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IV - La santé et l’enfermement carcéral

Publié le dimanche 23 mars 2003 | https://banpublic.org/iv-la-sante-et-l-enfermement/

IV - La santé et l’enfermement carcéral

" Une souffrance psychique n’est pas plus signe de maladie qu’une douleur physique. C’est au contraire l’inaptitude à la supporter qui peut créer une réaction pathologique " (Lavie, 1985) 

Nous allons tenter d’aborder la santé dans le présent chapitre à travers des représentations et des pratiques des personnes incarcérées que nous avons interviewées. Nos entretiens individuels et collectifs permettent cet abord selon plusieurs axes.
Nous traiterons du registre affectif en essayant d’expliciter notre approche de la souffrance et de la pathologie. Nous aborderons ensuite le registre du réel tel qu’il renvoie à la contention psycho-physique dans l’espace et pendant la durée d’incarcération. Nous traiterons enfin des aménagements mis en oeuvre par les détenus, témoignant des modalités de compromis observables dans ces deux registres.
 
1 - De la souffrance à la pathologie

La dynamique suggérée par le titre de notre sous-chapitre implique les notions de continuité et de rupture. Le sentiment de continuité rompu par la souffrance éprouvée et subie introduit à un autre passage où la souffrance ressentie comme un excès et/ou un manque atteint un seuil de tolérance qui la révèle comme pathologie.
La souffrance comprise par nous comme un rapport à soi-même et aux autres exige du chercheur la décentration qui ouvre sur l’approche des représentations et des pratiques dégagée de la tentation évaluative visant les signes objectivables ou le diagnostic d’une maladie.
Son objet est la personne aux prises avec son environnement humain et non humain indépendamment de la pathologie diagnostiquée par tel ou tel spécialiste dont elle serait porteuse avant ou pendant l’incarcération. Notre lecture des représentations et des pratiques sera davantage sensible aux diverses colorations subjectives telles que nous pouvons les saisir à travers les dires dans la situation d’entretien individuel et collectif. L’absence de symptômes ou leur présence ne confirmera ni n’infirmera ainsi pour nous la santé ou la maladie, qui seront pensées comme des modes d’être de l’individu et appréhendées dans leur aspect relationnel.
L’incarcération apparaît pour toutes les personnes interviewées comme une rupture d’avec la vie hors murs. La banalité de ce constat obture la qualité émotionnelle liée à cette rupture définie parfois comme " choc carcéral "
Ressentie d’emblée comme une altération du rapport à soi-même et au monde, elle se caractérise par une intensité qui déborde l’individu. Vécue dans un premier temps dans l’euphorie ou plus souvent dans l’abattement dépressif, elle témoigne de l’excès d’angoisse qu’elle réactive. Cette rupture et la confrontation avec l’univers carcéral se dégagent dans le discours des détenus sous forme de vécu de perte, d’abandon et de carence sinon de mort. Le sentiment de perte d’autonomie dans différents registres (se déplacer librement, manger à son goût, choisir ou éviter certaines fréquentations, disposer d’une intimité et d’une distance relationnelle protectrice suffisantes, s’exprimer ou entreprendre, organiser son temps etc…) accompagne fréquemment celui d’indignité et d’inutilité.
Certains détenus, pour qui carence et abandon, marginalité affective et sociale font partie de la culture de la vie quotidienne à l’extérieur des murs, vivent l’incarcération, au contraire, comme une rupture apparemment restauratrice. Démunis et désocialisés, sans domicile et sans attaches, ils trouvent en prison un toit et un couvert qui leur manquent cruellement à l’extérieur. Lieu-refuge, la prison leur offre une forme de sécurité qu’ils n’éprouvent pas hors murs.
La cohabitation imposée avec d’autres détenus, avec le personnel travaillant à l’intérieur des murs, les éventuelles rencontres avec des intervenants extérieurs dont le chercheur, constituent pour eux l’opportunité de contacts et d’échanges qui leur semblent hors d’atteinte dehors. Tout se passe comme si ce lieu clos et ce qu’il offre pouvait tenir place d’un lien où la survie serait garantie de facto par d’autres, par leur existence même. La lecture du rapport de l’individu à la prison s’impose ici par son aspect fusionnel. La rupture réelle d’avec la vie au-dehors des murs maintiendrait à l’écart le danger d’une rupture affective confondue avec la non satisfaction des besoins vitaux.
L’incarcération et la prison génèrent-elles des pathologies ? Si certaines manifestations décrites et considérées comme telles par nos interlocuteurs s’y révèlent, peut-on pour autant affirmer un simple lien de cause à effet entre elles et le milieu où elles apparaissent ? Nous laisserons pour le moment en suspens cette question discutable au profit des représentations que nous communiquent les personnes détenues. Le mutisme, l’impossibilité de s’alimenter ou, au contraire, des accès boulimiques, la perte ou la prise de poids, l’insomnie, la baisse de l’acuité visuelle, les manifestations cutanées, les diverses douleurs, l’aménorrhée chez certaines femmes sont évoqués comme contemporains ou consécutifs à l’emprisonnement. La représentation de la prison pathogène y apparaît avec force. Il en va de même quant aux craintes d’attraper des maladies véhiculées par d’autres détenus dont l’inévitable proximité et concentration éveille les fantasmes d’envahissement et de contamination, mais aussi quant au contact de ce lieu perçu comme insalubre, malsain, habité d’insectes et de rongeurs (rats, souris).
Enoncés en réponse à l’invitation de s’exprimer sur les problèmes de santé en prison, ces divers dysfonctionnements mériteraient le qualificatif d’affection, au sens plein du terme. Livrés au chercheur en situation d’entretien (nous soulignons ici leur aspect relationnel) ils témoigneraient d’un état affectif traduit par les personnes interviewées en un ensemble de signes reconnaissables et partageables dans leur statut de signe. La demande du chercheur induit ainsi un discours qui lui offre des symptômes dicibles et indentifiables. Il objective ce qui est vécu par l’interviewé comme perturbation, comme rupture d’avec une continuité qui échapperait à sa prise et serait associée au contexte environnemental. Communiqué de la sorte, le signe se donne à voir, se socialise, centre sur lui l’attention. Tout en signifiant une souffrance, il semble à son tour traduire une demande à reconnaître et à déchiffrer.
Si la relation au chercheur et à l’objet de sa recherche métaphorise le rapport de la personne détenue à la prison et son service de soins, elle permet de réfléchir sur l’offre et la demande en jeu pour les protagonistes en place.
Au personnel hospitalier, préparé aux traitements des maladies et identifié comme tel par les détenus, seraient adressés des signes susceptibles d’être reconnus comme relevant d’une pathologie à soigner sinon à guérir. L’affection ou le trouble exprimé sous forme d’une pathologie acceptable pour le personnel hospitalier garantirait la complémentarité de rôles malade-soignant existant hors murs. Il ferait cependant silence sur une souffrance non formulable autrement par les détenus et difficilement recevable par les soignants travaillant avec leurs repères hospitaliers. Souffrance de l’enfermement certes, mais aussi celle, plus ancienne, que l’enfermement dévoile.
L’ " usage " que font les détenus du service hospitalier en prison, quelles que soient ses modalités et indépendamment des pathologies pour lesquelles ils consultent, nous semble traduire une autre demande. Offrir aux soignants ce qu’ils attendent serait un compromis pour s’assurer écoute et regard.
 
2 - La contention psycho-physique
 
La prison, dispositif organisationnel et institutionnel complexe d’enfermement, est un environnement aussi bien humain que non humain inscrit dans le temps. Nous nous attacherons dans le présent chapitre à l’aborder comme lieu de contention psycho-physique de personnes, en essayant de saisir la nature et la qualité des différentes temporalités repérées dans les discours des détenus que nous avons interviewés. La place du corps y sera centrale. L’incarcération et l’enfermement opèrent en effet une saisie de l’individu dans sa corporéité en lui imposant un lieu et un temps institutionnels spécifiques que reflète son discours. Celui-ci révèle les particularités du rapport de la personne détenue à elle-même ainsi qu’à l’environnement carcéral éprouvé comme étranger à la réalité extra-muros. Exprimée fréquemment sous forme d’opposition dehors-dedans, cette étrangeté qui implique d’emblée le corps (ses contenants, sa surface, ses barrières protectrices) indique nous semble-t-il, l’aspect critique (catastrophique au sens de R. Thom) du vécu du passage du milieu libre au milieu fermé. La topographie et la chronologie carcérales, en modifiant brusquement les horizons et les perspectives spatio-temporelles, comme allant de soi au-dehors de la prison, confrontent le détenu à une réalité où son corps comme sa pensée auront à se confronter à l’emprise carcérale.
L’espace
Les hommes détenus et les femmes détenues occupent des lieux séparés.
Le haut mur qui clôture l’espace de la prison matérialise la coupure entre le dehors et le dedans. Il arrête le regard sur l’autre côté. Surplombé de miradors, percé d’une porte massive, il s’impose dans sa fonction de séparation et d’empêchement.
A l’intérieur de l’enceinte qu’il forme, dans les deux maisons d’arrêt concernées par cette étude, un ensemble de bâtiments à étages cloisonnent l’espace en s’enfermant sur des cours de promenade, entourées de grillages chez les hommes, accessibles aux détenus par le rez de chaussée. De forme rectangulaire au sol, pour le commun des détenus, elles sont triangulaires (en camembert) au Q.D./Q.I. (Quartier disciplinaire/ Quartier d’isolement), ici séparées de murs pleins, limités au-dessus par un grillage. Exiguë, compte tenu du nombre d’utilisateurs habituels, leur forme même exerce une restriction sur les mouvements des personnes. Courir en cercle, par exemple, s’avère dans ces conditions très malaisé. La circonférence du cercle est en effet insuffisante pour prendre de l’élan et donner un rythme approprié à sa course. Certains détenus pratiquent la course quand même, en inversant souvent le sens de leur trajet. " Sinon la tête, elle tourne " dit l’un d’entre eux.
Etre à l’extérieur signifie presque toujours pour les détenus : être hors des murs de la prison. La cour de promenade en fait, pour eux, partie et s’y confond. Au service de la surveillance et du contrôle, la limitation de la liberté des mouvements et des déplacements à l’intérieur des bâtiments concerne tous les détenus.
Le cloisonnement en blocs organisé à la M.A. pour hommes en fonction de l’origine culturelle (bloc des Africains, bloc des Européens, bloc des Maghrébins) morcelle l’espace interne comme externe de la prison et isole les détenus les uns des autres en leur assignant un lieu restreint, déterminé par cette catégorisation. Un pareil aménagement est absent chez les femmes. La séparation en étages et en cellules y est cependant semblable à celle observée chez les hommes.
Certains détenus subissent ou bien aspirent à l’encellulement individuel et l’obtiennent. Ceux qui se trouvent au Q.I. ou Q.D. par exemple ne peuvent en faire l’économie. La " division " chez les hommes où les détenus se trouvent seuls en cellule différencie cet espace de celui des blocs. Un lieu de soins et de l’hospitalisation psychiatrique pour l’une d’entre elles, l’autre héberge des détenus qui travaillent pour le service général de l’établissement et ceux qui étudient.
Affectés dans un bloc, à un étage, dans une cellule collective où cohabitent deux ou trois personnes, les détenus non classés au service général y passent en principe 22 heures sur 24.
Astreints à la cohabitation dans cet espace réduit à 9 m2, partager et échanger devient pour eux obligation. La distance intime aux autres comme aux objets s’y trouve continuellement questionnée. Les limites physiques imposées touchent en effet à l’espace personnel, corporel et sensoriel de l’individu privé de la possibilité de s’y soustraire. Exacerbée par une limitation drastique de l’espace physique, l’interdépendance imposée aux cocellulaires potentialise les conflits de la personne avec elle-même et avec les autres. S’ajoute à elle l’obligation de se soumettre aux contrôles des lieux, des objets et du corps (fouille, contrôle de la correspondance) pratiqués par le personnel de surveillance au nom de la sécurité. La restriction de l’espace physique se conjugue ainsi avec le rétrécissement de l’espace intime.
La clôture de l’espace carcéral par le mur qui l’entoure trouve un écho redondant dans son enceinte. Les multiples portes, grilles et grillages le divisent verticalement et horizontalement en une myriade de volumes fermés. Destinés à contenir les détenus, certains servent seulement à la circulation ou au passage, d’autres de lieux de séjour obligatoirement plus statiques facilitant le contrôle et la surveillance.
Le temps
Inscrite dans un temps historique qui dépasse l’individu, la pérennité de l’institution carcérale s’impose au détenu par une temporalité au-delà d’une temporalité individuelle. Il en va de même pour son actuel, organisateur d’une vie collective qu’elle est censée maîtriser, contrôler. La gestion du temps de la collectivité soumet l’individu à une rationalité justifiée par les impératifs institutionnels l’objectivant dans son rôle du détenu semblable à tous les autres détenus, lui appliquant par conséquent le même traitement.
Le vécu du temps historique individuel rencontrera en prison une chronologie de l’institution dont le travail visera la création d’un lien de dépendance à une réalité temporelle qui lui est propre.
L’instrument de la discipline et du maintien de l’ordre, la chronologie carcérale s’inscrira ainsi dans une dimension centrée sur la répétition conservatrice d’un rythme immuable qui semble opérer le gommage de la dynamique vitale incluant le passé, le présent et le futur au profit de l’actuel. Cette logique institutionnelle orientée sur le présent perpétue une temporalité paradoxale où la chronologie découpée en séquences répétitives et repérables voudrait se substituer à l’écoulement irréversible et incontrôlable du temps.
Le détenu, assujetti dans une grande mesure à la gestion de son temps par la prison, éprouve son écoulement essentiellement comme une attente non satisfaite de ses désirs, ses besoins, celle du jugement, celle de la sortie. Le choc initial ressenti au contact de la prison le confronte à une réalité qui exige un remaniement psychique la lui permettant.
Investie comme une lutte passive ou active de satisfaction de besoins dans le présent de l’incarcération, elle mobilise également l’énergie psychique sur l’avenir et l’extérieur de la prison où il serait possible de retrouver les objets, le temps d’avant l’emprisonnement.
Tantôt craint, tantôt porteur de tous les espoirs, l’avenir comportera ainsi la référence à l’avant comme à l’après de la prison. Dans le présent, une attente grossie par l’emprise de l’institution sur le temps individuel serait une préoccupation elle-même intensifiée et contraignante pour le sujet. Le compter, le décompter s’impose et s’accompagne d’un vécu de ralentissement, de temps qui ne passe pas.
Le corps
Dans son rôle de messager et de médiateur du lien qu’entretient l’individu avec lui-même et les autres, le corps saisi par l’institution se manifestera par ses dysfonctionnements surtout mais aussi par ses besoins. Astreint à subir les conditions humaines, spatiales et temporelles de l’enfermement carcéral, il sera vécu comme fondamentalement dépendant du lieu et de ses occupants.
Menacé et fragilisé ainsi, lieu source de souffrance, il deviendra pour le détenu l’objet d’un investissement ou d’un désinvestissement défensif, protecteur, qui, véhiculé par le discours, prendra la forme de plainte. Le corps et ses besoins fondamentaux (nourriture, hygiène, sommeil) y trouveront massivement place ainsi que diverses affections susceptibles de relever du domaine médical.
Les angoisses archaïques éveillées par l ‘emprise sur le corps, induite et maintenue par l’institution, se traduiront par un mouvement régressif où le corps désirant cédera la place au corps de besoins mal ou non satisfaits. La nourriture sera vécue comme polluante, mauvaise, les conditions d’hygiène solliciteront l’imaginaire de souillure et de contamination. Ce mouvement régressif se manifestera encore par un désinvestissement massif de la réalité : la fuite dans le sommeil, évoquant la foetalisation.
Il est possible de lire par le truchement de cette plainte muette ou bruyante, prise par ailleurs dans le déterminisme socio-culturel de la norme et de la pathologie, le bouleversement identitaire qui la sous-tend. Le lien entre l’action et la pensée subit en effet un relâchement clivant le corps et l’esprit, appauvrissant la modalité d’expression de l’individu comme asservie tendanciellement à l’offre de l’institution. Du corps vécu comme éminemment exposé émanera la demande de protection et de soins jamais satisfaite à la hauteur de ses besoins.
Au fil du temps, un remaniement identitaire remobilisant les ressources personnelles et collectives permettra cependant à certains détenus de trouver un aménagement psychique diminuant les effets dépersonnalisants du vécu de l’emprise carcérale.
 
3 - Adaptation, ressources, stratégies

L’adaptation
Le degré d’adaptation exigé par l’incarcération qui constitue un rétrécissement, une limitation quant à l’espace-temps individuel et collectif, suppose un surcroît de travail psychique mobilisé par la compliance qu’impose l’institution.
Si nous considérons avec D.W. Winnicott (1975) la créativité comme la coloration de l’attitude envers la réalité extérieure, nous pouvons approcher la notion d’adaptation à la vie en prison comme une co-construction de la personne et de son environnement, comme la modalité selon laquelle le détenu, à partir de son histoire propre, s’ajuste et ajuste la détention. Citons Winnicott  :
" Il s’agit avant tout d’un mode créatif de perception qui donne à l’individu le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue ; ce qui s’oppose à un tel mode de perception, c’est une relation de complaisance soumise envers la réalité extérieure : le monde et tous ses éléments sont alors reconnus mais seulement comme étant ce à quoi il faut s’ajuster et s’adapter. La soumission entraîne chez l’individu un sentiment de futilité, associé à l’idée que rien n’a d’importance. (...) "
Nous serons sensibles à travers l’histoire et la modalité discursive de l’interviewé à la lecture faite par le détenu de la réalité extérieure en tant que variable individuelle plus ou moins marquée par la subjectivité. Citons à nouveau Winnicott :
" (…) Ce qui obscurcit le problème, c’est que le degré d’objectivité sur lequel nous comptons quand nous parlons de réalité extérieure varie selon l’individu. L’objectivité est un terme relatif : ce qui est objectivement perçu est, jusqu’à un certain point, conçu subjectivement. "
A travers le matériel clinique recueilli, nous proposons un regroupement de positionnements individuels et de modes d’adaptation différents en fonction de la place qu’occupe la prison dans l’histoire de vie des personnes. Nous verrons que la notion de lien affectif et social à l’intérieur comme au-dehors de la prison y sera centrale. Ce lien compris comme ressource principale du détenu permettra un éclairage sur la conflictualité en jeu et les stratégies défensives déployées pour répondre à la question " comment faire sa prison  ?".
Nous avons pu différencier :
- Les personnes en situation de marginalité sociale sans étayage social et affectif sur le dehors. En détresse sociale, en errance, en perte de liens, l’incarcération sera pour elles un pas de plus vers l’exclusion.
- Les personnes qui, (multi)-récidivistes, conservent un certain lien au-dehors, pour qui la prison constitue un lieu de passage quasi obligatoire et la vie au-dehors une parenthèse. Les incarcérations à répétition s’intègrent, dans ce cas, dans leur histoire comme une forme de mode de vie inévitable. Ils possèdent de ce fait un certain savoir et le " mode d’emploi " de l’univers carcéral fréquenté régulièrement. La fragilité du lien social semble reposer ici sur un vécu de carence affective émaillé de multiples ruptures que semble reproduire le va-et-vient entre la prison et la vie hors murs.
- Les personnes pour qui le séjour en prison est vécu comme une parenthèse. Un moment de rupture, certes, mais les liens affectifs et l’ancrage social antérieurs à l’incarcération leur permettent de vivre l’emprisonnement avec la référence à l’inscription familiale et sociale comme garantissant un retour à la vie " normale ". Leur milieu socio-culturel est souvent supérieur à celui des personnes mentionnées ci-dessus, mais ce milieu n’est pas en lui-même déterminant quant à leurs capacités créatrices définies précédemment.
Objet d’un travail psychique, l’adaptation prescrite par l’institution fera ainsi appel aux ressources disponibles pour permettre à l’individu de construire une forme d’adaptation marquée par son histoire affective et sociale singulière.

Les ressources
Nous utiliserons le terme de " ressources " pour définir les moyens réels et symboliques accessibles aux individus qui y puisent pour construire une forme d’adaptation à la contrainte de l’incarcération. La forme d’adaptation prescrite par la prison, la compliance qu’elle demande, génèrent la souffrance. Celle-ci révèlera des mécanismes défensifs visant à son soulagement. Les modes d’adaptation en seront les manifestations repérables dans le discours de nos interviewés ainsi que dans les pratiques décrites. Nous les qualifierons de stratégies (voir sous-chapitre " stratégies ").
Nous distinguerons des ressources internes et externes de la personne de celles accessibles en prison et hors ses murs, afin de dégager leurs composantes personnelle, collective et institutionnelle. Ceci nous permettra de saisir la singularité de l’expérience de l’incarcération de personnes à travers ce qu’elles témoignent de leur histoire de vie mais également de leur histoire carcérale.
Le fonctionnement psychique et la trajectoire sociale trouveront leur articulation autour de la notion du lien tant affectif que social entendu comme capacité d’établir une relation à soi et aux autres permettant de supporter la souffrance liée au vécu de l’incarcération.
Un certain degré de dégagement par rapport à la contrainte se manifestera par l’aptitude à penser son histoire passée et actuelle. A l’inverse, l’impossibilité de ce retour entraînera la nécessité d’adopter une attitude réactive " dure " visant une protection par l’inhibition de la pensée et de l’affect qui donnera lieu à un éprouvé de soi dévitalisé. Les formulations " porter un masque ", " avoir une carapace ", " faire le canard " exprimeront la difficulté ou l’impossibilité d’atteindre aux ressources psychiques dynamiques.
Certains détenus trouveront une forme de liberté dans le travail offert par la prison. Au sentiment de servir à quelque chose, de maintenir une continuité (pour ceux qui travaillaient à l’extérieur) sera associée l’impression de se dégager d’une dépendance affective et matérielle organisée par l’institution. Travailler (ou non) pourra ainsi être investi comme choix.
Pouvoir maintenir ou établir des liens avec le dehors grâce à la correspondance, les visites au parloir (ou encore les études) est une autre ressource susceptible d’alléger les contraintes de l’emprisonnement. Souvent surinvestie, elle semble apaiser l’attente, participer à la lutte contre les sentiments d’abandon et de perte liés à la séparation d’avec les proches, d’avec son environnement que produit l’incarcération. Ce surinvestissement contribue à la construction imaginaire du dehors comme bon objet idéalisé et comblant, comme opposé au mauvais objet que serait la prison.
Le savoir sur l’institution et son fonctionnement constitue, pour les détenus qui en ont une certaine expérience, une ressource qui alimente leur savoir-faire quant au contournement des interdits. Celui-ci témoigne d’une vie clandestine qui échappe pour une part à la surveillance et participe à un fonctionnement parallèle au fonctionnement officiel de la prison. Nous en donnerons pour exemple les trafics.
Les affinités préexistantes ou celles qui se créent pendant l’incarcération contribueront à l’acquisition de ce savoir-faire mais pourront également avoir des buts plus explicitement libidinaux et participer à la création d’espaces d’intimité quasi inexistants et non admis en prison.
L’appartenance à un groupe culturel spécifique ou à une communauté dont les membres se repèrent en fonction du délit qui les amène en prison renvoie au partage de certaines expériences ou valeurs de référence qui lient et parfois solidarisent les détenus en favorisant une forme de coopération permettant de " tenir en prison ". Elle est, de ce fait, une ressource-étayage collective importante.
L’accessibilité à ces diverses ressources pour les individus déterminera dans une grande mesure les stratégies qu’ils pourront développer face à l’épreuve d’emprisonnement. Les ressources différentes orienteront le choix de telle ou telle d’entre elles ou plutôt d’une combinaison particulière de stratégies puisant préférentiellement dans des ressources personnelles, ou bien faisant appel aux ressources collectives.
 
Les stratégies
La contrainte qu’exerce l’incarcération sur les individus mobilise leur système défensif qui produit certaines réactions adaptatives conscientes et inconscientes plus ou moins efficaces ou réussies, élaborées ou archaïques. Ces réactions-créations que nous qualifierons de stratégies présentent une double caractéristique : visibles et/ou explicites, elles supposent un fonctionnement implicite au niveau intrapsychique. A la fois conduites, pratiques et symptômes, ces stratégies impliquent l’individu, ses ressources et ses aptitudes interpersonnelles comme collectives, activées par la nécessité de préservation de son identité et de son espace-temps personnel. L’inégalité face à l’accès aux ressources détermine des stratégies variées non exclusives les unes des autres.
L’activité et ses deux pôles extrêmes, la suractivité et la passivité, se présentent comme une stratégie globale où s’inscrivent des conduites adaptatives diverses. La multiplication d’occupations (démarches administratives, travail, études, pratique intensive du sport) peut se présenter sous une forme inversée de repli et de fuite dans le sommeil ou par le recours aux médicaments psychotropes, qui vise à la diminution, la suppression de la souffrance en transformant l’état de conscience.
La stratégie de compliance affichée, de coopération clandestine (informateurs) ou affichée avec l’administration n’exclut pas l’opposition, le refus et la plainte. Celle-ci constitue même un leitmotiv transversal dans presque tous nos entretiens individuels er s’accentue tout particulièrement dans les entretiens collectifs où elle semble jouer le rôle d’un matériau qui cimente l’attitude du groupe. La stratégie du refus peut encore se traduire par l’acte : la nourriture jetée par la fenêtre en est l’exemple le plus frappant.
Pour nombre de détenus hommes et femmes, l’accès au travail rémunéré est une stratégie carrefour où se croisent intérêts et motivation tant individuels que collectifs qui impliquent les ressources internes des personnes comme celles de la prison. Ce travail permet souvent un compromis réussi de dégagement de la contrainte carcérale. Son aspect multiforme lie des composantes identitaires interpersonnelles et collectives à l’intérieur de la prison comme au-delà de ses murs, contribuant au maintien du sentiment de continuité spatio-temporelle individualisante.
Inscrit par le travail dans la dynamique de l’échange au-dedans comme au-dehors, l’individu peut contribuer matériellement à l’amélioration de son quotidien comme de celui de ses proches tout en créant un réseau relationnel qui implique d’autres détenus, les surveillants et l’administration. Son espace personnel se trouve, de ce fait, moins limité par la prescription institutionnelle formelle. Se mouvoir plus librement en détention, mieux la connaître, établir des contacts, créer des liens affectifs interpersonnels ou groupaux, permet à son tour le déploiement des stratégies peu accessibles autrement.
Le regard sur la spécificité des postes de travail en prison (en cellule, en atelier, au service général) permet une approche plus nuancée des stratégies auxquels ils donnent accès. Travailler au service général implique en effet souvent une plus grande mobilité en prison et la multiplication de contacts et d’échanges brefs avec d’autres détenus. Occuper un poste dans un atelier, se trouver entouré par d’autres détenus, favorise des liens plus stables et inscrit davantage dans la durée avec un groupe également plus stable. Ici, le sentiment d’appartenance prendra une place comparativement plus marquée.
L’accès à l’encellulement individuel et le regroupement des " travailleurs " dans la même division, comme c’est le cas chez les hommes, contribuera non seulement à leur individualisation face à la majorité de non travailleurs, mais participera aussi au déploiement des stratégies d’appartenance à des groupes.
Le travail en cellule, quant à lui, limitera les effets de la contrainte temporelle propre à l’institution en permettant une certaine souplesse dans l’organisation des tâches, du moment choisi pour les effectuer comme à la modulation de la quantité des produits finaux. Il sera le facteur d’une cohésion et d’une solidarité fortes lorsque son investissement servira l’intérêt collectif qui primera sur l’intérêt individuel.
Paradigme de diverses stratégies mises en place par les détenus aussi en dehors du travail, il reste l’exemple qui aide à comprendre son rôle de support de soi-même et des autres. S’aider soi-même, aider les autres, se décentrer, sortir de l’anonymat et de la solitude, se sentir utile sont autant de stratégies qui soutiennent chez les détenus le sentiment d’une forme d’autonomie et de solidarité engagées dans la construction de leur vie en prison, d’un équilibre acceptable. Le degré de compliance inévitable qu’elles engagent entraîne cependant un vécu d’artificialité, un sentiment plus ou moins accentué de " faire comme si " jamais absent dans le discours de nos interviewés. Celui-ci peut d’ailleurs être agi lorsque, pour améliorer le quotidien, les détenus transgressent les interdits imposés par la prison et créent un réseau clandestin d’échanges pour échapper au contrôle.
L’appartenance à une culture, le partage d’un idéal (politique) ou l’organisation du quotidien autour de la recherche et de la consommation d’un produit produisent des actions spécifiques communes aux membres du groupe. Observer les traditions religieuses par exemple, faire la grève de la faim, se droguer sont des stratégies (non nécessairement exclusives les unes des autres) où s’expriment les particularités liées à l’appartenance à des groupes dont les membres partagent les valeurs ou les modes de vie.
La ressource de la croyance religieuse qui rattache les individus à une communauté permet le recours à la prière, stratégie évoquée surtout par les femmes. L’emprisonnement, fréquemment vécu comme temps d’arrêt, comme rupture d’avec une continuité vitale qui semblait aller de soi hors de la prison, favorise une modification du rapport à soi-même. En prison, il y a le temps. On peut le combler partiellement par la fuite dans l’imaginaire et la rêverie pour s’oublier momentanément, pour s’évader de ce milieu contraignant. Cette stratégie apporte un certain soulagement mais rencontre rapidement des limites imposées par la réalité carcérale.
Entendue comme préservation d’une ressource, d’un rapport satisfaisant avec soi-même, la stratégie de l’entretien du corps, l’objet physique de la contrainte se traduira par une attention accrue portée à son apparence et/ou à son fonctionnement. Sollicité particulièrement par cette contrainte même, l’investissement dont il fera l’objet visera sa maîtrise et son apaisement.
La satisfaction des exigences pulsionnelles dont il est le lieu occupera une place importante dans l’économie psychique où le mouvement régressif visera le besoin de préservation narcissique. La stratégie de l’entretien du corps aura également une fonction rassurante face aux angoisses souvent exprimées par les détenus quant à leurs capacités de sujets désirants.
Parmi les nombreuses stratégies adaptatives repérables dans nos entretiens, certaines telles les manifestations symptomatiques d’une souffrance combattue inefficacement démontrent la faillite des mécanismes défensifs intrapsychiques. La décompensation psychique et/ou somatique en est la conséquence manifeste. L’apparition de troubles de la sphère orale (boulimie, anorexie, mutisme), le repli sur soi-même, la suractivité inhibant la pensée, la plainte somatique répétée, réitèrent sans la dépasser une demande qui semble traduire l’échec de la symbolisation.
L’accès à des stratégies de nature sublimatoire telles l’écriture, la peinture ou encore les études suppose a contrario un fonctionnement psychique plus souple et moins soumis à la contrainte interne comme externe.
L’humour et l’ironie comme stratégies identifiées dans nos entretiens témoignent de l’existence d’une distance psychique de dégagement par rapport à l’espace carcéral imposé mais efficacement contournable par une activité psychique ludique et partageable.
 
L’adaptation à la vie en prison implique l’accessibilité des individus à des ressources diverses, psychiques comme environnementales leur permettant la mise en place de stratégies de préservation de soi. Révélées par l’emprise qu’exerce sur eux l’institution, leur déploiement potentiel paraît surdéterminé par la nature du rapport qu’entretient l’’individu avec lui même et son entourage humain et non-humain d’une part, par le dispositif contraignant lui-même de l’autre. Ce dernier, par ses restrictions solidement instituées comme empêchements, met à l’épreuve la capacité individuelle de les endurer et/ou de les transformer, les aménager d’une manière acceptable pour l’individu et la collectivité.
L’étayage affectif et social suffisant sur l’extérieur permet à certains détenus une activité psychique, relationnelle et sociale relativement moins assujettie à l’environnement carcéral. Sa perte progressive ou son absence participe à la mise en place de certains types d’adaptation étayés essentiellement sur l’institution et son cadre spatio-temporel aliénant qui garantit cependant une forme particulière de sécurité liée à la satisfaction de besoins vitaux élémentaires.
L’ancrage psychosocial de l’individu révèle la nature de stratégies de préservation et la qualité du lien intrasubjectif et interrelationnel en jeu pour la personne incarcérée. Il renouvelle pour le chercheur le questionnement du processus identitaire que réactualise la rencontre avec l’univers carcéral.