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1 Art en prison : une difficile implantation

Publié le mercredi 10 septembre 2003 | https://banpublic.org/1-art-en-prison-une-difficile/

Première partie : Art en prison : une difficile implantation

 Brisure

Résigné et submergé par l’écume des jours,
Je ne suis, en retour, que brisure sans retour :
"Pierre de Lune", poussière d’étoile...
Je cherche, à travers le temps, au travers du voile,
Un signe dans le vent, un présage savant...
Je cours figé tel la glace sur l’étang dormant
Voguant de souvenirs délavés en sensations inachevées...
J’ai parcouru, dissolu, trop de chemins égarés,
Trop épuisé mes yeux à la poudreuse des lieues...
Armé d’une solide sollicitude pour ma solitude,
Je me sens élevé au stade de l’ultime lassitude.
Etape où l’amour n’a pas de repos, n’a plus lieu...
Confiné dans une chrysalide d’émotions aseptisées,
Mon corps talé n’appartient plus qu’au passé ! 

***
Au matin, la grille castratrice élimine toute envie...
La fontanelle de l’Astre interdit le réveil à la vie.
La lumière appauvrie, ne nourrit que l’ennui
Au-delà des murs, point de fuite... Rien ne s’ébruite !

Sans sursis, la funeste entreprise administrative avachit
Le détenu immolé au chevalet de la vindicte civile.
Au fil des années qui passent, la volonté vacille...
2002 redonnera par son équilibre un sens nouveau à l’Harmonie ? !

 L’Ange déchu, Ban Public

La création artistique en prison ne date pas d’hier. Dès les premiers enfermements, les détenus ont cherché à exprimer, à raconter par l’art, leur peine, leur souffrance, leur vie… Cependant, elle connaît aujourd’hui une certaine institutionnalisation, un certain développement. Des textes fleurissent, des réseaux d’acteurs s’enracinent, des œuvres éclosent… De nouvelles branches de la politique pénitentiaire ont-elles poussé ? Des branches bien fragiles toutefois, régulièrement coupées avant de fleurir par le sécateur carcéral et peu remuées par des détenus grimpant à d’autres arbres…

Chapitre 1 : une lente institutionnalisation

Les années 1980 voient les activités culturelles et artistiques se développer en détention. En attendant, « l’art carcéral », interdit ou méprisé, subit répression et stigmatisation.

 ? Entre répression et stigmatisation

Deux siècles de vide expressif et créatif ?

Au tournant du 18e et du 19e siècle, l’enfermement devient la forme privilégiée du châtiment, remplaçant les supplices corporels. L’emprisonnement, dispositif répressif fondé sur la privation de liberté, s’inscrit dans un vaste projet disciplinaire, visant, selon Michel Foucault, à la production de « corps dociles et utiles  [1] ». Le dressage de l’individu s’appuie alors sur un appareil disciplinaire exhaustif, imposant au reclus un ensemble d’actes à effectuer et répéter jour après jour. La vie carcérale repose essentiellement sur le travail et l’isolement, les deux principaux piliers censés assurer la transformation et l’évolution du prisonnier. L’expression personnelle du reclus demeure totalement niée, sous toutes ses formes. Pas le droit à la parole : « la consigne du silence était de rigueur. Impossible de parler hors de la cellule, pendant les repas ou le travail  [2] ». Pas le droit de correspondre avec l’extérieur. Pas le droit à l’expression et à la création artistique, même dans la cellule. Ainsi, le Code des Prisons de 1843 affirme : « sont considérés comme dégradations les dessins, écrits et barbouillages, malpropretés et tout ce qui est susceptible de laisser une trace sur les parois ou le mobilier de la cellule… [3] ». L’interdiction de s’exprimer comme de laisser une empreinte de soi pèse sur le détenu, privé de sa personnalité et de son individualité, dépossédé de tout moyen créatif. 

Les multiples interdits se heurtent néanmoins au besoin irrépressible d’expression et de création des individus enfermés. Pour Caroline Legendre, en effet, « la création, nécessité existentielle, fondamentale et structurante pour l’être humain, le serait de façon d’autant plus cruciale et vitale dans l’espace-temps carcéral marqué par la rupture, la séparation, le manque, la perte, l’absence  [4] ». Deux voies s’ouvrent alors à l’expression de la personne incarcérée : la religion et la transgression. Le religieux, largement investi dans l’enceinte carcérale, offre au reclus un espace possible de création. Ainsi, pour Christian Carlier, « la place de l’Eglise au 19e siècle était considérable, et l’un des moyens des détenus pour s’exprimer était de décorer les murs de la chapelle dans le cadre d’un art très officiel  [5] ».Cet espace demeure néanmoins marginal, les personnes détenues s’exprimant largement plus dans la transgression. Les murs deviennent le principal support de cette volonté créatrice, du besoin essentiel de s’exprimer. Ainsi, l’Administration pénitentiaire livre tout au long du 20e siècle un combat contre les « graffiteurs ». Un de ses fonctionnaires témoigne sous la monarchie de juillet : « Si l’administration faisait blanchir les murs des corridors, ils étaient aussitôt salis par des inscriptions  [6] ». De même, pieds de chaises sculptés, poèmes, dessins traduisent la volonté des prisonniers de conserver, malgré la répression et la disciplinarisation, leur personnalité créatrice. 

Il existe cependant pour Christian Carlier, de « très brèves parenthèses au milieu de longues phases pendant lesquelles règne le silence de mort de la disciplinarisation  [7] ». Résultant, pour l’auteur, d’une volonté politique, correspondant à de profondes mutations sociales, ces parenthèses abritent une volonté de rompre l’hermétisme de la prison, de changer le regard posé sur le détenu, de favoriser sa libre expression. Première période : la Révolution, « pas toute la Révolution, mais la période de la Constituante, quand le grand rêve pénal et pénitentiaire a commencé d’être concrétisé  [8] ». Le libre choix des activités, l’encouragement des capacités artistiques, ou tout au moins l’absence de brimade, ont permis aux prisonniers de laisser d’innombrables témoignages sur leur enfermement, œuvres écrites comme picturales. Cette forte production artistique s’explique néanmoins également par l’emprisonnement d’une clientèle pénitentiaire spécifique, composée de prêtres réfractaires, d’aristocrates et de militants de factions révolutionnaires, « de personnes pour qui la prison a été un phénomène amplificateur de potentialités artistiques  [9] ». Une seconde période de libéralisation carcérale s’ouvre avec la Restauration. Tout un courant philanthropique investit la prison, apportant quelques bribes d’oxygène à l’intérieur des murs, relayant les plaintes et autres témoignages des détenus. La prison cesse, pour un temps, d’être un « astre mort » : ses habitants s’expriment. Nouveau réveil : l’immédiat après Seconde Guerre Mondiale, sous l’impulsion des résistants, qui, connaissant désormais l’enfermement, ont souhaité privilégier la fonction d’amendement à celle de châtiment. De nouvelles possibilités sont offertes à ceux que les résistants appellent « nos frères les récidivistes », possibilités de s’exprimer et de prendre la parole notamment. Peu à peu, l’expression se libéralise et la culture et l’art s’installent légalement en détention. L’ère socialiste, enfin, marque la fin de l’hermétisme des prisons et un début de volonté manifeste de l’Administration pénitentiaire de diligenter une véritable politique culturelle. Si l’art n’a jamais cessé de hanter les murs carcéraux, de façon légale ou non, sa reconnaissance esthétique apparaît très tardive…

Un art stigmatisé

L’expression artistique des prisonniers, longtemps niée et réprimée, engendre la réprobation des pouvoirs publics mais aussi d’une large partie de l’opinion publique. Le 19e siècle et la première moitié du 20e refusent toute valeur expressive et créatrice au détenu, empêché de toute production artistique. Et lorsque des réalisations « illicites » émergent, elles demeurent souvent perçues comme des manifestations d’une sous-culture animale, dénuée d’humanité. Habités de fantasmes et de stéréotypes, les « spécialistes » de la prison partagent avec une partie de l’opinion publique un certain mépris pour les formes d’expression intra-muros, un sentiment de fascination-répulsion pour les prisonniers et leurs créations. L’opuscule L’art en prison écrit en 1939 par le docteur Jean Lacassagne, témoignage pour le moins surprenant de la pratique artistique en détention, révèle et reflète particulièrement ces représentations fantasmatiques et irrationnelles, teintées de condescendance et d’horreur. Lacassagne, s’intéressant plus au portrait « psycho-moral » des prisonniers qu’à la valeur artistique de leurs réalisations, sombre bien souvent dans des considérations méprisantes et déshumanisantes. Parmi « ces mauvais garçons », quelques uns jouissent, pour l’auteur, de dons innés, de véritables dispositions pour certains arts, compensant leur absence de culture par des aptitudes pour la musique, la danse, le dessin, voire la poésie… Aucun n’échappe néanmoins aux stéréotypes carcéraux et sociaux, dégradants et humiliants de l’époque. Je préfère ici laisser la parole à Lacassagne, dont les écrits se suffisent, il me semble, à eux-mêmes.

« Le criminel jeune et vigoureux qui a l’habitude de réaliser dans la vie courante de magnifiques performances sexuelles, souffre, durant son incarcération, de la chasteté forcée à laquelle il est astreint. Malgré le recours aux équivalents : masturbation ou manœuvres homosexuelles, il demeure un insatisfait, car il s’accommode mal de ces ersatz de l’amour. Aussi doit-il refouler en permanence son instinct génésique. Dans ces conditions, son érotisme mal contenu explose parfois et se traduit par des inscriptions lubriques sur les murs des cellules, soit par des tatouages obscènes, soit encore et surtout par des dessins où le détenu peut donner libre cours à ses instincts fougueux. Il se complaira à crayonner des organes, des scènes variées de fornication, des accouplements étranges. »

« L’homme du milieu manque en général d’imagination, c’est pourquoi il reproduit sur le papier, avec force détails, avec la plus grande minutie, ce qu’il connaît ou ce qu’il voit. Il dessinera donc volontiers des filles, des souteneurs, des scènes de prison, de bordel ou de bals musettes, des cambriolages, des règlements de compte. La plupart du temps, on retrouvera dans ses dessins trois des qualités maîtresses du tempérament criminel : la haine, l’esprit vindicatif et la violence. »

« Tous ces hommes ont à la base de leur description cet instinct sauvage, ce primitivisme des premiers âges chez lesquels triomphait le muscle. Leurs dessins ont cette fraîcheur animale et cette verte chaleur du mâle à l’état pur. »

« Les femmes détenues ne dessinent pas. Certes, elles tracent bien sur les murs de leur cellule des inscriptions d’un érotisme d’autant plus effréné qu’elles sont plus jeunes ; elles ne manquent pas de les illustrer d’importants phallus, mais ce ne sont là que de simples graffitis, ce ne sont pas des œuvres. Cette rareté des dessins féminins vient sans doute de l’insuffisance créatrice de la femme dans tous les domaines et particulièrement dans les arts plastiques. » [10]

L’art en prison, réprimé, empêché ou animalisé pendant de longues années, connaît néanmoins son envolée dans les années 1980. L’attente aura été longue avant que la pratique artistique, simple ébauche sporadique, ne s’ancre officiellement et durablement en milieu carcéral.

 ? Des ateliers artistiques en détention

L’entrée en prison
 
Selon Thierry Dumanoir [11], « l’idée d’une action culturelle germait depuis quelques années  [12] ». Mais l’acte fondateur de l’ancrage culturel en prison demeure selon lui la note intitulée « développement des activités culturelles en milieu carcéral », signée le 28 octobre 1982 par le ministre de la culture. Cette note définit les axes de programmes susceptibles d’être mis en œuvre, prévoit des actions dans différents domaines culturels en prison et des sessions de sensibilisation des personnels pénitentiaires. En écho à cette note, le 16 novembre 1982, le directeur de l’Administration Pénitentiaire invite ses services extérieurs à prendre contact avec les Directions Régionales des Affaires Culturelles (DRAC). Pour Thierry Dumanoir, « d’un point de vue administratif, la mise sur agenda du développement culturel en prison est née [13] » . Au cours des trois années suivantes, une véritable vague de propositions d’interventions artistiques et culturelles déferle sur les établissements pénitentiaires. Des associations à vocation culturelle, des artistes entrent en prison et participent à la diffusion de spectacles, de concerts, à la création de projets dans le domaine du théâtre, de la musique, des arts plastiques et de l’audiovisuel. Ce nouveau profil d’intervenants se substitue aux éducateurs spécialisés et bénévoles agissant dans le cadre d’associations à majorité confessionnelle. Les projets réalisés au cours de cette période paraissent suffisamment nombreux et consistants pour que des orientations politiques puissent être énoncées.

Dès lors commence à se dessiner une politique conjointement menée par les Ministères de la Culture et de la Justice, afin de développer des activités culturelles et artistiques auprès des publics relevant du Ministère de la Justice. Ainsi, le 25 janvier 1986, un protocole d’accord est signé entre les Ministres de la Justice et de la Culture, Robert Badinter et Jack Lang afin de régir l’intervention artistique en milieu carcéral. Deux principes fondamentaux se dégagent : la nécessité d’excellence artistique des propositions et l’appréhension des pratiques culturelles comme une ouverture symbolique sur la Cité. Le 15 janvier 1990 est signé un second protocole d’accord entre les directions centrales des deux ministères mais aussi entre les échelons déconcentrés des deux administrations et entre les acteurs locaux du Ministère de la Justice et les institutions culturelles décentralisées. Les deux protocoles invitent les établissements à développer les manifestations et créations culturelles et artistiques, à recourir à des artistes confirmés et des professionnels du champ culturel pour éviter que ne se développe une culture proprement pénitentiaire. Les activités culturelles et artistiques s’installent ainsi en détention, favorisées officiellement dans les différentes prisons. Et parmi toutes ces activités qui voient le jour se développent les ateliers de théâtre, de musique, de photographie, d’arts plastiques, d’écriture etc. Leur organisation est, dixit le protocole, « fortement privilégiée ».

Cette ouverture à l’art et à la culture s’inscrit, dans les textes tout au moins, dans une politique plus globale de réinsertion des détenus. Pour le Ministère de la Justice en effet, le développement culturel représente officiellement une composante de la politique de réinsertion développée par l’Administration Pénitentiaire. En effet, comme le stipule une note ministérielle du 30 janvier 1991, « les publics pris en charge par l’AP sont en majorité en état d’exclusion culturelle. Parmi l’ensemble des peines prononcées, la plus stigmatisante est l’incarcération, on le sait. La privation de liberté qui est la sanction d’un ‘acte antisocial’ a naturellement tendance à accroître la ‘désocialisation’ des personnes incarcérées. En réponse à ce paradoxe, l’AP s’efforce de développer tous les dispositifs possibles visant à favoriser une insertion sociale et professionnelle au moment de la libération. La culture, composant primordial pour la structuration de l’individu, est au centre de ces dispositifs  ». L’Administration Pénitentiaire elle-même prétend donc percevoir ces activités, dotées de visées éducatives et pédagogiques, non seulement comme des occupations pour les prisonniers mais aussi et surtout comme des outils de réinsertion sociale. Ainsi, la mission de réinsertion des SPIP s’appuie notamment sur les activités socioculturelles en détention. Elles visent en effet pour les SPIP à développer les connaissances des détenus, à les replacer dans une dynamique de construction personnelle, à les remettre en situation d’être un acteur social ... Afin d’ouvrir la prison aux artistes, la Justice s’appuie sur de nombreux partenaires nationaux, régionaux, locaux.

Les principaux acteurs

Les institutions

Les Ministères de la Justice et de la Culture, nous l’avons vu, ont posé les premières pierres du développement culturel en détention. Si la Justice entend mener une politique de réinsertion, la Culture souhaite promouvoir la création et favoriser l’accès de tous à l’art et à la culture, notamment de ceux qui s’en sentent exclus en raison d’une situation sociale, personnelle ou géographique défavorable. Elle développe une politique culturelle « dans le sens où un détenu est un homme qui a droit à l’accès à la culture au même titre que n’importe quel autre citoyen  [14] ». L’objectif des deux ministères est de décliner ces protocoles à l’échelon régional, et d’encourager la signature des conventions entre leurs services déconcentrés, les Directions Régionales des Affaires Culturelles (DRAC) et les Directions Régionales des Services Pénitentiaires (DRSP) sur une programmation culturelle dans les établissements.
Ces conventions régionales DRAC- DRSP ont tendance à se généraliser et permettent le développement de relations régulières entre les deux administrations déconcentrées mais aussi la mise en place de missions régionales de « développement culturel en milieu pénitentiaire » Pour les DRAC, les finalités avancées semblent les mêmes qu’en milieu libre : « favoriser la rencontre des publics avec l’art et la culture et démocratiser l’accès aux œuvres, au langage et aux pratiques. Il s’agit là d’une exigence de démocratie culturelle, alliée à une volonté de développement culturel sur l’ensemble du territoire et une prise de responsabilité des acteurs régionaux  [15] ».

Au sein de l’Administration pénitentiaire, les SPIP départementaux appuient, nous l’avons vu, leur mission de réinsertion des détenus sur les activités culturelles et artistiques. Depuis l’automne 2000, de nombreux emplois-jeunes, agents de culture-justice rattachés aux SPIP, assurent des missions d’animation ou de coordination culturelle.
 
Les associations socioculturelles, présentes à l’intérieur des prisons elle-mêmes, gèrent les différents ateliers. Financées essentiellement par les locations de télévisions et réfrigérateurs des prisonniers, elles gèrent la mise en place des activités et notamment des ateliers artistiques.

Enfin, les différents établissements essaient de signer des conventions ou de travailler en étroite collaboration avec des centres culturels locaux, des scènes nationales, des compagnies de danse etc… Ainsi, le Centre de Détention de Melun demeure lié à La Coupole, qui envoie des intervenants. Pourquoi ces intervenants choisissent-ils de travailler en détention ? Comment peut-on les définir ?

Les intervenants artistiques

« Il y a différentes formes d’action culturelle en détention. (…) Il y a des choses qui vont vraiment très en profondeur et qui permettent de révéler les choses et il y en a d’autres qui sont de l’ordre de l’animation culturelle de bas-étage [16]. »
Jean-Pierre, metteur en scène

La prison attire des intervenants artistiques aux profils, motivations et pratiques extrêmement variés. Beaucoup « bricolent  [17] », par manque de compétences techniques ou d’expérience, conçoivent leur intervention en prison comme de l’occupationnel ou de l’animation. Les difficultés du travail en détention, tant matérielles que relationnelles, expliquent aussi le manque d’ambition de certains projets. L’isolement enfin de la plupart des intervenants ne favorise pas non plus une réflexion sur les pratiques et les projets. D’autres, plus rares, très rares, affichent une réelle ambition artistique. Les personnes interrogées distinguent alors « artistes » et « animateurs de garderies culturelles ». A quoi reconnaît-on « l’artiste » ? La reconnaissance et le travail artistiques à l’extérieur, tout d’abord, semblent apporter une garantie non seulement aux institutions culturelles mais aussi aux détenus ou autres intervenants.

« J’appelle artiste une personne qui vit de son art, de sa création. »
« Nous les projets qu’on soutient à la DRAC, ce sont des artistes qui à l’extérieur ont une créativité artistique propre et s’investissent dans un art. Je ne parle pas des intervenants qui vivent de la détention [18]. »
« Tous les projets soutenus par la DRAC sont portés par de artistes reconnus comme tels, des personnes qui sont dans la création artistique et qui ont un parcours artistique connu des services de la DRAC [19]. »
Emmanuelle, DRAC Ile-de-France

« L’atelier son est animé par un véritable artiste, musicien connu et reconnu par ses pairs. »
Saïd-André, détenu

Les « artistes-intervenants » d’autre part affichent de réelles motivations artistiques satisfaites dans le cadre clos et particulier de la détention. Le travail intra-muros sert leur art, apporte un nouveau souffle, une authenticité ou une profondeur difficilement trouvables « dehors ».

« J’ai le sentiment qu’en allant faire du théâtre en détention et dans tout cet espace où l’existence se manifeste d’une manière forte et violente, j’ai le sentiment qu’on retourne à l’essence de notre propre activité et c’est ça qui nous anime profondément [20]. »
« Le travail en détention est fondamental pour les artistes et pour leur art. Les lieux d’exclusion comme la prison sont des espaces privilégiés où naissent de nouveaux référents, de nouvelles formes d’organisation des désirs, de nouvelles formes d’expression… On s’affranchit des conventions, des formes déjà posées, on sort des espaces de conformisme. Là, de la culture se fabrique. La pression des prisons met les détenus dans de telles conditions que seul du neuf peut arriver. On sort de la mièvrerie, du contrôle de soi. Quelque chose se libère. »
 Jean-Pierre, metteur en scène

Enfin, les « artistes-intervenants » comme certains détenus participants à leurs ateliers s’imposent une réelle exigence technique et artistique. Les artistes n’entrent pas en détention pour occuper une population en mal d’activités mais bel et bien pour réaliser de véritables projets artistiques. Ainsi, tous refusent les regards charitables et condescendants sur des « œuvres de prisonniers » jugées moins sévèrement qu’à l’extérieur…

 « Il ne faut pas sous prétexte que ça vient de la prison, que l’on se prive d’un regard d’appréciation, de critiques qualitatives. Nous avons vu dans un festival en Belgique, il n’y a pas très longtemps, des films qui avaient été tournés en prison et ce sont des choses lamentables, des ramassis de poncifs. Personne ne disait rien parce que tous les gens qui étaient là étaient pétris de bonnes intentions. Après tout, si c’était minable, ce n’est pas grave, c’est fait par les prisonniers, donc ça ne peut pas être bien. C’est juste pour les occuper et pendant ce temps-là ils ne font pas autre chose. Il ne faut pas avoir cette espèce de compassion mal placée que ce soit pour les produits culturels comme pour tout le reste [21]. »
Guillaume, ancien détenu

 « On s’aperçoit parfois que cette phrase dégueulasse ressort de la bouche de certains, en aparté, « ce n’est pas mal pour des détenus. » C’est une phrase qui m’écœure [22]. »
Abdel-Hafed, ancien détenu

Rappelons cependant que peu d’artistes définis comme tels pénètrent aujourd’hui les murs de l’institution carcérale, largement doublés par des intervenants aux compétences et ambitions moins reconnues. L’offre artistique, non généralisable à l’échelle de la France carcérale, varie néanmoins d’une prison à l’autre, chaque établissement conservant son originalité.

 ? Des prisons spécifiques

« Mais je pense qu’on peut pas faire des généralités comme ça parce que pour chaque établissement il y a des politiques de réinsertion, des politiques culturelles différentes. »
Myriam, G.E.N.E.P.I*. Paris

Toutes les prisons ne connaissent pas le même développement culturel et artistique. Ainsi, le nombre, l’éventail et la qualité des activités proposées dépendent du profil de l’établissement : son type, sa localisation géographique, sa taille, son architecture, son histoire, son prestige etc. Enfin, influent largement la prise en compte ou non de l’action culturelle par la direction dans le projet d’établissement, la politique et la personnalité du chef d’établissement.

« Je n’ai quasiment connu que des établissements sécuritaires. Ces quelques explications me semblent nécessaires car il faut savoir qu’il y a une différence entre ces établissements sécuritaires et les autres établissements plus ‘ordinaires’. Dans les premiers tout est axé sur la sécurité, les structures et la politique carcérale. Dans les seconds, le travail sur le reclassement des sortants de prison, ce qui passe aussi par l’accès à l’art et à la culture, est bien plus conséquent.(…) Ces établissements sécuritaires privilégient la sécurité à toute autre chose, aux dépens de toute autre chose et plus particulièrement de l’accès à la culture et à la pratique d’un art. »
Saïd-André, détenu

« Il y a un clivage qui pour moi est fondamental au niveau du spectacle vivant, c’est qu‘on intervient différemment en Maison d’arrêt et en Centre de détention. Je n’interviendrai plus jamais en Maison d’arrêt et ça c’est très clair parce que je ne peux pas. Il y a une telle variabilité sur ce terrain. [23]. »
Jean-Christophe, metteur en scène

L’ampleur de l’action artistique dépend ainsi du type d’établissement pénitentiaire, variant de la Maison d’arrêt à la Centrale, en passant par les centres de détention. Les maisons d’arrêt* tout d’abord présentent de lourds handicaps. Ces prisons hébergent des prévenus*, des détenus en attente d’affectation définitive, ayant intenté une procédure d’appel ou dont le reliquat de peine* demeure (en principe) inférieur à un an. La rapidité des mouvements et l’impossibilité de prévoir les entrées et les sorties des prisonniers empêchent la maîtrise d’une surpopulation préjudiciable à l’organisation d’activités artistiques. D’autre part, l’importance du turn-over et l’incertitude du temps à passer en détention freinent les perspectives de projets ambitieux et de long terme. Les établissements pour peine, au contraire, Centres de détentions et Maisons centrales, accueillent une population carcérale plus « stable », des détenus dont on connaît la condamnation. La mise en place de projets et l’investissement des intervenants et détenus deviennent plus faciles.. De plus, le système de cellule individuelle simplifie la gestion de la population incarcérée. Les centres de détention*, réservés aux prisonniers condamnés à des peines relativement courtes et présentant les « meilleures chances de réinsertion » bénéficient d’un régime plus souple, proposant différentes activités censées préparer la sortie. Le règlement intérieur, autorisant généralement la libre circulation des détenus pendant la journée, facilite l’organisation des activités. Les maisons centrales*, enfin, geôles des prisonniers condamnés à de longues peines pour des faits considérés comme plus graves, disposent d’un régime orienté avant tout vers la sécurité (éviter les évasions, limiter les risques d’émeutes…). Les activités, non prioritaires dans la politique pénitentiaire, s’avèrent néanmoins indispensables, selon Gilles, détenu en Maison Centrale, pour « distraire le prisonnier, l’occuper, canaliser, bref tenter d’adoucir une peine qui par essence devient insupportable au-delà d’un certain temps ». L’offre artistique dépend, outre le type d’établissement pénitentiaire, de sa localisation géographique.

« A Justelaville, il n’y avait rien à faire, seulement le travail et l’atelier de couture, contrairement à Fleury, où il y avait plein d’activités. (…) Il n’y avait rien parce que c’est très éloigné, pour y aller il n’y a pas de navette… A Fleury ou à Fresnes, c’est plus facile… (…) A Justelaville, personne ne veut y aller, même des personnes de bonne volonté... Pour les activités culturelles, les intervenants se déplacent une fois par semaine. Il faudrait qu’ils fassent le trajet, qu’ils trouvent un hôtel à côté, et tout ça pour donner trois ou quatre heures de cours.... »
Francine, ancienne détenue

Ainsi, les prisons éloignées des villes, situées en périphérie ou en milieu rural, isolées et difficiles d’accès souffrent d’un manque d’activités, artistiques notamment. Les intervenants extérieurs, découragés par la longueur et le coût du trajet, préfèreront des établissement moins excentrés. La proximité d’un centre ville ou d’un grand pôle urbain favorise d’autre part les relations avec les opérateurs culturels, les partenariats avec les établissements extérieurs, les centres culturels, les théâtres etc. Il existe donc une forte inégalité dans l’environnement culturel des différentes prisons. La richesse de l’offre artistique dépend de plus de la taille des établissements, de ses locaux, de son histoire, de son prestige extérieur etc. Les petits établissements manquent généralement de personnel socio-éducatif disponible pour engager de véritables projets artistiques ainsi que de détenus intéressés par ces activités. A l’inverse, les prisons prestigieuses, comme La Santé, reçoivent budgets plus élevés et artistes plus reconnus… Ainsi, « certains établissements, importants en taille, limités en nombre, proches de grands pôles urbains reçoivent des propositions en nombre. A l’opposé : certains établissements cumulant handicaps (petits, milieu rural, sans histoire…) se trouvent à l’écart des flux culturels [24] » . Enfin, de la volonté et des objectifs politiques du directeur, véritable capitaine du bateau carcéral, dépendent la programmation des activités artistiques. Au-delà des spécificités de chaque établissement, notons l’installation progressive des ateliers artistiques dans les prisons françaises.

Avec les années 1980 s’institutionnalisent donc les ateliers artistiques en détention, pilotés et subventionnés par les organismes de la Justice et ses partenaires culturels, animés par des intervenants extérieurs comptant de « véritables artistes ». Les textes paraissent largement prometteurs, la réalité beaucoup moins rose…

Chapitre 2 : un terrain épineux ?

« Ce qu’on constate dans les textes, aussi bien dans les circulaires que dans le code pénal, dans les directives ministérielles que dans les notes internes : les choses sont prévues mais elles ne sont pas appliquées. [25]. »
Jean-Christophe, metteur en scène

 ? Une réalité contraignante

 Les contraintes, pesanteurs et hermétismes du milieu carcéral freinent les bonnes volontés artistiques et entravent le travail des intervenants. Les logiques justifiant la prison et l’enfermement entrent-elles en contradiction avec le développement des ateliers artistiques ? Ecoutons, avant d’entrer dans des considérations plus théoriques, les échos du terrain…

Les obstacles rencontrés

« Tout pose problème à l’intérieur. Tout est sous contrôle. Ce qui peut paraître anodin dehors ne l’est plus dedans. »
« Les ateliers, c’est très compliqué. J’ai monté des spectacles en prison, c’est une horreur !
C’est pire qu’ailleurs. En détention, je peux vous dire qu’on est amené à renoncer vite et souvent.  [26]. »
Jean-Pierre, metteur en scène

 Jean-Pierre, épuisé par la complexité et la force des contraintes pesant sur son travail en détention a préféré abandonner toute activité théâtrale derrière les murs carcéraux : « Je n’ai pas refait de travail théâtral depuis plusieurs années, pour des tas de raisons. Tout est extrêmement compliqué, les conditions pour un travail rigoureux ne sont pas réunies. Aujourd’hui, je ne me sens plus capable de mobiliser l’énergie nécessaire. Je ne veux plus me faire piéger et piéger les autres. » Les personnes interrogées, artistes et (anciens) détenus ont en effet tous insisté sur les contraintes carcérales nuisant au travail artistique. Des contraintes pesantes, liées à l’argent, au matériel, à l’emploi du temps, aux locaux, au personnel pénitentiaire etc. Intervenants et participants se plaignent tout d’abord de l’insuffisance de financements alloués aux activités artistiques. On manque de fonds pour monter un projet, pour réaliser un film, une représentation, une exposition. On manque de matériel pour créer, pratiquer, s’exprimer.

« La guitare, j’ai essayé mais ça n’a pas marché. Il aurait fallu apporter la guitare en cellule mais on ne nous en prêtait pas. Et puis il n’y avait pas beaucoup d’instruments, on était plusieurs sur une guitare, sur un clavier, chacun son tour. Sachant que c’est une fois par semaine, t’apprends pas grand chose. »
Francine, ancienne détenue

Le matériel coûte cher, certes, mais son entrée en détention représente surtout un risque sécuritaire aux yeux de l’Administration Pénitentiaire. Les objets venus de l’extérieur demeurent en effet interdits ou soumis à de longues et pénibles vérifications rédhibitoires pour toutes les parties. 

« A partir du moment où ils laissent faire l’atelier, en général, après il y a les consignes de sécurité à respecter mais ça c’est la prison qui le veut. On ne peut pas faire rentrer ou ne pas prendre d’objets pour les faire sortir, des choses que tout intervenant doit respecter. »
« En théâtre, on joue généralement sans décor. Faire entrer un décor en détention nécessite des heures et des heures de vérification. C’est parfois interdit et toujours très compliqué. »
Myriam, G.E.N.E.P.I. Paris

« J’aurais pu ramener ma propre guitare de chez moi, mais ils n’ont pas voulu. Ils refusent les objets venant de l’extérieur. Comme je n’ai pas l’argent de m’en acheter une autre, je ne peux pas m’entraîner dans ma cellule, entre les ateliers. Je perds du temps, je progresse moins. »
Participant à l’atelier musique de Loos Lès Lille
 
De plus, les emplois du temps carcéraux semblent quelque peu négliger ou mépriser les ateliers artistiques. L’Administration ne leur consacre qu’un temps infime, empiétant régulièrement sur ces maigres miettes. Le détenu, nous le verrons plus tard, doit généralement choisir entre travail et activités. Et partager les rares plages de temps libre restantes entre études, sport, activités, promenades, etc.

« Quant aux ateliers, ils n’ont lieu pour la majorité que les vendredis après-midi. Seuls moments de libre pour les travailleurs que nous sommes. Les activités se chevauchent donc dans le temps. Je suis par exemple obligé de partir de l’atelier d’écriture à 16 heures si je veux participer à celui de théâtre. Et je ne suis pas le seul dans ce cas. C’est dire la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité de cultiver plusieurs passions. »
Allen, détenu

« Le vendredi après-midi, je travaillais avant de rejoindre l’atelier théâtre. J’arrivais souvent en retard, non douché, encore en bleu de travail. »
Laurentino, ancien détenu

« Les répétitions avaient lieu le vendredi de 16 heures à 18h30 : le moment des coups de téléphone aux familles. J’avais demandé à l’ administration qu’une liste des membres de l’atelier soit faite, pour qu’ils puissent téléphoner un autre jour. Chaque semaine, on m’a répété qu’il n’y avait aucun problème, mais ça n’a jamais été fait : en pleine répétition, ils devaient partir et attendre dans une file digne des boulangeries russes. [27]  » 
Jean-Christophe, metteur en scène

Les acteurs interrogés contestent, de même, le respect des horaires. Les surveillants tardent à ouvrir les portes, à vérifier les identités des intervenants, à conduire les détenus aux ateliers. Et l’activité commence presque toujours en retard.

« J’arrive toujours à 15 heures 30 pour commencer à 16 heures. Et tous les vendredis, c’est la même histoire : rien n’est prêt, les détenus n’arrivent pas, on me demande et redemande mes papiers alors que tout le monde me connaît. »
Jean-Christophe, metteur en scène

 L’espace, pas plus que le temps ne semble adapté aux ateliers artistiques. Intervenants et participants décrivent en effet des locaux vétustes, exigus, voire délabrés, parfois déjà occupés.

« A Melun, ils ont installé un sac de sport dans la salle où on répète et les gens viennent s’entraîner, faire de la boxe au moment où on répète. [28]. »
Laurentino, ancien détenu

« Lors du dernier spectacle en juin, il y avait une répétition urgentissime à faire qu’on avait collée en pleine semaine, c’est-à-dire que les acteurs qui sortaient des ateliers n’avaient même pas le temps de se doucher, venaient et c’était vraiment un engagement pour eux et pour tout le monde. Il fallait le faire, c’était un spectacle complexe et risqué. Je débarque dans la salle polyvalente pour la répétition et de façon impromptue, je n’ai été prévenu ni par la direction, ni par le service pénitentiaire d’insertion et de probation qui le savaient, qu’il y avait le dernier atelier de démonstration de boxe thaï qui occupait toute la salle. Je me dis que ce n’est pas possible que de façon soudaine il y ait une compétition alors que le planning est écrit et affiché partout. [29]. »
Jean-Christophe, metteur en scène

 « Je m’étais inscrit à l’activité peinture. Une salle nous avait été allouée qui servait aussi de débarras et de local à poubelles. Du plafond suintait une canalisation d’où s’échappaient des excréments et de l’urine. J’ai fait en sorte que cette salle soit fermée jusqu’à ce qu’elle soit en état de recevoir ceux qui s’étaient inscrits à cette activité. Il a fallu attendre plusieurs mois pour les voir mettre un coup de peinture sur les murs. J’ai arrêté de peindre. Des anecdotes de ce genre, je pourrais t’en citer des dizaines, peut-être plus encore. »
Saïd-André, détenu

Les intervenants et participants se heurtent, enfin, à des politiques pénitentiaires imprévisibles, à l’opacité de l’institution, à l’indifférence voire à la volonté de nuire de certains membres du personnel. Dépossédés de toute maîtrise de la situation, soumis au règlement carcéral et à l’autorité de la Pénitentiaire, les artistes comme les détenus subissent les transferts, les absences occasionnelles, expliquées ou non, les changements brutaux de directives etc. Ainsi, Thiéry, intervenant musique au centre de détention de Loos Lès Lille évoquait l’impossibilité de former un groupe suivi, les uns et les autres entrant, sortant, changeant d’établissement etc.

« Je vais vous donner un exemple qui est très typique. A la veille d’un spectacle, l’un des comédiens prisonniers qui fait partie intégrante, qui a vraiment développé des choses incroyables. Il se passe quelque chose avec le surveillant précédant la nuit du spectacle, il se retrouve au mitard. Le spectacle a lieu l’après-midi, qu’est-ce qu’on fait ? [30]  »
Jean-Pierre, metteur en scène

Ainsi, les ateliers en détention supportent un certain nombre de contraintes, légitimes ou non, franchissables ou non, pesant sur le travail et l’efficacité artistique. Prisonniers et intervenants dénoncent un manque de respect et d’intérêt certains pour ces activités. Les discours de dénonciation des personnes rencontrées rejoignent parfaitement les témoignages lus dans livres et revues. Ainsi, une femme metteur en scène en milieu carcéral raconte : « Je donne l’exemple de la salle de répétition d’un lieu carcéral où je travaille, les surveillants vont et viennent. C’est une salle des pas perdus. Pendant qu’on répète, pendant qu’un détenu est en train d’exprimer des choses fortes, qu’il se met en danger sur la scène, des surveillants arrivent, discutent, hurlent un nom de détenu. J’ai même vu un jour un surveillant s’installer au deuxième rang de la salle et ronfler bruyamment ! C’est ça les répétitions… [31]  » Et une autre d’ajouter : « Je travaille depuis plusieurs mois en prison, et pour entrer du matériel, pour faire quelque chose, je suis peintre, pour que les détenus aient le droit de ramener leurs objets dans leur cellule, même s’il y a une volonté, il y a une opposition qui est flagrante. Et il n’y a pas de fric et on travaille avec les moyens du bord. C’est très dur. [32]  »

Les échos du terrain reflètent donc la difficulté de monter et de réaliser un projet, d’imposer une activité artistique en détention. Les barrières ne manquent point, à tous les échelons de la hiérarchie pénitentiaire. Par volonté d’entraver la création du prisonnier, par manque d’intérêt, par incompréhension, par souci sécuritaire… Dans cette opposition entre institution et participants, une catégorie de personnel demeure particulièrement montrée du doigt : les surveillants. La décision de créer un atelier dans l’établissement, d’ouvrir ses portes à un artiste revient au directeur de prison. Mais les surveillants, « enfermés » toute la journée, peuvent agir directement sur son fonctionnement, gêner ou faciliter sa bonne marche, freiner ou encourager son ambition, limiter ou favoriser la participation…

L’indifférence hostile des surveillants

« Sentiment d’injustice, jalousie, incompréhension, occultage des axiomes d’une réadaptation sociale, la base du personnel pénitentiaire est souvent hostile aux activités culturelles. [33]  »
Jean-Christophe Poisson, metteur en scène

Là encore, les échos du terrain révèlent des noirs soupirs dans le sombre tunnel carcéral. Les personnes interrogées dénoncent en effet l’attitude indifférente voire franchement hostile des surveillants face aux ateliers artistiques.
 
« Les surveillants ne s’intéressent pas aux activités artistiques. Ils s’en foutent complètement. Ils ne commencent à s’y intéresser que lorsqu’une représentation est prévue et que des gens importants vont s’y rendre. »
Laurentino, ancien détenu

 « Ils s’en fichent. Ou désapprouvent. Mais ils ne se montrent jamais intéressés ni favorables. »
Guillaume, ancien détenu

L’attitude des surveillants oscillerait donc entre indifférence et hostilité à l’égard des activités artistiques. Pire, les surveillants, dotés du pouvoir d’assurer ou non la bonne marche de l’atelier manqueraient parfois à leur devoir . Porte-clés, les « matons* » ouvrent et referment les portes des cellules, conduisent le prisonnier à l’atelier, deviennent maîtres des horaires de l’activité. Et pas des maîtres toujours très fiables ! Les acteurs interrogés dénoncent ainsi les « oublis » occasionnels des surveillants : oublis de venir chercher le prisonnier, oublis de l’accompagner à l’activité, oublis de l’heure qui tourne...

« Par exemple, une détenue qui ne vient pas en cours, il a la liste, il sait qui doit venir. La surveillante elle fait ce qu’elle veut, elle t’appelle ou elle t’appelle pas, c’est selon son bon vouloir. Il suffit que t’aies eu des mots avec elle, qu’elle ait mal dormi, qu’elle soit mal lunée (etc.) elle te laisse en cellule. »
« Par exemple, à 8h30 du matin, tu dois aller à l’activité, elle te sort de la cellule, t’attends dans le couloir, elle va faire passer deux ou trois personnes et puis toi t’attends. Moins le quart… C’est toutes ces petites mesquineries… Elle discute avec ses copines etc. C’est déjà arrivé qu’on m’oublie, soi-disant. »
Francine, ancienne détenue

« De temps en temps, ça arrive qu’on ‘t’oublies’. Tu attends, personne ne vient, alors tu prends un bon bouquin et puis tu lis.. »
Manu, ancien détenu

Comment expliquer cette hostilité ressentie par les acteurs rencontrés ? Plusieurs raisons, légitimes ou non, véritables ou non, demeurent avancées par les personnes rencontrées.

 ? « Ca leur demande une charge de travail supplémentaire, il y aura des choses à faire, des vérifications, des machins, des trucs, des mouvements de détenus, amener monsieur Machin à tel atelier, amener monsieur Truc à tel autre atelier. »
Myriam, G.EN.E.P.I Paris

« Il faut qu’elle vienne te chercher dans la cellule pour t’amener à l’atelier, au rond-point central. La plupart du temps, elle n’a pas que ça à faire. »
Francine, ancienne détenue

 ? « Les surveillants craignent perpétuellement des débordements. »
Myriam, G.E.N.E.P.I. Paris

Les surveillants, chargés notamment d’assurer l’ordre en détention, craignent l’entrée d’objets illicites en détention, les mouvements de prisonniers participant aux ateliers, les sorties des cellule, autant de risque pour la sécurité.

 ? « Et puis la plupart des matonnes, c’est la France profonde très profonde. Elles n’y connaissent rien. »
Francine, ancienne détenue

Les détenus cherchent peut-être parfois à se valoriser par rapport à des surveillantes qui exercent leur pouvoir sur eux ou qui les méprisent. Certes, le personnel de surveillance peut légalement contrôler, ordonner, sanctionner. Certes, il les stigmatise peut-être comme prisonniers coupables. Mais ces détenus participent à des activités artistiques auxquelles les surveillants « ne connaissent rien ». Cependant, généralement peu familiarisés avec la pratique artistique, les surveillants ne comprennent effectivement pas toujours l’intérêt de ces ateliers, leur préférant bien souvent les activités sportives [34]. Ainsi, le rapport final ARSEC de juillet 2001 sur les actions audiovisuelles en milieu pénitentiaire souligne leur ignorance des activités culturelles et artistiques. Les surveillants avouent ne pas savoir ce « ce qu’on y fait », ne pas comprendre l’intérêt qu’elles peuvent susciter , ne pas percevoir les possibilités d’insertion qu’elles pourraient créer [35].

 ? « Pour les matonnes, la prison, c’est un genre club Méditerranée, logée, hébergée, alors que dehors ‘c’est dur’… Ca les fait ‘chier’ qu’on ait des activités… Faudrait que tu pleures… »
Francine, ancienne détenue

Certains surveillants construisent leur système de représentation sur une forte dichotomie entre le « eux » et le « nous ». D’un côté, « les fonctionnaires de la justice » symbolisent l’ordre et le respect de la loi ; de l’autre, les détenus incarnent la négation de ces normes. L’octroi de droits artistiques à des personnes ayant elles-mêmes violé le droit peut apparaître à leurs yeux comme une injustice ou une absurdité. « Pourquoi donner du caviar à des cochons  [36] ? » Le détenu, entaché d’une faute qu’il doit payer devrait alors purger durement sa peine sans pouvoir bénéficier de « privilèges multiples », d’activités jugées divertissantes ou valorisantes. D’autant plus que les surveillants, « innocents », n’ont pas toujours pleinement accès à l’art eux-mêmes…

 ? « Ils voient les détenus, qui ont fauté et à qui on propose tout. Ils éprouvent de la jalousie mais c’est compréhensible ».
Laurentino, ancien détenu

« Certaines détenues vivent mieux que les matonnes, elles supportent pas… »
Francine, ancienne détenue

Certains surveillants souffrent de l’intérêt porté aux détenus, intérêt jugé immérité et dont eux, pourtant non condamnés, ne bénéficient guère. Rappelons que le personnel de surveillance vient bien souvent des mêmes couches sociales que les détenus dont il a la garde, c’est-à-dire de couches sociales dites défavorisées. La vie dehors ne paraît pas tous les jours très facile ni rose pour les surveillants qui envient alors les avantages offerts aux prisonniers.

 ? « Parce quand on fait un atelier, ça peut emmerder les matonnes « vous vous amusez bien, vous rigolez », ça les ‘emmerde’. Donc elle va te mettre des bâtons dans les roues. Elle ne viendra pas te chercher. »
« La matonne, elle est pas là pour t’être agréable, elle est là pour te faire ‘ chier’. » 
Francine, ancienne détenue

« Ca les énerve qu’on fasse des trucs intéressants ».
Guillaume, ancien détenu

L’opposition structurelle entre personnel de surveillance et détenus demeure fortement ressentie en prison, ce qui expliquerait à la fois l’hostilité ressentie des surveillants face à la pratique artistique des prisonniers et le discours « anti- surveillants » des personnes rencontrées. Cette opposition s’explique, pour Corinne Rostaing, par un rapport de force déséquilibré entre un personnel disposant d’un pouvoir légalement établi d’ordonner, de contrôler et de sanctionner et des prisonniers censés subir et obéir [37]. Le conflit ne demeure pas le seul mode de relation mais les acteurs rencontrés évoquent principalement le rapport de force, la « défiance réciproque  [38] ». Corinne Rostaing perçoit quatre formes de relations entre détenus et surveillants : « une relation normée, distante et hypocrite, la plus conforme aux stéréotypes de la prison ; une relation négociée au cours de laquelle le rôle de chacun sera discuté ; une relation conflictuelle au cours de laquelle les parties exigent avec violence le respect, et, enfin, une relation personnalisée, agréable, entre deux personnes qui se reconnaissent en dehors des schémas imposés par l’institution [39]. » Les discours entendus semblent privilégier les relations conflictuelle et négociée (voire normée parfois), excluant quasiment toujours la relation personnalisée. Les surveillants, profitant de leur pouvoir d’ouverture des cellules, gêneraient ou sanctionneraient ainsi des détenus, leur interdisant ou négociant l’accès aux ateliers. Cependant, le discours des prisonniers et anciens prisonniers interrogés semble traduire lui aussi la relation conflictuelle opposant détenus et surveillants. Les heurts, accrochages et autres conflits rencontrés probablement avec le personnel de surveillance au cours de l’incarcération, la méfiance conservée envers celui qui garde, qui contrôle, qui fouille et qui sanctionne laissent des traces. Le caractère forcé de l’enfermement, l’appartenance des surveillants à l’institution qui emprisonne, la barrière qui sépare les détenus de leurs gardiens permettent certainement d’expliquer partiellement ce type de discours. D’autre part, le mouvement de lutte contre l’institution carcérale dans laquelle se sont engagées les personnes rencontrées, le combat qu’ils mènent personnellement et/ou au sein de l’association Ban Public justifient en partie les prises de position « anti-surveillants ». Néanmoins, eux-mêmes ne cèdent pas à la facile et tentante généralisation des comportements évoqués. « Bien sûr, il y en a qui font bien leur boulot » rappelle ainsi Francine. De plus, ils reconnaissent que l’encouragement et le développement des ateliers artistiques intra-muros facilitent le travail des surveillants.

« Aujourd’hui, ils voient ça comme une bonne chose. Les plus intelligents d’entre eux comprennent que c’est un instrument de gestion. Les gens tournent moins dans leur cellule, deviennent moins agressifs. »
Guillaume, ancien détenu

« En même temps, des ateliers comme ça, est ce que ça participe pas aussi à un certain apaisement de la détention ? Des gens qui sont occupés, qui font ce qui leur plaît à un moment donné de leur semaine, est-ce que ça va pas aussi les aider un minimum dans leur travail ? »
Myriam, G.E.N.E.P.I Paris

Les activités, ferment de paix sociale, permettent en effet de canaliser l’agressivité de la population carcérale, d’apaiser la violence au quotidien, et donc de faciliter le travail des surveillants, d’en améliorer les conditions. Si les surveillants se montrent, selon les personnes interrogées, particulièrement hostiles aux activités artistiques, l’ensemble de l’Administration rechigne à les encourager. Pourquoi ? La prison avouerait-elle des logiques et des objectifs incompatibles avec l’entrée d’intervenants en détention, avec le développement des pratiques artistiques intra-muros ?

 ? Ateliers artistiques et prison : une contradiction ?

« L’art n’a pas sa place en prison. Les objectifs de sécurité et l’esprit punitif monopolisent tout l’espace. »
Milko, ancien détenu
Des fonctions carcérales incompatibles avec les ateliers

De multiples théories tentent d’expliquer, de justifier, de légitimer la sanction pénale. Philippe Combessie, pour sa part, distingue « quatre modes de justification » de ces sanctions : l’expiation, la dissuasion, la neutralisation et la réadaptation [40]. L’expiation, tout d’abord, justification la plus ancienne, remonte aux conceptions du châtiment divin. La personne condamnée se doit de souffrir à la hauteur de la gravité de l’acte commis. On traite alors le mal par le mal. La douleur subie par le condamné lors de la punition est censée compenser, effacer, éradiquer le trouble qu’il a causé, la souffrance que ses actes ont générée. Selon Emile Durkheim, « ce serait la douleur infligée au coupable qui réparerait le mal dont il a été la cause ; elle le répare parce qu’elle l’expie. La peine serait essentiellement une expiation. [41]  » Ainsi, « nous ne faisons pas souffrir le coupable pour le faire souffrir ; il n’en est pas moins vrai que nous trouvons juste qu’il souffre  [42]  ». La dissuasion, tournée non plus vers le crime passé mais vers l’avenir, s’inscrit dans une logique utilitariste. Le rôle de la punition, pour Durkheim, « serait essentiellement préventif, et cette action préventive serait due tout entière à l’intimidation qui résulte de la menace du châtiment . [43]  ». Dans cette optique compte avant tout la visibilité de la peine, afin de marquer les esprits. Cette théorie se fonde sur la capacité de raisonnement et la rationalité des individus, qui par peur des sanctions appliquées, refuseraient de transgresser la loi. L’expiation et la dissuasion, théories élaborées avant même l’avènement de la prison comme instrument de châtiment privilégié, appartiennent, pour Philippe Combessie, aux justifications « classiques » des peines. Plus récentes, les logiques de neutralisation et de réadaptation se sont développées à partir du début de 19e siècle, avec l’imposition de la peine de prison. La neutralisation vise ainsi à protéger la société, « empêchant le coupable de commettre de nouvelles effractions  [44] ». Si la peine de mort, éliminant définitivement la menace, apparaît plus efficace, la prison permet également de neutraliser un individu. Extrait de la société, enfermé, il ne commettra, pour un certain laps de temps tout au moins, ni crime ni délit à l’extérieur. Doublement pessimiste, doublement méfiante, cette théorie ne fait ni confiance à l’individu qu’il faut neutraliser, ni au système juridico-carcéral n’apportant que l’efficacité de la clôture. La théorie de la réadaptation, enfin, appelée aussi rééducation, amendement, réinsertion (etc.) perçoit la peine comme un traitement permettant au coupable de « réagir », de « s’améliorer », afin de se réinsérer par la suite dans la société. Force est de constater que ce résultat n’est qu’exceptionnellement atteint ! L’enfermement semble la seule mesure capable de répondre à la fois aux quatre logiques de sanction.

Les justifications de la sanction avancées par Philippe Combessie ne semblent pas toutes compatibles avec le développement des ateliers artistiques en prison. L’objectif d’expiation, de punition, voire de vengeance semble interdire, tout d’abord, l’entrée de ces ateliers en détention. Dans cette logique, les détenus, incarcérés pour purger une peine, ne méritent guère de participer à des activités plaisantes, agréables et enrichissantes. Dans la souffrance, ils « compenseront » l’acte commis. Dans la souffrance, ils satisferont une certaine idée de la justice. Œil pour œil, dent pour dent. Ils ne récoltent que ce qu’ils ont semé, ne reçoivent que ce qu’ils méritent. Dans la souffrance enfin, ils contentent une partie de la population qui ne voit en eux que des délinquants ou des criminels à punir… Anne-Marie Marchetti rappelle qu’aujourd’hui encore, les termes de « vengeance », « expiation » et « souffrance » relèvent d’une réalité vivace. Si le principe d’expiation ne figure point dans les objectifs officiels et avoués de l’Administration Pénitentiaire, il semble satisfaire pleinement une partie du personnel et de l’opinion publique. Ainsi, les surveillants, par exemple, se plaignent régulièrement de l’éventail d’activités, artistiques en particulier, jugé trop important pour des personnes ayant transgressé la loi. Pourquoi des criminels, des délinquants, des coupables pourraient-ils participer à des ateliers, comme si le châtiment se transformait en récompense ? De même, la population ne semble guère totalement prête à accepter des prisons ouvertes sur l’extérieur, actives, réintégrant le plaisir dans la froideur des murs. Ainsi, une étude récente montre que « les Français mettent majoritairement en avant la fonction punitive de la prison, le plus souvent dissociée de tout aspect lié à l’avenir des détenus  [45] ». Et la punition dépasse bien souvent la privation de liberté. « L’opinion publique s’arrête bien souvent à l’image sévère et archaïque de la prison -le cachot et le pain noir- et s’étonne ou s’offusque lorsqu’elle apprend qu’on peut écouter la radio, la télévision, assister à un spectacle en prison. [46]  » Cette position, cette attitude, ce type de discours naît principalement dans un sentiment d’injustice partagé par une partie de la population : pourquoi « tout offrir » ( !) à des prisonniers condamnés à raison et « rien » aux honnêtes gens respectant le droit ? De même, l’objectif de dissuasion ne favorise guère le développement d’activités agréables et intéressantes pour le prisonnier. La prison, si elle souhaite dissuader les individus de commettre crimes et délits ne doit pas ressembler à un « centre culturel » ou un « club de vacances » ! Paraissent plus efficaces les reflets de souffrance des prisonniers ! La neutralisation de l’individu, enfin, oblige bien souvent l’Administration Pénitentiaire à développer une politique de sécurité préjudiciable aux activités artistiques. La priorité de la mission sécuritaire intra-muros conduit en effet les prisons à se désintéresser de tout autre objectif, culturel en particulier. D’autre part, le développement des ateliers artistiques apparaît, pour beaucoup, nuisible à la sécurité.

La sécurité : un objectif anti-artistique ?

 « L’ objectif premier de l’AP, c’est sa sécurité. Tout, tout est bâti autour de la sécurité. »
Milko, ancien détenu 

La loi du 22 juin 1987, nous l’avons vu, stipule que « le service public pénitentiaire participe à l’exécution des décisions et sentences pénales et au maintien de la sécurité publique. Il favorise la réinsertion sociale des personnes confiées par l’autorité judiciaire. Il est organisé de manière à assurer l’individualisation des peines ». Mais d’une manière générale, la prison relègue encore sa mission de réinsertion au second plan par rapport aux objectifs prioritaires de sécurité. Pour Goffman, la prison appartient à « un troisième type d’institution totalitaire destiné à protéger la communauté contre des menaces qualifiées d’intentionnelles, sans que l’intérêt des personnes séquestrées soit le premier but visé  [47] ». Et protéger la société oblige, dans cette logique, à enfermer le condamné et surtout le maintenir enfermé. Tout, dans un établissement, rappelle alors cet objectif premier de sécurité : l’architecture carcérale, les miradors, les caméras, détecteurs et autres fruits d’une technologie de plus en plus sécuritaire, les surveillants, les contrôles permanents des personnes extérieures, les fouilles, inspections de cellule etc. Les individus ne doivent guère se soustraire à la surveillance du personnel pénitentiaire. Aucune tierce personne ne doit pénétrer l’enceinte carcérale sans autorisation préalable. Aucun objet apporté de l’extérieur ne peut franchir les murs sans maintes et maintes vérifications. La formation initiale du personnel pénitentiaire demeure axée sur la sécurité afin de l’aider à exercer sa mission principale : la garde des prisonniers et le maintien de l’ordre. En effet, « le fonctionnement d’un établissement n’a qu’une seule priorité : éviter qu’un incident ne se produise [48]  » : évasion, mutinerie ou agression du personnel pénitentiaire. Ainsi, les directeurs demeurent jugés, non sur la politique instaurée ni sur des taux plus ou moins hauts de récidive, mais essentiellement sur leurs capacités à éviter ces incidents, à garder les détenus sous contrôle. Aujourd’hui, une vague sécuritaire déferle sur les prisons depuis quelques évasions médiatisées révélant les carences de l’Administration Pénitentiaire en terme de sécurité. D’autre part, cette évolution entre largement dans le cadre général des politiques actuelles, de répression et de tolérance zéro. La politique primordiale de sécurité, priorité carcérale, évince donc quelque peu les autres objectifs affichés de l’institution, celui de réinsertion notamment. Pour preuve : les maigres moyens attribués au service d’insertion…Sur un effectif global de 25 700 emplois, l’Administration Pénitentiaire compte, au Ier janvier 2000, 20 250 personnels de surveillance contre 2 100 personnels éducatifs, hors vacance de poste et activité à temps partiel…. Quant aux ateliers artistiques… Pas toujours perçus comme des instruments de réinsertion, peu considérés, ce sont les grands perdants des politiques carcérales. Les acteurs interrogés dénoncent en effet un manque d’intérêt criant pour les activités culturelles et artistiques.

« L’Administration Pénitentiaire se fiche des activités artistiques. Ce n’est pas du tout sa priorité. »
Laurent-Xavier, SPIP Seine et Marne

« Tout le monde s’en fout. Les SPIP se battent contre des moulins à vent. »
Laurentino, ancien détenu

L’Administration Pénitentiaire semble donc manifester un piètre intérêt pour les ateliers artistiques. Mais l’absence d’intérêt ne cache-t-elle pas parfois une volonté d’enlisement, de blocage de ces activités ? Pour certaines personnes interrogées, en effet, l’art n’a pas sa place en détention… L’objectif primordial de sécurité évince, nous l’avons vu, l’objectif artistique. Et freine le développement d’activités considérées comme dangereuses ou risquées… La Pénitentiaire justifie, selon les personnes interrogées, les contraintes et freins qu’elle impose par un souci budgétaire mais surtout sécuritaire. Ainsi, l’entrée d’intervenants extérieurs et d’objets du « dehors » à l’intérieur des murs, les mouvements et rassemblements de prisonniers participant à l’activité représentent autant de menaces pour la sécurité. D’autre part, l’Administration Pénitentiaire ne craindrait-elle pas la réflexion et la subversion contenues dans l’expression artistique ?

 « L’histoire elle-même nous le rappelle, l’accès à la culture n’a jamais été vraiment favorisé dans les pays totalitaires. Pourquoi en serait-il autrement dans cette province française qu’est le monde de la prison où le fascisme a côtoyé si longtemps l’absurde que leurs enfants sont atteints de tares si graves qu’il faudra sans doute que viennent de nouvelles générations encore pour que leurs cerveaux et leurs cœurs soient suffisamment purifiés pour qu’enfin ils puissent fonctionner humainement ? »
Saïd-André, détenu

« Le théâtre est un outil de combat politique. E n’est pas pour rien qu’il reste le premier art supprimé dans les dictatures. »
Abdel-Hafed, ancien détenu

La pratique artistique sert dès lors d’outil de résistance au système, au personnel pénitentiaire, à l’institution en elle-même. L’art amène à réfléchir, à éveiller une conscience, politique diront certains. Les liens entre art et politique, prouvés à maintes reprises au cours de l’histoire, engendrent craintes et suspicions au sein de l’institution. L’Administration Pénitentiaire se désintéresse donc des ateliers artistiques ou voit en eux une menace pour sa sécurité. Néanmoins, elle sait aussi tirer profit du développement de ces activités au sein de ses établissements. Ainsi, un directeur de prison affichant à l’extérieur un établissement bien géré, doté d’activités, peut se flatter de conduire une politique humaine et bienveillante. De même, ces activités servent de vitrine joliment décorée à une arrière-boutique carcérale moins colorée. Mais surtout, les ateliers permettent, dans un souci de contrôle social, une pacification de la détention.

Un souci de contrôle social

« Imaginez que dans une taule, tous les intervenants décident de ne pas se rendre, vous allez voir comment ils sont dans la ‘merde’. L’administration sera vraiment dans la cata. Qu’est-ce qu’ils vont faire de toutes ces personnes qu’ils casaient dans les activités ?
Ils ne sauront pas quoi faire pour les calmer et les maîtriser [49]. »
Francine, ancienne détenue

Les ateliers artistiques profitent donc aussi à l’Administration Pénitentiaire, soulagée de voir les prisonniers occupés. « Ca les arrange, ajoute Francine, de savoir que les détenus sont dans les activités, au moins ils sont tranquilles pendant ce temps-là. » Tranquilles. Ils ne cherchent ni à s’évader ni à se mutiner. L’institution, pour citer Milko, « occupe le bétail », détournant le détenu d’actions illicites craintes par-dessus tout..

« On ne peut pas les laisser oisifs. Oisifs, ça veut dire parler les uns avec les autres, c’est-à-dire faire à un moment ou un autre une espèce de prosélytisme de révolte, de combat [50]. »
Abdel-Hafed, ancien détenu

La Pénitentiaire occupe, donc, et surveille ses reclus, contrôlant leurs activités, leurs mouvements, leurs emplois du temps. En s’occupant, les détenus dissipent agressivité et tensions gagnées dans la solitude, l’ennui et l’étroitesse de la cellule-aquarium. Le poisson quitte pour quelques heures le rond bocal, se cogne à d’autres murs, respire d’autres eaux. Le détenu extériorise, grâce à la pratique artistique, la souffrance, la violence et la haine qui habitent les murs et lui-même. On régule les émotions, on évacue tout sentiment dangereux.

« Ceux qui écrivent n’implosent pas. Quand tu écris tu te civilises. »
Abdel-Hafed, ancien détenu

Enfin, pour Abdel-Hafed, « l’Administration Pénitentiaire gère les prisonniers par la culture, par le plaisir de la culture [51]  », négociant calme intra-muros contre participation aux ateliers.

« Les prisonniers qui participaient aux activités culturelles se sont mis à prendre du plaisir avec les intervenants et l’Administration Pénitentiaire, qui ne pouvait pas les gérer par le travail ou les études, s’est mise à les gérer par la culture. »
« Elle s’est mise à les gérer par rapport à ça en faisant une punition : « si vous n’êtes pas sages, pas gentils, vous n’allez plus aux activités. Une façon de les tenir. Quand l‘activité commence à 14 heures, le prisonnier descend à 15 heures, il a perdu une heure. Pendant une heure, il a tapé à la porte, mais il y avait du mouvement, le surveillant était occupé ailleurs. Enfin, toutes les excuses possibles… Une heure, c’est ce qui a fait que ce détenu, pour qu’on lui ouvre la porte à 14 heures, pour qu’il aille aux activités, a eu tendance à moins revendiquer. [52]  »
Abdel-Hafed, ancien détenu

L’Administration Pénitentiaire perçoit donc en partie les ateliers artistiques comme des instruments de maintien du calme et de l’ordre dans la prison. Elle privilégie donc des activités récréatives, occupationnelles, censées « baby-sitter » puis défouler le détenu.

« L’Administration cherche surtout à implanter des activités dites occupationnelles. Elle préfèrerait qu’on joue des sketches de Coluche, que les détenus rigolent, puis rentrent bien sages dans leur cellule. »
Jean-Christophe, metteur en scène

L’ambition des beaux textes prometteurs du développement artistique en détention se heurte donc à une réalité carcérale faite d’obstacles, de freins et d’entraves. Les contraintes budgétaires, sécuritaires, idéologiques empêchent l’explosion comme l’implantation durable et irréversible des activités artistiques intra-muros. Et lorsqu’elles existent, ces activités répondent plus à une logique de contrôle social qu’à un souci de réinsertion des prisonniers. L’ambition des beaux textes prometteurs demeure réduite, d’autre part, par une demande artistique des détenus faible et peu motivée. Seule une infime minorité participe à ces ateliers ; seule une infime minorité montre de réelles motivations artistiques.

Chapitre 3 : Une demande mitigée

Les ateliers artistiques, sans grand succès, n’attirent qu’une maigre minorité de détenus en leur sein. D’autre part, ces détenus reconnaissent parfois des intérêts et motivations éloignées de toute préoccupation artistique.

 ? Des ateliers dépeuplés

« Deux à trois pour cent de prisonniers. C’est à la partie émergée et volontaire de ces élites que l’artiste entrant en détention propose son projet. L’autre, pour des raisons variées, demeure invisible. »
Jean-Christophe, metteur en scène

Cette faible participation s’explique par des restrictions imposées par l’institution comme par des choix individuels. Nous pouvons alors évoquer notamment les barrières sécuritaires, économiques et culturelles, la relation au délit, ainsi que différentes formes d’exclusion intentionnelle.

Des barrières à l’entrée

Des barrières sécuritaires

« Tous les prisonniers qui cotisent peuvent participer aux activités qui les intéressent ».
Gilles, détenu

En théorie, tous les détenus peuvent effectivement participer aux différentes activités. Mais en réalité, l’Administration Pénitentiaire peut, en invoquant des raisons de sécurité ou de discipline, leur en interdire l’accès.

« L’Administration Pénitentiaire met un filtre. Il y a certains détenus qu’elle pense ne pas pouvoir être capables d’assister à une activité ou elle ne veut pas qu’ils assistent à une activité. Quand je dis un filtre, c’est-à-dire que c’est des gens qu’on ne verra jamais dans les ateliers, c’est clair et net. »
Myriam, G.E.N.E.P.I. Paris

Il existe un certains nombre de règles limitant l’accès des prisonniers à ces activités. Tout d’abord, certains détenus, maintenus au quartier d’isolement* ne peuvent participer aux ateliers artistiques. Ce quartier, censé selon l’Administration Pénitentiaire assurer leur sécurité abrite essentiellement les détenus médiatisés ou susceptibles d’être malmenés par les autres prisonniers, comme les auteurs d’agression sexuelle sur mineurs par exemple. De même, les DPS* (détenus particulièrement signalés) demeurent généralement interdits d’activités. Les prévenus et les condamnés ne doivent normalement pas se rencontrer. Certains détenus, incarcérés pour une même affaire notamment, ne doivent pas communiquer entre eux , ne pouvant s’inscrire à une activité commune. Enfin, certains individus demeurent jugés, par l’Administration Pénitentiaire, non aptes à participer à une activité collective.

 « Des détenus qui auraient peut-être des troubles du comportement assez importants, des pathologies psychiatriques ».
Myriam, G.E.N.E.P.I. Paris

L’Administration Pénitentiaire, non contente d’exclure une partie de sa population des ateliers artistiques, impose d’autres restrictions, temporaires cette fois.

« Et puis après il y a une population qu’on verra de temps en temps. Pendant la période du mitard par exemple. »
Myriam, G.E.N.E.P.I. Paris

Ainsi, les détenus placés au quartier disciplinaire, isolés pendant la durée fixée par la commission de discipline (45 jours maximum), demeurent momentanément exclus de toute activité. Ainsi, certains prisonniers se retrouvent, soit totalement, soit à un moment donné de leur détention en marge de toute activité artistique collective.

Des barrières économiques

« Une dîme de 1,5 euros est prélevée mensuellement pour chaque détenu pour le financement global des activités, qu’il y participe ou non. Bien sûr il est possible de refuser ce prélèvement automatique. Mais alors les activités nous sont interdites. »
Gilles, détenu

Les prisonniers doivent donc payer pour participer aux ateliers artistiques. Mais surtout, une sélection par l’argent s’opère entre les détenus obligés de travailler et les autres, l’organisation de la journée en détention permettant rarement de combiner travail et activités, salaire et culture. Depuis 1986, le travail n’est plus obligatoire en prison. Dans les textes tout au moins… En réalité, il s’impose comme une nécessité pour la majorité de la population carcérale. Les détenus payent, tout d’abord, un certain nombre de biens dont ils ne sauraient se passer.

« Quand tu arrives, on te donne un paquetage (une brosse à dent, un savon, un paquet de serviettes hygiéniques). Mais ça se finit très vite, et après tu payes tout. »
Francine, ancienne détenue

La cantine*, ensuite, permet d’alléger les contraintes de la prison, d’améliorer les conditions de détention. Le tabac, une nourriture meilleure (etc.) deviennent vite, selon les anciens prisonniers rencontrés indispensables dans un univers cloisonné et dénué de toute forme de plaisir. « Cantiner* » apparaît dès lors nécessaire pour continuer à vivre, voire survivre. Le détenu, en travaillant, peut aussi commencer à payer les dommages aux victimes ou amendes, à préparer son pécule* de sortie. Occupant des journées qui passent plus vite, il rompt avec l’ennui quotidien de la prison, ennui régulièrement dénoncé par les détenus. Enfin, il présente, grâce à son volontarisme au travail, de « bons gages de réinsertion », gages dont l’Administration Pénitentiaire tiendra compte pour accorder une remise de peine ou une liberté conditionnelle.

« Les magistrats, lorsque vous posez une conditionnelle, lorsque vous prétendez obtenir une conditionnelle ou une remise de peine, ils tiennent compte de votre refus de travailler [53]. »
Milko, ancien détenu

D’autre part, la faible rémunération du travail et le coût élevé des produits vendus dans la cantine freinent les logiques d’économie des détenus. Le travail apparaît donc obligatoire pour de nombreux détenus non dotés de ressources personnelles et/ou ne recevant pas de mandat de l’extérieur. Faut-il rappeler qu’en détention le taux de pauvreté atteint des sommets, l’indigence frappant bon nombre de détenus [54] ?

« Pour vivre décemment en prison, il faut entre 1000 et 1500 francs par mois. Quand vous êtes condamné et que votre famille vous laisse tomber… Il y a quand même du quart- monde en prison. Celui qui n’a pas d’argent vit dans la misère, donc le travail est une nécessité [55]. »
Paul Lodérant, sénateur de l’Essonne et maire des Ulis

L’impératif économique conduit une grande partie (soit 43,2% de l’ensemble des détenus pour l’année 1998) à opter pour le travail ou la formation professionnelle afin de recevoir une rémunération. Or le travail en détention annihile toute possibilité de participer à une activité, les horaires se juxtaposant. Alors que dans le monde libre, les soirs et week-ends représentent des plages d’accès aux activités culturelles et artistiques, ce même temps, en prison, apparaît vide. Les détenus travaillant n’ont donc ni le temps ni la possibilité de s’adonner à d’autres activités, occupés toute la journée par leur emploi.

« Le système est fait de telle façon que si tu travailles, tu ne peux pas faire autre chose que travailler. (…) Le règlement intérieur dans les établissements pénitentiaires est hyper strict, il n’y a pas d’allers et venues qui peuvent se faire n’importe comment, et à partir d’une certaine heure il y a moins de surveillants, l’équipe qui tourne la nuit est moins importante que celle du jour forcément, donc les horaires en gros c’est 8h30 -11h30 et 13h30 - 17h30, et en dehors de ces plages, il n’y a pas d’intervenants extérieurs qui peuvent rentrer. »
Myriam, G.E.N.E.P.I. Paris

« Un détenu qui va s’inscrire à une activité, ça lui revient très cher. Parce qu’il ne peut pas et travailler et suivre l’activité. Faut faire des choix. C’est l’un ou l’autre, on ne te donne pas la possibilité de faire les deux… Si tu dois travailler, tu ne peux pas aller dans les activités ».
Francine, ancienne détenue

Certains établissements parviennent néanmoins à aménager leurs horaires et ouvrir leurs portes aux intervenants en dehors des heures de travail. Ainsi, à Melun, par exemple, les journées de travail s’arrêtent à 17 heures, les activités à 18 heures 30. De même, chaque vendredi après-midi, libérés de toute contrainte professionnelle, les détenus peuvent s’adonner aux activités de leur choix.

Des barrières culturelles

« La culture en prison… ce sont toujours les mêmes… Ce sont les mêmes que tu vas retrouver en théâtre, que tu vas retrouver en musique, en philo, à la poterie etc. La culture déjà dehors… elle est privilégiée… Alors imagine en prison... Il faut avoir les moyens financiers, culturels, intellectuels… »
Francine, ancienne détenue

La barrière linguistique

La première barrière culturelle est celle de la langue. En avril 2000, les prisons françaises abritaient 22,5% d’étrangers [56]. Tous ne manient pas correctement le français, souffrant de problèmes de communication avec les autres détenus et les intervenants et de l’exclusion de certains ateliers artistiques basés sur le langage (écriture, théâtre…). Cependant, cette barrière ne demeure pas infranchissable.

« A Fresnes, l’été dernier, on a travaillé dans la division des jeunes et des étrangers : deux Chinois et deux Sud-Américains ne parlaient que leur langue maternelle. Heureusement, un autre Chinois parlant français a pris en charge les deux Chinois et je parle espagnol [57]. »
Jean-Christophe, metteur en scène

L’illettrisme

« Le théâtre, il faut savoir lire. Même si l’intervenant travaille sur l’oral, si le détenu arrive avec difficulté à lire le texte, une fois que la pièce est là, tu peux oublier le texte… Et si tu sais pas lire, tu peux pas tricher avec des antisèches… »
Francine, ancienne détenue

Toujours en avril 2000, 10,4% de la population carcérale se déclarait illettrée [58], exclue de facto de certaines pratiques artistiques exigeant une plus ou moins grande maîtrise du langage écrit. Sans compter que, bien souvent, seuls des affichages écrits annoncent le programme des activités proposées... Là encore, certains détenus parviennent à surmonter ce handicap, en théâtre y compris. Ainsi, Jean-Pierre, metteur en scène intervenant en détention se souvient d’un prisonnier qui a appris à lire en jouant Don Quichotte.

L’accès à l’art

« L’idée que je me faisais du théâtre foà cette époque, je veux dire le théâtre tel qu’on le perçoit quand on est comme moi un ‘lascar de cité’ était plutôt caricaturale : barbant et élitiste car réservé aux ‘autres’. Totalement éloigné de mes centres d’intérêt. »
Allen, détenu

Allen, comme beaucoup d’autres prisonniers, ne connaissait rien au théâtre à son arrivée en détention. Pratique étrangère à sa personne, à son milieu, le théâtre ne l’intéressait guère, semblait « réservé aux autres », à des classes sociales plus privilégiées. Bourdieu constate en effet un rapport inégal à l’art selon les différentes classes sociales, rapport issu d’une socialisation antérieure. Ainsi, quand ils visitent les musées, les membres des classes cultivées manifestent « une familiarité spontanée avec l’art, qui provient non pas d’un don, mais de codes et de langage acquis par la socialisation [59]. » De même, s’instaure pour Bourdieu, une hiérarchie des pratiques culturelles et artistiques : « les arts nobles, peinture, théâtre, musique classique, sculpture, sont l’apanage des classes dominantes. Les membres des classes moyennes cultivées (petits bourgeois diplômés) se caractérisent par la ‘bonne volonté culturelle’. Ils ont une intense activité culturelle, mais comme ils maîtrisent mal les codes des domaines les plus nobles, ils se tournent vers des succédanés : le cinéma, la bande dessinée, le jazz, les revues de vulgarisation scientifique, la photographie. En ce qui concerne les classes populaires, Bourdieu réfute l’idée d’une culture populaire (La Distinction, chapitre4), soutient qu’il ne reste que peu de choses car le rapport à la culture des dominés est guidé par le principe de nécessité : ils n’ont pas les moyens de s’offrir une culture ‘désintéressée’  [60] ». Les inégalités économiques, culturelles et sociales, ainsi que des stratégies de distinction, engendrent donc des différents rapports à l’art et notamment aux arts dits « légitimes ». Il existe en effet une corrélation positive entre la pratique artistique et les capitaux économique (revenu, patrimoine, bien matériel) et culturel (ensemble des qualifications intellectuelles produites par le système scolaire ou transmises par la famille). L’accès aux différentes formes d’art demeure donc conditionné par le statut social, les niveaux de revenu et d’étude, l’éducation etc [61]. Ainsi, les acteurs rencontrés participant à des ateliers artistiques paraissent culturellement privilégiés. Ainsi, et c’est le moyen le plus facile et le plus visible d’en témoigner, ils ont presque tous suivi des études supérieures, avant ou pendant la détention. Guillaume, par exemple, titulaire d’une maîtrise de droit au moment de son incarcération, a passé son DEA en prison, intégrant l’IEP de Paris à sa sortie. D’autres ont commencé ou repris leurs études en prison, à l’instar de Laurentino et Mamadou, inscrits en lettres modernes, Allen, en histoire, etc. Il n’est donc guère surprenant de les croiser dans différents ateliers et en particulier ceux nécessitant le plus d’acquis culturels : théâtre, écriture, audiovisuel… Selon Jean-Christophe, metteur en scène intervenant en détention, les détenus participants à son atelier sont tous ou presque des « lettrés ».

Or, dans son ensemble, la population carcérale cumule bien souvent faibles revenus, statut social précaire, et instruction minimale. Ces personnes, peu sensibilisées aux pratiques artistiques, ne se précipiteront donc pas dans ces ateliers, par manque d’intérêt, sentiment d’incompétence ou de rejet, leur préférant généralement d’autres activités. D’autre part, les « classes populaires », sur-représentées en prison, marquées, pour Bourdieu par « le choix du nécessaire » et la valorisation de la virilité, refusent les pratiques culturelles et artistiques dites « bourgeoises » ou « féminines ». Le théâtre, par exemple, assimilé à la bourgeoisie demeure banni des conversations ; les prétentions en matière de culture, au sens de « culture cultivée » sont perçues comme des reniements au « principe de virilité [62] » . Ainsi, les activités artistiques, perçues comme avilissantes car réservées aux femmes, peuvent être, pour certains, objet de plus grand mépris : « Faire de la poésie, c’est bon pour les gonzesses  [63] ».

Cependant, si certaines variables sociales, économiques ou culturelles conditionnent l’intérêt porté aux pratiques artistiques, elles ne demeurent guère totalement déterminantes. Certains détenus, jouissant d’un accès à l’art réduit au départ, découvrent la musique, le dessin, le théâtre (etc.) en détention. Jean-Pierre, metteur en scène intervenant en détention, rappelle que « beaucoup de détenus peu culturellement dotés se révèlent des comédiens formidables ». Assistent donc aux ateliers des prisonniers visiblement dotés de faibles capitaux économique et culturel. D’autre part, il n’existe pas une seule approche dite « légitime » de l’art, réservée aux classes privilégiées. Ainsi, différentes formes d’expression artistique peuvent être développées et valorisées au sein des ateliers. Au centre de détention de Loos lès Lille, par exemple, un atelier de hip-hop a été créé cette année. De même, l’atelier musique auquel j’ai assisté brasse différents types de populations aux goûts musicaux visiblement hétéroclites. Ainsi, pendant que des détenus revisitaient le répertoire de Renaud, un autre enregistrait une chanson en rap qu’il avait lui-même composée. Les barrières culturelles, poreuses et franchissables, ferment néanmoins la porte des ateliers artistiques à de nombreux détenus « peu culturellement dotés ». Ils préfèrent alors d’autres activités, moins intellectuelles ou plus rentables.

Le barrage du délit

« Généralement, il n’y a pas de délits honteux à l’atelier théâtre [64]. »
Jean-Christophe Poisson, metteur en scène

« Il n’y a rien de plus raciste qu’un détenu. Il est raciste sur tout et notamment sur le délit. Les délinquants sexuels, les violeurs, les pédophiles sont très mal vus. Ils vont peut-être ne pas venir par peur du regard des autres. »
Laurentino, ancien détenu

« Quand on fait des ateliers, des fois, un détenu arrive au milieu de l’année et ne peut pas être blairé par les autres, pour son passé pénal par exemple ; et au fur et à mesure des séances qui suivent, l’atelier est déserté par les autres et à la fin il n’en reste plus qu’un, celui qui est arrivé en dernier. Et là, t’as une pression des détenus qui te disent, si tu le vires pas lui, et bien nous on ne viendra plus à ton atelier. »
Myriam, G.E.N.E.P.I. Paris

Le délit détermine, selon Corinne Rostaing, l’acceptation ou le rejet d’un détenu par les autres prisonniers ainsi que sa place dans la hiérarchie carcérale [65]. Il demeure généralement connu des autres détenus, informés par « radio-couloir », par une indiscrétion du personnel ou de la personne elle-même. Il existe ainsi une échelle de valeurs des délits, les plus stigmatisés demeurant les atteintes aux mœurs. Les criminels d’enfant ou les pointeurs*, violeurs et pédophiles en particulier subissent la déconsidération, le rejet voire l’hostilité plus ou moins agressive des autres détenus. Par peur des regards désapprobateurs ou par crainte pour leur sécurité, ils peuvent renoncer à participer aux activités collectives. De même, les autres détenus refusent parfois de partager l’atelier avec eux, préférant alors se retirer eux-mêmes. La participation ou la non participation aux ateliers artistiques dépend donc du fonctionnement de l’établissement, des possibilités offertes ou non aux détenus, des restrictions imposées par l’institution ou la population carcérale elle-même. Elle s’explique aussi par des choix volontaires, plus ou moins conscients des individus, préférant ou nou, acceptant ou non, les règles de l’institution.

Des choix individuels

 Le choix d’autres activités

« En général, les détenus se foutent de l’art, de la culture … et même de tout. Je pense que la demande - il y en a quand même une- en prison est beaucoup plus forte pour LE SPORT… que pour les activités culturelles ou artistiques. Les détenus musclent leur corps… mais pas leur cerveau ! »
Marc, détenu

« Les activités artistiques enregistrent la plus faible fréquentation comparé au sport et à l’informatique. »
Gilles, détenu

« La plupart des détenus n’ont qu’une seule approche de la culture, c’est la télé. Ils ne s’intéressent pas à l’art. Ils pensent que ça ne sert à rien. Ils préfèrent aller jouer à la pétanque ou au foot. »
Laurentino, détenu

Le temps réduit des journées actives et la juxtaposition des horaires obligent le détenu à faire des choix. Et les activités artistiques semblent occuper, en détention, une place secondaire. Le manque de familiarisation des détenus aux pratiques artistiques les éloignent, nous l’avons vu, des ateliers étudiés. D’autres activités, comme le sport, la télévision, l’éducation, la formation, jugées plus accessibles, plus intéressantes, plus divertissantes ou plus utiles, semblent concurrencer fortement les ateliers artistiques. Beaucoup de détenus préfèrent en effet s’inscrire aux activités sportives, permettant de réinvestir son corps -l’incarcération demeure souvent vécue comme une atteinte à l’intégrité physique- et d’évacuer les tensions de l’enfermement. La télévision, rare lien avec l’extérieur et outil de lutte contre l’ennui carcéral, apparaît très prisée en détention. Enfin, l’éducation et la formation semblent, aux yeux de certains prisonniers, plus utiles en terme de réinsertion et d’apprentissage. Ainsi, Laurentino a privilégié ses études :« Au bout d’1 an et demi-deux ans, j’ai dû arrêter car j’ai préféré faire des études qui me serviraient plus pour la suite. »

L’exclusion intentionnelle

Pour Erving Goffman, « le reclus peut avoir recours à différents modes personnels d’adaptation selon le développement de sa carrière morale ». L’auteur relève quatre figures idéal-types de stratégies d’adaptation : le repli sur soi ou « refus radical de toute participation personnelle à la vie de l’institution », l’intransigeance ou « défi volontaire lancé à l’institution en refusant ouvertement de collaborer avec le personnel », l’installation ou construction « d’une existence stable et relativement satisfaite en cumulant toutes les satisfactions que le reclus peut trouver dans l’institution », la conversion ou adoption de l’idéologie de l’administration et d’une attitude soumise [66]. Les deux premières stratégies n’autorisent aucune compromission avec les structures officielles de l’institution et notamment avec son organisation d’ateliers artistiques. Ainsi, le repli sur soi et l’intransigeance peuvent révéler respectivement une fuite de la collectivité et un rejet de l’institution, attitudes de refus perceptibles en détention.

La fuite de la collectivité

« Etant assez solitaire par nature (et par nécessité ici) j’ai peu de rapports avec les membres des activités qui vous intéressent. (…) Je préfère l’écriture en solo. »
« Je ne supporte plus la collectivité, la promiscuité constante, le bruit et l’absence d’affinité avec 99% des abacules dessinant la mosaïque humaine cloîtrée céans. Aussi n’ai-je pas envie de m’enfermer dans une salle avec ceux que je vois sans cesse . »
Gilles, détenu

Solitaire « par nature », Gilles exprime son « aversion du collectif », aversion qui semble redoubler en détention. Fuir un entourage non désiré et imposé par la prison, éviter une population carcérale avec laquelle il ne partage que l’enfermement, s’échapper de la masse omniprésente et pesante de prisonniers devient alors une nécessité. Face à une collectivité imposée et imposante, certains détenus se réfugient en effet dans un vide social et relationnel, s’enfermant dans une vie cellulaire quasi exclusive. La prison concentre des populations qui n’ont pas demandé à cohabiter, qui à force de vivre les unes sur les autres, finissent par ne plus se supporter. Le huis clos carcéral avive les tensions, les désirs de solitude et d’indépendance. Certains détenus refusent donc de se mêler à une population qu’ils n’ont pas choisie et à laquelle ils ne s’identifient pas. Ainsi, une logique de différenciation et de distinction anime beaucoup de prisonniers, répétant le fameux « je ne suis pas comme eux ».

« Attention, si j’appartiens au peuple-de-la-cage, je me distingue d’eux et je me bats tous les jours pour ça. »
Marc, détenu

La volonté de fuir une collectivité carcérale indésirable et méprisée, comme le refus de jouer le jeu de l’Administration Pénitentiaire freine la participation aux activités artistiques en détention.

Le rejet de l’institution

« En prison, j’avais une position de lutte concrète et réelle, de refus total. Je refusais tout, même les parloirs. »
Abdel-Hafed, ancien détenu

Militant anti-prison, Abdel-Hafed refusait toutes les activités proposées en détention. Les activités émanent en effet selon lui de l’institution et légitiment le système carcéral. Ne cherchant ni à « réformer la prison, la trouvant injustifiée  [67] » ni à améliorer les conditions de détention, il privilégiait un mode de résistance basé sur le rejet. D’autre part, face à l’incarcération subie et contraignante, certains trouvent leur liberté dans le refus. Toutes les activités demeurent en effet organisées et proposées par l’établissement pénitentiaire. Dès lors, la stratégie de refus ou de retrait devient une forme de résistance passive à l’institution. De même, dans un univers particulièrement contraignant et détenteur de la vie des détenus, le seul espace de liberté devient, pour certains, le non-agir. Cependant, cette logique du refus semble difficile à tenir sur le long terme. D’autre part, elle laisse une place à des aménagements possibles, en fonction des rencontres, avec les intervenants notamment. Ainsi, Abdel-Hafed, tout d’abord méfiant envers Jean-Christophe, metteur en scène, finit, sans pour autant s’investir personnellement, par accepter son projet et le soutenir.

« Au début il m’a cassé : il y avait un rapport de force. Ce qui a constitué un gage d’indépendance, c’est le texte. Il n’a pas participé à l’atelier mais a fait en sorte que les détenus restent et le jour de la représentation, il a fait descendre 100 détenus des cellules alors qu’en général, il n’y a que quelques détenus pour le spectacle [68]. »
Jean-Christophe, metteur en scène

Ainsi, subissant les contraintes sécuritaires ou temporelles de la prison, l’exclusion des autres détenus ou leurs faibles prédispositions économiques, sociales et culturelles pour les activités artistiques, rejetant la fréquentation d’une collectivité à laquelle ils veulent échapper, ou refusant toute action émanant de l’institution, les détenus fuient majoritairement les ateliers étudiés. D’autre part, leur participation ne répond pas toujours à une demande artistique…

 ? Des motivations utilitaires

« Pourquoi tu viens ? Parce que 1) tu aimes bien le professeur, 2) l’activité que tu fais te plaît. Et puis 3) tu sors de la cellule, c’est quand même important. C’est ça qui motive. »
Francine, ancienne détenue

« Au début, ils étaient là pour toutes les raisons qu’on a données : ça donnait des points, ça permettait de parler aux copains, d’échanger des cigarettes et autres choses. Et puis comme l’animateur était cool, on pouvait regarder par la fenêtre, parler aux autres détenus dans la cour et tout à coup on peut parler ensemble, on peut délirer [69]. »
Jean-Christophe, metteur en scène

L’envie de participer à des ateliers artistiques ne naît pas toujours d’un fort intérêt ou d’un goût prononcé pour l’activité proposée. D’autres facteurs, plus directement liés aux conditions de détention, provoquent ou expliquent partiellement la participation des détenus. Ainsi, s’échapper quelques heures d’une cellule oppressante, quitter les codétenus qui partagent ses heures d’enfermement ou sortir d’un isolement forcé, rencontrer d’autres personnes, discuter, sont autant de motivations régulièrement évoquées par les acteurs rencontrés. Les prisonniers utiliseraient donc les moyens offerts par l’institution afin de satisfaire des envies, des besoins s’éloignant apparemment des finalités prescrites. Cette forme d’adhésion- utilisation rappelle ce que Goffman qualifie d’ « adaptations secondaires », adaptations inhérentes, selon l’auteur, à toute institution totale. Pour Goffman : « les adaptations secondaires représentent pour l’individu le moyen de s’écarter du rôle et du personnage que l’institution lui assigne tout naturellement. » L’auteur cite notamment l’exemple de « malades » qui, participant à l’atelier de danse, peuvent, à la fin des séances ou à l’entracte, se rendre dans la pièce voisine, s’offrir un coca-cola au distributeur automatique, fumer une cigarette, bavarder, oublier le temps de quelques « figures endiablées » la contrainte pesante de l’enfermement  [70] . Cependant, seule une frontière floue et tracée, plus en pointillé qu’à l’épais marqueur sépare « l’usage fortuit et légitime des possibilités offertes par l’établissement et l’abus illégitime de ces possibilités à des fins personnelles [71] » . Les motivations des prisonniers pour participer à des ateliers artistiques demeurent en effet difficiles à définir réellement et, non auto-suffisantes, s’additionnent les unes aux autres.

Sortir de sa cellule

« Mais à la limite, la motivation elle est pas tout de suite. Au début moi je me souviens c’était à la limite par boulimie. Tu veux pas rester en cellule. A la limite tu vas en activité juste pour sortir de la cellule. »
Francine, ancienne détenue

« La constitution d’un groupe s’opère face à la détresse de la solitude et de l’isolement. Le premier motif, c’est l’espace, du moins à Fresnes : sortir des neuf mètres carrés partagés à trois. Toutes les activités servent à s’arracher de la cellule et se blinder la tête. Du théâtre d’accord mais d’abord sortir de la cellule [72]. »
Jean-Christophe, metteur en scène

Sortir de sa cellule constitue bien souvent le premier barreau de l’échelle des motivations. Là encore, cependant, il existe des variantes selon les différents établissements. En maison d’arrêt, les détenus passent souvent l’essentiel de leurs journées enfermés dans leur cellule (parfois 22 heures sur 24), cellule généralement partagée avec deux, trois, voire quatre autres prisonniers [73]. On comprend donc le besoin éprouvé d’en sortir, de fuir, ne serait-ce que momentanément cette cohabitation forcée. Les centres de détention, au contraire bénéficient généralement d’un régime plus souple, les détenus pouvant circuler librement d’une cellule à l’autre pendant la journée.

Rencontrer des gens

« Ca te permet déjà de voir les personnes qui viennent des autres divisions, des gens de l’extérieur, en dehors du maton, de la matonne. »
« Et puis rencontrer d’autres personnes qui sont dans d’autres cellules, qui sont dans d’autres divisions. Et puis papoter. Ce ne sont pas les motivations qui manquent. »
Francine, ancienne détenue

Au plaisir de sortir de sa cellule s’ajoute donc celui de croiser différentes personnes, de discuter, d’échanger. D’échanger avec d’autres détenus que l’on ne voit guère habituellement, avec qui l’on partage peut-être en plus une culture, des goûts et centres d’intérêts communs autour de l’activité pratiquée. D’échanger avec des intervenants extérieurs reliant le détenu à une société dont il peut se sentir exclu. La motivation semble s’amplifier pour certains lorsque l’intervenant appartient au sexe opposé, sexe dont la présence est fortement réduite en détention. Ainsi, selon Shirley, agent culture-justice au Centre de détention de Loos Lès Lille, les prisonniers-hommes réclament régulièrement la venue d’intervenantes- femmes. Le besoin de voir des gens, de parler, se suffit parfois à lui-même, expliquant entièrement la participation à un atelier et excluant d’emblée des motivations dites plus culturelles ou artistiques.

« Et puis une fois que j’étais en cours de musique je me suis rendu compte que je n’apprendrais pas grand chose, mais je suis restée parce que j’aimais bien l’intervenant. »
Francine, ancienne détenue

Le besoin de s’occuper

« J’avais besoin d’occuper mon temps, de tuer l’ennui ».
« Je voyais surtout le théâtre comme une occupation ».
« En prison, on a le temps ».
Manu, ancien détenu.

Les détenus doivent « faire leur temps »… Et ce temps carcéral, marqué par la monotonie, la répétition incessante des mêmes faits et gestes et l’ennui passe toujours, pour le détenu, trop lentement, plus lentement qu’à l’extérieur. Les activités manquent parfois, se ressemblent souvent. S’occuper, dans l’univers carcéral, devient alors primordial, nécessaire même…

« En prison, il faut tenir le coup, faire plein de choses. T’es obligé. »
Manu, ancien détenu

Echapper à la contrainte carcérale

« C’est aussi une coupure dans leur emploi du temps complètement immuable. C’est à dire peut-être une après-midi ou une matinée où on a un truc qui nous fait plaisir par rapport à toutes les contraintes auxquelles on est soumis. »
Myriam, G.E.N.E.P.I. Paris

« Ils apportent une certaine ‘sensibilité’, un côté plus humain au caractère oppressif du milieu carcéral. »
Allen, détenu
 
On peut définir, avec Goffman, une institution totale comme « un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées  [74] ». Pour l’auteur, « les prisons constituent un bon exemple de ce type d’institutions  [75] ». Les institutions totales sont ordonnées en fonction du degré de contrainte physique et psychologique qu’elles imposent, du degré d’adhésion intime qu’elles attendent des individus. La contrainte apparaît particulièrement forte pour les prisonniers, incarcérés contre leur volonté. D’autre part, le maintien de l’ordre et de la sécurité appellent une réglementation disciplinaire importante, générant une masse d’obligations et d’interdits auxquels les prisonniers doivent se plier sous peine de sanctions. Tous les aspects de l’existence des détenus demeurent susceptibles d’être réglementés et contrôlés : l’alimentation, la tenue, les déplacements, les courriers, les visites, l’exercice physique, la sexualité etc. Les activités et en particulier les ateliers artistiques constitueraient alors des « zones franches  [76] », espaces de liberté tranchant avec l’autorité et la contrainte caractéristiques de la vie de l’institution. Le relâchement de la pression, du contrôle et de la surveillance, l’assouplissement de la contrainte, le sentiment de liberté même éphémère peuvent motiver les détenus à participer à ce type d’atelier. Au centre de détention de Loos lès Lille, Thiéry, l’intervenant musique, affirme baser son atelier sur la liberté et l’initiative personnelle, refusant d’ajouter des contraintes à celles de l’institution. Liberté de circulation dans un espace sans surveillant, liberté de travailler ou non, liberté du choix des textes chantés, des morceaux joués… Si les ateliers artistiques ne suffisent pas à supprimer la contrainte carcérale, ils permettent néanmoins de l’adoucir, de la rendre plus supportable.

L’espoir de remise de peine

« Je n’ai pas fait du théâtre pour ça, je n’ai pas calculé, sinon j’aurais participé à beaucoup plus d’activités. Mais la participation à des activités culturelles peut jouer dans un dossier, ça peut servir pour une demande de liberté conditionnelle. On est toujours mieux perçu si on participe à des activités, si on n’a pas l’air trop renfermé sur nous mêmes ».
Laurentino, ancien détenu

L’espoir de bénéficier d’une réduction de peine supplémentaire (RPS) constituerait la plus forte expression de détournement personnel d’une activité proposée. Mais deux questions méritent d’être soulevées. La participation à des ateliers artistiques peut-elle jouer en faveur d’une remise de peine, d’une liberté conditionnelle ? Les détenus y pensent-ils lors de l’inscription à l’activité ? Selon l’article 72161 du code de Procédure Pénale, des RPS peuvent être accordées aux condamnés qui manifestent « des efforts sérieux de réadaptation sociale » dont les modalités passent notamment par l’obtention d’examens ou encore l’acquisition de connaissances. Les activités culturelles peuvent-elles être perçues comme un effort d’adaptation à l’univers carcéral, comme un signe de bonne conduite, une volonté de s’investir dans un projet, de se mêler à la population partageant la détention ?

« De plus en plus l’Administration Pénitentiaire met des carottes. Et le JAP qui va dire oui ou non aux libertés conditionnelles, remises de peine etc., il va te demander si tu as été voir un psychologue, un visiteur, un G.E.N.E.P.Iste, si t’as suivi une formation, une activité culturelle, un atelier… Donc ça va servir…Au bureau national, on reçoit plein de coups de téléphone du conseil d’insertion et de probation qui nous demande de faire des attestations comme quoi untel a bien suivi les activités du Génépi de telle date à telle date. »
Myriam, G.E.N.E.P.I. Paris

« Tout dépend des magistrats. Certains sont sensibles à ce que ça peut apporter, prennent en compte les effets socialisants, apprécient que le détenu ne reste pas inactif, s’investisse, participe à la vie de la communauté. D’autres non. »
Laurent-Xavier, SPIP Seine et Marne.

La participation à des ateliers artistiques semble donc pouvoir parfois influencer une remise de peine même si les meilleurs gages de « réadaptation » restent le travail ou l’école. Quand aux détenus, ils ne paraissent pas tous convaincus de l’aide que peuvent leur apporter les ateliers artistiques pour sortir avant l’heure. Pour Guillaume, « ça ne sert à rien, ce n’est pas ça qui joue ». Pour Laurentino, au contraire, le détenu révèle son envie et ses efforts d’intégration. Dans le doute, ce type de motivation entre-il réellement en ligne de compte au moment de l’inscription à un atelier ? Si ce type de calcul ne saurait justifier la participation à un atelier, il ne peut selon Anne-Marie Marchetti qu’influer favorablement dans sa décision [77]. Cependant, ces motivations utilitaires, très présentes surtout au début, évoluent vite ou cohabitent avec d’autres formes d’intérêts, plus culturels ou artistiques. Elles n’empêchent donc nullement un investissement et un engagement sincères des détenus. Les ateliers artistiques, institutionnalisés en détention dans les années 1980, subissent les dérives, contraintes ou désintérêts, tant de l’offre que de la demande. Ainsi, alors que l’univers carcéral impose blocages, obstacles et entraves, les détenus leur manifestent un piètre intérêt, refusent de participer ou les utilisent à des fins personnelles. Cependant, de réelles ambitions humaines et artistiques subsistent, engendrant créations d’œuvres et recréations de personnes…

[1Michel Foucault, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 273

[2T.E Gaddis, Birdman o f Alcatraz, 1958, in Erving Goffman, Asiles, Etude sur la condition des malades mentaux, Les Editions de Minuit, 1968, p.82

[3Pierre Goguel, Un art brut avant l’art brut : graffiti de prisonniers au 20e siècle, in Création et prison, Les Editions de l’Atelier/ Editions ouvrières, Paris, 1994, p. 101

[4Caroline Legendre, La Création, une nécessité vitale, in Création et prison, op. cit., p.23

[5Christian Carlier, Art et prison, une approche historique, in Création et prison, p. 25

[6Pierre Goguel, Un art brut avant l’art brut : graffiti de prisonniers au 20e siècle, in Création et prison, op.cit, p. 102

[7Christian Carlier, Art et prison, une approche historique, in Création et prison, p.39

[8Christian Carlier, Art et prison, une approche historique, in Création et prison, p.40

[9Christian Carlier, Art et prison, une approche historique, in Création et prison, p.40

[10Jean Lacassagne, L’art en prison, 1939, in Création et prison, op.cit, préface

[11Attaché culturel à la Direction de l’Administration Pénitentiaire au Ministère de la Justice jusqu’en 1997.

[12Thierry Dumanoir, De leurs cellules, le bleu du ciel/ Le développement culturel en milieu pénitentiaire, Les Editions de l’Atelier/ Editions ouvrières, Paris, 1994, pp.80-81

[13Thierry Dumanoir, De leurs cellules, le bleu du ciel/ Le développement culturel en milieu pénitentiaire, Les Editions de l’Atelier/ Editions ouvrières, Paris, 1994, pp.80-81

[14La Documentation française, L’Action culturelle en milieu pénitentiaire, 1997

[15La Documentation française, L’Action culturelle en milieu pénitentiaire, 1997

[16 « Travail, éducation, culture. Comment appliquer partout les enjeux théoriques du temps de détention », Actes du groupe de travail des 30 et 31 octobre 2002 à la Villette

[17Les actions audiovisuelles en milieu pénitentiaire, rapport final ARSEC, juillet 2001, p.79

[18Actes du groupe de travail des 30 et 31 octobre 2002 à la Villette, op.cit.

[19Actes du groupe de travail des 30 et 31 octobre 2002 à la Villette, op.cit.

[20Actes du groupe de travail des 30 et 31 octobre 2002 à la Villette, op.cit.

[21Actes du groupe de travail des 30 et 31 octobre 2002 à la Villette, op.cit.

[22Actes du groupe de travail des 30 et 31 octobre 2002 à la Villette, op.cit.

[23Actes du groupe de travail des 30 et 31 octobre 2002 à la Villette, op.cit.

[24La Documentation française, l’action culturelle en milieu pénitentiaire, 1990

[25Actes du groupe de travail des 30 et 31 octobre 2002 à la Villette, op.cit.

[26Actes du groupe de travail des 30 et 31 octobre 2002 à la Villette, op.cit.

[27Entretien avec Jean-Christophe Poisson in Cassandre, n°39, janvier-février 2001, un éternel clandestin , p.9

[28Actes du groupe de travail des 30 et 31 octobre 2002 à la Villette, op.cit.

[29Actes du groupe de travail des 30 et 31 octobre 2002 à la Villette, op.cit.

[30Actes du groupe de travail des 30 et 31 Octobre 2002 à la Villette, op. cit

[31Sous la direction de Caroline Legendre, Serge Portelli, Olivia Maire et Christian Carlier, Création et prison, op. cit., p.143

[32Sous la direction de Caroline Legendre, Serge Portelli, Olivia Maire et Christian Carlier, Création et prison, op. cit., p.86

[33Jean-Christophe Poisson, « Théâtre-insulte »

[34Philippe Combessie, Sociologie de la prison, op. cit., pp. 49-50

[35Les actions audiovisuelles en milieu pénitentiaires, op. cit

[36Elise Poissonnet, Le Détenu face à la pratique culturelle et artistique, mémoire IEP de Lille, 2001

[37Corinne Rostaing, La relation carcérale, op. cit., p.195

[38Corinne Rostaing, La relation carcérale, op. cit., p.195

[39Corinne Rostaing, La relation carcérale, op. cit., p.153

[40Philippe Combessie, Sociologie de la prison, op. cit., p.16-21

[41Emile Durkheim, L’Education morale, PUF, 1963 in Anne-Marie Marchetti, Perpétuités, Le temps infini des longues peines, Plon, 2001, p.104

[42Emile Durkheim, L’Education morale, PUF, 1963 in Anne-Marie Marchetti, Perpétuités, Le temps infini des longues peines, Plon, 2001, p.104

[43Emile Durkheim, L’Education morale, PUF, 1963 in Anne-Marie Marchetti, Perpétuités, Le temps infini des longues peines, Plon, 2001, p.104

[44Philippe Combessie, Sociologie de la prison, op.cit, p.17

[45Travaux et documents, n°52, A l’ombre du savoir. Connaissances et représentations des Français sur la prison, étude réalisée par le GENEPI en partenariat avec le SCERI, le Ministère de la Justice, 1996, p.73 in Anne-Marie Marchetti, Perpétuités, op. cit., p104

[46Association pour le développement des activités culturelles en milieu carcéral, Développer la culture en prison, pourquoi ?, Compte-rendu de la table ronde du 29 juin 1983

[47Erving Goffman, Asiles, op. cit., p. 46

[48Maud Gaubet, La sécurité en prison, mémoire DEA droit et justice, Lille 2, 2001-2002

[49Actes du groupe de travail des 30 et 31 octobre 2001 à la Villette, op. cit

[50Actes du groupe de travail des 30 et 31 octobre 2001 à la Villette, op. cit

[51Actes du groupe de travail des 30 et 31 octobre 2001 à la Villette, op. cit

[52Actes du groupe de travail des 30 et 31 octobre 2001 à la Villette, op. cit

[53Actes du groupe de travail des 30 et 31 octobre 2001 à la Villette, op. cit

[54voir introduction

[55Actes du groupe de travail des 30 et 31 octobre 2001 à la Villette, op. cit

[56Philippe Combessie, Sociologie de la prison, op.cit.,, p.38

[57Entretien avec Jean-Christophe Poisson in Cassandre, op. cit., p.9

[58Philippe Combessie, Sociologie de la prison, op. cit., p.39

[59Sciences sociales, p. 206

[60Sciences sociales, p. 206

[61Nathalie Heinrich, La sociologie de l’art, Editions La Découverte et Syros, Paris, 2001

[62Pierre Bourdieu, La Distinction, Paris, Les Editions de Minuit, 1979 in Nahalie Heinrich, Sociologie de l’art, Editions La Découverte, Paris, 2001, p.45

[63Création et prison, op. cit., p.118

[64Entretien Jean-Christophe Poisson in Cassandre, op. cit., p.8

[65Corinne Rostaing, La relation carcérale, Identités et rapports sociaux dans les prisons de femmes, PUF, 1997, p.149

[66Erving Goffman, Asiles, op. cit., pp.105-107-108

[67Abdel-Hafed Benotman, Papiers et mains liés in Rolling Stone, n° 8, mai 2003, p.1

[68Entretien avec Jean-Christophe Poisson in Cassandre, op. cit., p.8

[69Actes du groupes de travail des 30 et 31 octobre 2002 à la Villette

[70Erving Goffman, Asiles, op.cit., p.108

[71Erving Goffman, Asiles, op.cit., p.108

[72Entretien avec Jean-Christophe Poisson in Cassandre, op. cit., p 9

[73Philippe Combessie, Sociologie de la prison, op. cit., p.26

[74Erving Goffman, Asiles, op. cit., p.41

[75Erving Goffman, Asiles, op. cit., p.41

[76Erving Goffman, Asiles, op. cit., p.291

[77Anne-Marie Marchetti, Perpétuités, op. cit. , p.113