur manière de voir.

Des conceptions de l’illettrisme à expliciter
Quel est, tout d’abord, le sens de la distinction entre « théorie » et « modèle » ? Une théorie, c’est une représentation organisée, une construction intellectuelle structurée en un ensemble cohérent, qui relie le plus grand nombre possible de nos observations et de nos savoirs sur un objet. Cet ensemble leur confère une signification, parfois même une explication, ce qui permet d’anticiper, de déduire éventuellement, de nouveaux faits, de nouvelles organisations, en cohérence avec la théorie.
Le modèle est en général défini comme une théorie « locale », une mise en représentation formalisée (schémas, discours) d’un objet plus limité que ce à quoi prétend une théorie, laquelle vise à plus de portée. Mais la science contemporaine se méfie de plus en plus des « grandes théories explicatives », avec le déclin des grands systèmes qui voulaient « tout » explicatifs (marxisme, psychanalyse), elle se contente habituellement de formaliser des modèles sur une partie seulement du réel.
Quoi qu’il en soit, que nous cherchions à penser l’illettrisme dans le cadre d’une théorie ou d’un modèle, le scientifique est toujours amené à définir avec le plus de précision possible ce sur quoi il travaille et ce dont il va parler, c’est-à-dire l’objet sur lequel porte le modèle ou la théorie. Il indique aussi les exigences de sa méthode, la valeur et les limites de ses outils, le type de vérification de la validité de sa démarche et donc de ses résultats : c’est pourquoi il rend publique - il la publie - cette démarche pour que tout autre chercheur puisse vérifier, en reprenant cette démarche, qu’elle conduit aux mêmes résultats.

L’illettrisme, quel « objet » à théoriser ?
À partir de quoi et sur quels critères est-on en présence d’une situation d’illettrisme ? Sur ce point, je vais donner trois exemples.
Le premier exemple : la définition de l’illettrisme longtemps la plus répandue dans l’opinion, c’est de considérer que l’illettrisme est le fait de ne pas savoir lire ; cela s’accompagne parfois de la formule « le degré zéro de la lecture » : « ils ne savent rien ».
Plus élaboré, le second exemple emprunte sa définition à une épreuve d’évaluation : être en situation d’illettrisme, c’est manifester un niveau de lecture considéré comme insuffisant, c’est obtenir des performances faibles à un test. Enfin le troisième exemple consiste à faire l’hypothèse que la personne en situation d’illettrisme ne se situe pas, face au monde, face à la « culture », face à l’écrit, de la même manière que ceux que l’on appelle les « lettrés » et que c’est donc son rapport à l’écrit qui est, d’abord, différent et qui doit être étudié en tant que tel.
Vous savez que la position que j’ai adoptée, depuis bientôt vingt ans de travaux sur cette question, c’est de considérer qu’étudier l’illettrisme à partir simplement d’un niveau d’efficacité sur un test quel qu’il soit, est une manière très partielle, voire partiale, de prendre le problème. De ce point de vue, la meilleure définition selon moi de l’objet qui nous intéresse, c’est Yvonne Johannot qui l’a proposée dans son livre Illettrisme et rapport à l’écrit (Pug). Elle montre très bien dans ce livre que la question qui se pose à nous déborde largement le champ scolaire, le champ de l’apprentissage, parce que le rapport à l’écrit se constitue bien avant l’école, dans des expériences sociales, dans des expériences familiales, dans des expériences linguistiques, et que ce que nous allons trouver ensuite lorsque nous allons « tester » telle ou telle personne, c’est en grande partie déterminé par un préconstruit lors de ces expériences. Aujourd’hui, on constate un retour à un discours anthropologique qui essaie de repenser l’unité de la personne face à la situation de communication et de représentation avec l’écrit.
Si nous n’avons pas conscience de ce qui s’est ainsi construit antérieurement et de la manière dont ça s’est construit, notre regard risque
d’être singulièrement altéré et nous risquons de ne pas comprendre ce qui fait réellement problème pour cette personne.

L’illettrisme, comment partager nos savoirs sur cet « objet » ?
Passer d’une représentation implicite à une théorisation explicitée, cela veut donc dire passer de la subjectivité de nos expériences à l’objectivité de la communication vérifiable.
C’est-à-dire, dans les faits, passer d’un savoir personnel à un savoir partagé. Pour que le savoir se partage il faut que l’on objective tout un ensemble de démarches. Pour aboutir à un savoir partagé et que ce savoir s’intègre dans une théorie explicite, il est essentiel que l’on puisse disposer d’éléments objectifs notamment sur le contexte de recueil des résultats.

Rendre explicite notre représentation des causes de l’illettrisme
Nous venons de remarquer qu’il s’agit tout d’abord d’objectiver sa représentation de l’illettrisme, de ce que l’on appelle illettrisme.
L’on peut ajouter : c’est aussi rendre explicite sa représentation des causes de l’illettrisme. Qu’est-ce que je dis quand je dis de quelqu’un qu’il est illettré ? Je peux mettre en activité inconsciente, dans cette affirmation, beaucoup de postulats, par exemple celui-ci : dans nos sociétés, tout le monde devrait savoir lire et écrire s’il a bénéficié de l’école, l’illettré, c’est quelqu’un qui n’a pas su ou n’a pas pu ou pas voulu apprendre. On entend souvent dire aussi que les illettrés ont oublié ce qu’ils avaient appris à l’école. Je considère, pour ma part, que l’on ne peut pas oublier ces apprentissages fondamentaux, on ne peut pas les perdre : mon hypothèse est qu’ils n’ont pas vraiment appris.
Je postule que l’on ne peut pas oublier l’apprentissage de la lecture quand on l’a correctement effectué, quand on l’a mené à son terme. Si cela ne tient pas, c’est que cet apprentissage n’a pas été bien conduit.
J’ai rencontré de nombreux praticiens et discoureurs sur l’illettrisme qui sont venus travailler sur ce problème en sachant à l’avance ce qu’ils allaient y trouver :
- un déficit d’apprentissage (modèle de l’apprentissage en cadre scolaire) ;
- un déficit d’enseignement (une mauvaise méthode ou des enseignants mal formés) ;
- une relation affective perturbée inconsciemment (modèle psychanalytique) ;
- des insuffisances neuropsychologiques ;
- une dyslexie non détectée ;
- des difficultés culturelles et sociales ;
- l’illettrisme n’existe pas (ce serait un faux problème).
Cette difficulté, voire impossibilité, à entrer en communication écrite avec un interlocuteur absent qui caractérise les situations d’illettrisme, recoupe, dans le concret des personnes rencontrées, des éléments qui peuvent, tour à tour, évoquer en effet telle ou telle des caractéristiques que je viens d’évoquer, mais après bientôt vingt ans de recherches sur ces situations d’illettrisme, je ne parviens toujours pas à identifier de traits communs à tous les illettrés, je n’arrive pas à décrire un portrait type de la personne en situation d’illettrisme. Bien au contraire, chaque rencontre avec l’une de ces personnes m’oblige à m’adapter, en tant que psychologue, à sa singularité.
Il n’empêche, même si nous ne pouvons parler de l’illettrisme en général, nous sommes amenés à identifier un certain nombre d’axes qui structurent ce champ dans lequel se déploient les situations d’illettrisme, axes qui font encore l’objet de recherches.
Un premier axe est constitué par l’expérience première d’apprentissage de la communication à l’autre et d’expérience de la parole échangée ; un autre axe est celui qui concerne l’apprentissage de l’écrit, c’est-à-dire, pour beaucoup de ces personnes, la scolarité. Ces deux types d’expérience nous amènent à penser l’itinéraire de la personne en relation forte avec l’organisation sociale et économique de notre société, avec les barrières culturelles et linguistiques qui s’y dressent, avec les limites de l’institution scolaire quant à la transmission efficace de notre système d’écriture et quant à la confrontation réussie avec la pluralité des fonctions de l’écrit. Une théorie de l’illettrisme ne peut s’élaborer en excluant ces premières données, non plus en tentant de les penser isolément les unes des autres : c’est bien une personne en interaction constante avec ces facteurs qui est au centre des situations d’illettrisme.

Rendre explicite notre représentation des possibilités d’apprentissage
Il s’agit aussi d’objectiver nos conceptions sur ce que peut apprendre un adulte. Je considère, sur ce point, qu’un adulte n’est pas, dans son évolution cognitive, dans ses possibilités d’apprentissage, limité à ce à quoi il est arrivé dans le temps de l’école (mon postulat est celui de l’éducabilité cognitive). Énoncer une position théorique, c’est ainsi accepter de mettre à plat les postulats de base qui organisent le travail scientifique.
Définir des concepts liés à ses choix théoriques
Ce qui nous permet de faire du travail d’objectivation, c’est tout d’abord le concept, c’est-à-dire le passage d’une observation particulière (X est beau, laid, méchant, drôle) à une idée abstraite et générale, au concept général de beauté, laideur, méchanceté, drôlerie ; utiliser un concept oblige à le définir, quelles sont ses caractéristiques (compréhension du concept), à qui s’applique cette définition (extension du concept) ? C’est donc une abstraction qui définit des classes d’objets, par un travail sur le même et sur le différent. C’est un travail de séparation, de distinction et c’est la représentation intellectuelle d’un objet, distingué, isolé, classé, représenté ensuite par le mot qui désigne le concept et auquel le sujet applique sa pensée. C’est le plus souvent un mot emprunté au langage courant, ou un néologisme, auquel on donne une signification restreinte, valable dans un champ théorique précisément défini. C’est une représentation à portée générale (elle n’est pas intuitive, ne se limite pas au particulier, ni au concret) : le concept dégage un aspect de la réalité (de la totalité) et le considère à part. Il l’isole de la totalité, par le mouvement de la pensée, de la conceptualisation, ce qui traduit un effort de catégorisation du réel. Il s’oppose ainsi à la donnée intuitive, qui voit et sent la totalité. Le concept est opérant parce qu’il est solidaire d’une théorie, plus ou moins explicite. Il ne fonctionne pas seul.
Par exemple, quand j’utilise la théorisation de l’appropriation de l’écrit, je lui donne un contenu qui me permet de dire que sur un certain nombre d’axes, sur un certain nombre de champs, la personne « illettrée » ne s’est pas approprié certains éléments de l’écrit.
Le domaine socio-affectif : influence de l’histoire familiale, sociale, du vécu scolaire, tout ce qui agit sur la force qui pousse quelqu’un à entrer dans une activité sur l’écrit et à lui donner du sens.
Le domaine des compétences métalinguistiques : la réflexion sur la langue orale et écrite, ses fonctions et usages.
Le domaine des modes de traitement de l’écrit : les procédures utilisées (organisées éventuellement en stratégies) pour lire et écrire.
Le domaine des pratiques personnelles : l’utilisation de l’écrit dans la vie quotidienne.
Le domaine des activités métacognitives : la réflexion de la personne sur ses manières de faire, de percevoir, mémoriser, organiser.
Je vais donc définir des concepts qui soient cohérents pour penser ce type de rapport à l’écrit.
J’ai alors davantage besoin du concept de compétence ou de celui de représentation des fonctions de l’écrit que du concept de performance qui caractérise plutôt une autre conception de l’illettrisme quand il est le seul élément à partir duquel on caractérise l’illettrisme, mais qui m’intéresse en tant que partie de ce que j’étudie. En effet, le concept de performance est intéressant en ce qu’il nous permet de définir un niveau d’atteinte de ce que nous cherchons, mais en même temps il définit un niveau de présentation des résultats. Ainsi, dans l’école, quand on a décidé de publier le pourcentage de réussite au baccalauréat, on a décidé d’un niveau d’observation des données : il a - ou il n’a pas - le baccalauréat. On ne s’interroge pas, ou peu, sur les compétences durables de celui qui a obtenu ce diplôme. Mais il est clair qu’à partir du niveau de définition des résultats que l’on choisit, il y a un certain nombre de choses que l’on peut dire et d’autres choses que l’on ne peut pas dire.
Le concept me permet de penser ce que je cherche. À partir du moment où je sais ce que je cherche, que ce soit en termes de performances, de compétences ou de capacités, je suis mieux en mesure de définir les méthodes dont j’ai besoin pour recueillir les données qui m’intéressent. Le concept, ce n’est pas quelque chose qui nous fait peur, à nous chercheurs, je dirais que c’est l’outillage de base de notre métier, comme tout artisan a des outils de base. Pour construire une théorie, le premier outil c’est le concept.

Objectiver ses méthodes d’étude et ses outils
Si le chercheur explicite ses présupposés, essaie de faire l’analyse, parfois même presque la psychanalyse, de ses positions implicites, c’est aussi quelqu’un qui, comme le praticien, utilise des démarches, des méthodes pour mettre en évidence ce qu’il cherche à observer. Par exemple, j’ai posé, à partir de mon choix de m’intéresser aux compétences, que la bonne méthodologie, cohérente avec cet objectif, c’était le cadre d’un entretien avec la personne et non pas une situation de test, que ce soit en individuel ou en passation collective.

Interpréter les résultats dans le strict cadre de ses outils

Pour expliquer ce dernier point je vais prendre un exemple : dans certaines enquêtes ou recherches sur l’illettrisme, certains ont extrapolé et généralisé, à partir de résultats obtenus à un test de lecture, sur ce que seraient les capacités de lecture de ces mêmes personnes dans toutes les situations de la vie quotidienne, puis sur ce que serait la capacité à écrire de ces personnes, puis, même, sur ce que serait la capacité des illettrés à vivre avec les autres : certains ont ainsi prétendu des illettrés qu’ils étaient incapables d’être citoyens ! L’on a là du faux, obtenu en débordant très largement la possibilité de généraliser à partir des données obtenues dans un cadre limité : s’en tenir à ce que l’on peut raisonnablement extrapoler sur la base des outils et méthodes utilisés, c’est le meilleur moyen d’éviter le délire (qui n’est donc pas réservé aux seuls « illettrés ») !Une théorie permet de prédire des résultats, donc d’engager de nouvelles recherches
Disposer d’une théorie sur un objet particulier, cela a des avantages : la théorie, en organisant une cohérence d’ensemble, peut conduire à faire l’hypothèse que certains phénomènes devraient pouvoir se manifester de telle ou telle manière.
En ce qui concerne la théorisation sur laquelle je m’appuie, celle de l’appropriation, je vais donner deux exemples de cette mise en cohérence permettant des anticipations et des vérifications par de nouvelles recherches.
Le premier exemple, on le trouve dans le livre Illettrismes et cultures qui reproduit les actes d’un colloque tenu à Pau [1]. On trouve dans ce livre un certain nombre de communications qui prouvent qu’on ne peut pas parler d’une culture illettrée, de la même manière qu’on ne peut pas parler d’un illettrisme. J’ai proposé à ce colloque une communication dans laquelle j’ai notamment fait état d’une recherche conduite sous ma direction par Karen Petiot, une recherche sur la conscience phonologique des personnes en situation d’illettrisme. Il y a dix ans, on disait en effet des illettrés que, puisqu’ils étaient sans compétences sur l’écrit et qu’ils ne savaient pas lire, ils ne pouvaient pas avoir de conscience phonologique. Karen Petiot montre au contraire que les illettrés avec lesquels elle a travaillé dans sa recherche et qui sont passés par l’école, ont construit des capacités phonologiques, certes mal organisées, certes insuffisamment structurées, mais qui ne sont pas inopérantes puisque nombre de ces « illettrés » sont capables de travailler au niveau du phonème. Nous avons là des résultats qui surprennent une partie de la communauté scientifique mais qui ne nous surprennent pas par rapport à notre cadre théorique.
Deuxième recherche qui, elle, n’a pas été conduite par mon équipe, c’est une recherche qui a fait l’objet d’une thèse soutenue en décembre 2001, à Lille [2]. Elle porte sur le rapport au temps des personnes en situation d’illettrisme. Je rappelle certains des présupposés implicites sur ce point (voire même explicites dans certaines déclarations et certains écrits !) : les personnes illettrées ne sauraient ni lire, ni écrire, ni compter et auraient un rapport au temps complètement déstructuré. Le scientifique ne se satisfait pas des opinions, il lui faut vérifier la réalité de ces assertions.
Marie Vlamynck a donc demandé à des personnes illettrées de raconter leur histoire, et à partir d’un certain nombre de marqueurs temporels elle a pu faire le lien entre l’organisation de ces discours et la structuration du temps chez ces personnes. Elle s’est aperçue que le rapport au temps n’était pas du tout celui qui était affirmé dans nombre de déclarations générales sur l’illettrisme.
Le rapport au temps des illettrés est sans doute moins précis que le nôtre, mais il n’est pas du tout inconsistant. Et à nouveau ce résultat cadre avec les options théoriques que nous avions prises.

Une théorie est-elle utile pour les praticiens ?
Quels sont les effets d’une théorisation sur la pratique des formateurs ? À partir du moment où l’on pense l’illettrisme dans le contexte, par exemple, du rapport à l’écrit plutôt que dans celui de l’absence de performances en lecture, je vois que l’on essaie de prendre en compte toute cette expérience, tout ce rapport au monde que les gens ont construit.
J’ajouterai que l’on n’a pas assez mis en évidence, trop occupés que nous étions à signaler les risques de stigmatisation des illettrés, que l’intérêt porté à l’illettrisme tient aussi beaucoup au fait que l’on peut aujourd’hui espérer proposer une deuxième chance à ces personnes : en effet, on ne pourrait pas parler d’illettrisme comme on en parle aujourd’hui, si l’on n’avait pas un autre postulat très important, celui de l’éducabilité cognitive. Un autre organisateur d’une théorisation de l’illettrisme vient en effet de la réponse apportée à la question de l’éducabilité des adultes.
On n’a pas assez remarqué, je crois, que la mise en visibilité sociale de l’illettrisme est contemporaine d’une nouvelle conception de l’intelligence et de son développement au-delà même de l’adolescence, longtemps le terme affiché par de nombreux psychologiques pour la progression des capacités cognitives. Si l’on « lutte contre l’illettrisme » c’est bien d’abord parce qu’il semble aux combattants de cette bataille que la guerre n’est pas
perdue !
Il me semble ici que, comme souvent dans les questions sociales, la vision la plus négative, une certaine vision sociologique de l’illettrisme comme ségrégation sociale de ces personnes, a pris tout d’abord le pas sur une vision positive : or, si l’on insiste tant sur l’illettrisme et en particulier sur le public adulte, c’est bien parce qu’on estime aujourd’hui que tout n’est pas joué dans le temps de la scolarité et qu’autre chose, en termes d’apprentissage et d’éducation tout au long de la vie, est encore possible après avoir quitté les bancs de l’école obligatoire.
Une théorisation, c’est une représentation mentale explicitée qui nous permet, si on en dégage clairement les postulats en termes d’objet, de principes de transformation et de méthodes de recueil des données, d’avancer vers une compréhension d’ensemble qui aide à penser mieux et de manière plus efficace le travail qui est le nôtre.

Jean-Pierre Laurent
Merci à Jean-Marie Besse pour ces propos qui nous montrent la nécessité de travailler nos représentations et nos concepts en matière d’illettrisme. Je pense qu’il serait souhaitable pour la continuité de la réflexion d’enchaîner directement avec la table ronde qui portera sur les bas niveaux dans la mesure où Xavier Sesboué qui a appliqué le DMA en Maison d’arrêt va nous faire part de son questionnement de pédagogue : comment peut-on en savoir plus sur une personne donnée ? comment peut-on arriver avec elle rapidement à l’essentiel ? comment en perdant un peu de temps peut-on en gagner ensuite ?
Puis Michel Fébrer, de la maison d’arrêt de Bordeaux Draguignan, nous exposera comment un certain nombre d’enseignants de l’unité pédagogique régionale de Bordeaux se sont organisés pour réfléchir sur le niveau VI. Car il faut des concepts et des modèles pour penser, des situations pour diagnostiquer mais il faut aussi des instruments efficaces pour agir.
Nous manquons en effet, globalement, d’outils opérants par rapport à des publics de très bas niveaux.
Plusieurs unités pédagogiques régionales sont actuellement dans un travail de mutualisation des savoir-faire et des démarches pédagogiques par rapport à ces publics, qu’on appelle de niveau 6, qui nous posent de réels problèmes. Il s’agit de ceux qui ne maîtrisent pas la compréhension des mots et des phrases simples et qu’il s’agit de faire avancer sur des courtes durées de manière telle qu’ils perçoivent leurs propres capacités à apprendre.
On aura ici un exemple de la démarche entreprise dans plusieurs régions et celle de Bordeaux en particulier. Encore une fois ce que l’on expose ici exprime un moment particulier de recherches particulières et n’a pas valeur de modèle.
Enfin, nous examinerons avec Philippe Scholasch, un certain nombre d’outils qui ne sont plus des démarches de recherche, mais sont beaucoup plus aboutis et auxquels on essaye de donner une certaine consécration en les diffusant sur un Cdrom communiqué à l’ensemble des pédagogues du milieu pénitentiaire afin qu’ils soient librement à la disposition de chacun. Ce ne sont que quelques outils sélectionnés en fonction d’une qualité et d’une efficacité reconnues par les praticiens. Le nouveau Cdrom ÉFoRe, (Évaluer, Former, Remédier) vous sera présenté par Philippe Scholasch et remis en fin de journée.

[1Illettrismes et cultures, Jean-Luc Poueyto (Éd.), Paris : L’Harmattan, 2001

[2Thèse de Marie Vlamynck, sous la direction de Véronique Leclercq