Ban Public
Le portail d’information sur les prisons
Manifeste : Travail, éducation, culture

Publié le mercredi 18 décembre 2002 | https://banpublic.org/manifeste-travail-education/

Mise en place de l’Observatoire des pratiques culturelles en détention

« Travail, éducation, culture.
Comment concrétiser partout les enjeux théoriques du temps de détention ? »

Dans le cadre des rencontres de la Villette 2002, les 30 et 31 octobre se sont tenues deux journées visant à mettre en place un groupe de travail destiné à étudier les poids respectifs du travail, de l’éducation et de la culture dans la journée de détention et les moyens d’en déplacer l’équilibre.

Au premier regard, le sujet, austère et technique, semble relever du débat administratif et réglementaire.

Qu’est-ce qui peut conduire artistes, élus et représentants d’institutions concernées par la détention à se réunir autour d’une table avec d’anciens détenus pour construire réflexion et action à partir de ce thème ?

Des parcours personnels qui tous trouvent leur source dans les trois valeurs auxquelles sont confrontés, à un moment ou à un autre ceux qui ont le privilège d’intervenir en détention : L’éthique, l’engagement et le sens des responsabilités.

Porté par mon expérience de metteur en scène et réalisateur en centre de peine, par la passion pour l’aventure artistique, les objets insoupçonnés qu’elle peut porter, mais surtout pour les personnes qui y contribuent et l’engagement personnel, jamais contrarié, que je prends auprès d’elles, à l’intérieur comme à l’extérieur, J’ai eu la certitude d’une urgence à faire converger tous ces chemins de vie. Il s’agissait à l’origine de déterminer et de créer les moyens pour généraliser l’action dans laquelle un certain nombre d’intervenants sont lancés, chacun dans sa discipline : la réinsertion des participants aux ateliers artistiques par les métiers de la culture.

Après six mois de préparation, Marie France Ponczner et Philippe Mourrat ont ouvert les portes des rencontres de la Villette à un groupe de travail aux ambitions élargies dont le titre n’est qu’en apparence éloigné de l’intention initiale.

Il est des milieux, ouverts ou fermés, où l’expression artistique peut être la dernière forme possible de reconnaissance collective qui reste aux minorités exclues.

Qu’elle le veuille ou non, dès lors qu’elle entrouvre ses portes à l’artiste, la prison regagne du terrain sur un domaine public auquel elle se soustrait par nature.

Conséquence, pour le spectacle vivant et spécialement le théâtre, elle se révèle lieu de création extraordinaire, à la fois espace de l’aventure humaine et lice de tous les dangers.

Au nombre de ces derniers, évacuant d’emblée le mythe exaspérant du risque physique encouru en les murs qui force tant l’admiration à l’extérieur, la compassion, la démagogie et le clientélisme sous contraintes, un seul me paraît digne d’attention.

Le risque de la rencontre et de la fidélité qui, quels que soient les murs, les distances, temporelles, sociales, culturelles, conduit les participants à un acte artistique universel à ne jamais s’oublier et à tisser des liens indéfectibles.

Il faut bien évidemment vouloir et pouvoir réunir les conditions de cette universalité.

Du côté de la scène, il s’agira d’installer la confiance nécessaire pour affronter ensemble et individuellement les dangers de la mise en représentation de soi, du chemin vers le sens, la parole, le regard et la présence vrais. D’intégrer les limites techniques imposées à la matière théâtrale par l’inexpérience des acteurs, par le temps qui manque, les espaces inadaptés, le corsetage des règlements officiels ou tacites. De savoir tenir la promesse du bonheur et de l’éternité en scène en fuyant les sources immédiates du succès d’estime que sont l’instrumentalisation du détenu-acrylique au profit d’une proposition conceptuelle importée de l’extérieur ou encore l’autoréférence et la mise en scène d’un univers carcéral que les prisonniers n’ont de cesse d’oublier et dont se pourlèchent les voyeurs.

Aux côtés des détenus, il faudra ouvrir les travées au public extérieur pour authentifier l’acte identitaire des êtres en scène, favoriser les rencontres individuelles, l’extinction des fantasmes, et assumer le rôle indispensable, imprévisible et ambitieux d’une introspection du spectateur compromis dans la consommation tout azimut.


Dès lors, l’impensable est potentiel dans l’espace et le temps dédiés par la prison à la représentation, quels qu’ils soient : le retour au sens premier du théâtre, l’antique, où, ensemble et dans la plus intense acuité, se discutent les questions de société, s’évaluent humanité et esthétique. Où, décidant de s’extraire d’un chœur interdit, l’acteur décide de lui renvoyer sa propre vision du monde.

A son corps défendant, dans la microscopique marge de manœuvre ouverte entre les différents chapitres de la vengeance collective qu’elle déploie, la prison engendre à la marge des élites intellectuelles, qu’elles soient autodidactes ou renforcées. Le choix difficile et assidu de l’étude, du livre, de la culture, des activités, dans le déroulement d’une longue peine , la puissance de l’échange à huis clos entre ceux qui l’ont fait conduit à une maturité qui charge les individus d’un pouvoir de transmission et de réconciliation inestimable pour la collectivité.

Deux à trois pour cent de prisonniers. C’est à la partie émergée et volontaire de ces élites que l’artiste entrant en détention propose son projet. L’autre, pour des raisons personnelles variées , demeure invisible. 

Dès lors s’ouvrent plusieurs territoires de responsabilité.

Le premier a été évoqué plus haut. Espace minimal, il est marqué aux angles par une intransigeance artistique indissociable de l’attention publique, le respect des participants, de la confiance reçue, de la conscience d’une position privilégiée dans le champ créatif, celle où l’on a moins à donner qu’à recevoir, lavée de l’a priori obscène et général qui veut voir dans l’intervenant le missionnaire d’une culture absente de l’univers carcéral.

Il abouche directement sur un second. De l’épreuve et des bonheurs de la genèse jusqu’à la fugacité paroxystique de la représentation, les liens personnels forts tissés dans l’acte créatif entre celui qui ressort et ceux qui restent ne peuvent s’interrompre. Il en va du sens même de l’action culturelle en détention. Tirer le rideau sur la dernière image, le dernier mot, le dernier fond de jus d’orange, distribuer un faux numéro de portable et regagner la liberté en messie pour encaisser son chèque relève de la forfaiture collective.

Pouvoir se regarder dans son miroir le matin est une chose. Accepter et entretenir le lien pour recentrer la prison, image en creux de ses paradoxes et injustices, au cœur de la société, est vital dans la perspective de l’apaisement collectif.

L’ enjeu de civilisation porté par cette attitude élémentaire est sans commune mesure avec celui d’un apaisement local saupoudré en les murs via les activités occupationnelles interdites au public que favorise l’Administration Pénitentiaire.

Qui l’entrevoit ne peut alors échapper au pas suivant. Lorsque franchi en prison, il ouvre sur une déontologie restaurée de l’artiste, qui, dépassant l’acte premier de bloquer la course du monde pour créer l’instant d’une rencontre universelle à un endroit donné et lui livrer une interprétation de son image, lui offre la chance de le changer.

Comment ? A travers un engagement personnel auprès des destins auxquels il s’est trouvé lié par la scène, et plus étroitement que dans les fratries ordinaires engendrées par le théâtre en liberté.

Pour ceux qui en ont l’énergie, les possibilités techniques et relationnelles, un axe fort passe par la mise en relation des détenus proches de la sortie avec des entreprises et par leur indispensable accompagnement dans le retour à la vie civile.

Un certain nombre d’intervenants l’ont fait dans le passé, d’autres continuent, la grande majorité passe à côté de cette action. La conviction dans laquelle je me trouve de sa nécessaire généralisation est fondée sur ma modeste contribution à cet élan.

Depuis 3 ans, à travers trois ateliers théâtre conduits au Centre de Détention de Melun et un film, 6 personnes ont trouvé un emploi dans une entreprise culturelle. Qu’ils aient rencontré sur le lieu de la représentation leurs futurs employeurs, - je pense à Geneviève Houssay du cinéma Georges Melies à Montreuil, Laurent Dreano , de l’établissement public du parc de la Villette -, ou bien que le soutien que j’apportais à leur CV ait eu l’écho nécessaire et spontané auprès de personnes remarquables telles que Colette Batifoulier de la FEMIS, Jacques Benyeta, Directeur Technique du Théâtre des Champs Elysées ou Dominique Bax du Magic Cinéma à Bobigny.

Au delà des relations privilégiées que j’entretiens avec quelques une de ces personnes, à l’occasion des opérations de communication lancées par courrier électronique pour favoriser la diffusion des candidatures, un encouragement fort vint de la capacité de réponse du terrain culturel à ma proposition. Positives ou négatives, un dixième des quelques 200 entreprises culturelles contactées émirent une réponse, toujours porteuse de la plus grande bienveillance et surtout de l’affirmation, depuis une position institutionnelle assumée, du rôle qu’elles entendent tenir dans la mise en œuvre d’une solidarité authentique.

187 établissements en France, 1 à 2 ateliers culturels par an. Cela fait potentiellement 2 à 300 personnes réintégrées tous les ans dans la société.

Comment ne pas se lancer dans la construction d’une action pour dégager les moyens de remplir un objectif aussi extraordinaire ? de le développer, peut-être, en créant en prison les conditions d’une fréquentation accrue des activités pour amener, pourquoi pas, dix pour cent des détenus dans les ateliers artistiques ? Action assez réfléchie pour anticiper et définir elle-même ses limites.

Pourquoi l’entreprise culturelle ? Parce qu’elle se dresse par nature contre la déshumanisation.

Parce que la prison infantilise à la chaîne et déshumanise, souvent de façon irréversible. Parce que ceux qui ont fait le choix de l’esprit contre celui de l’esclavage institutionnel sont profondément et pour longtemps désadaptés au réel, au temps, et aux rapports de domination qui fondent le libéralisme et qu’ils ne peuvent trouver leurs repères que dans les lieux de culture qui ont tout à y gagner. Parce que seuls ces lieux, sans laxisme, dans le travail et la formation, peuvent remplir une fonction sociale indispensable qui n’existe pas, l’accompagnement personnel, au jour le jour, des sortants de prison.

Il ne s’agit pas de remplir les théâtres avec d’anciens détenus comme avec les matelots au crépuscule de la marine à voile ; il ne s’agit pas de former des générations nouvelles d’acteurs, de danseurs, de cinéastes, de photographes, de peintres, d’écrivains ou de conteurs. Il s’agit simplement d’offrir à ceux qui l’ont conçu dans la plus grande adversité les conditions de passage pour un vrai choix de vie dans l’infinité des métiers au service de la culture.

Un constat pragmatique et une ambition collective : telle fut l’origine des journées de la Villette 2002.

Loin des utopies. En six mois de préparation a su se construire une réflexion cohérente, qui, évitant les pièges de l’immodestie et de la naïveté permet de dérouler idées et actes au service d’une prison de la réconciliation.

Bien que vecteur empirique d’insertion, le développement des ateliers artistiques est actuellement impossible. Le temps imparti pour les activités échappant au temps de travail est fragmentaire. Il est partagé entre l’accès aux études, le sport, la promenade et les pratiques culturelles.

Comment militer pour un développement de l’art en détention alors que s’impliquer complètement dans une pratique impose au participant d’arbitrer entre les miettes de temps vitales qui le tiennent en vie ?

En intégrant à la réflexion les courbatures chroniques qui paralysent le déroulement de la journée de détention : le temps de travail, contraint par la règle des 35 heures, et l’absence des minimas sociaux et du droit du travail dans les ateliers.

Un tiers du SMIC sans protection sociale pour des personnes démunies, voire indigentes, occupées pour la plupart à des travaux de petit façonnage imbécile fournis à des entreprises privées et aux multinationales du luxe, accentuent la désintégration sociale, la paupérisation et le renforcement des ghettos. 

La compétition règne entre les tâcherons forcés, qui n’ont droit ni aux arrêts maladie, ni aux congés formation, ni aux congés payés. Derrière la façade officielle d’une préparation au retour par le travail à la société se révèlent deux réalités, l’ouvrage comme instrument de contrôle et de punition, l’élevage clandestin en métropole et au profit du secteur privé d’une main d’œuvre déshéritée .

De mon point de vue, dans le contexte de radicalisation sécuritaire et de contrôle social contemporain, l’inflation des propositions artistiques aux prisons, leur éthique, le développement de leurs effectifs et la structuration du retour à la vie civile en aval des ateliers de pratique ouvrent un nouveau territoire de légitimité collective pour l’artiste .

Et ce, plus que jamais, dans le respect des institutions : Pas de subversion, de l’intelligence et de la modestie.

Introduire une crise de temps sur les activités artistiques a pour simple objectif d’en introduire une plus aigüe encore sur le temps concurrentiel et prioritaire de l’enseignement et de la formation, de façon que soit posée, une fois pour toute, au niveau de l’état et de l’opinion publique la question du sens du temps de détention :

Vengeance collective, spirale de la marginalisation ou dernier service de salut public pour une redistribution des cartes juste et réfléchie auprès des exclus qui le vivent sans fin ?

Partager et redéfinir le travail salarié par l’entrée du droit, dégageant un temps responsable pour l’éducation, l’université et la culture, ou bien développer le travail clandestin ?

Le programme des journées de la Villette articulait dans le détail tous les rouages de cette réflexion. Une trentaine d’intervenants devaient s’en partager l’exposé, nourrir discussions et perspectives.

L’Administration Pénitentiaire pour dresser un état des lieux de la doctrine en matière de culture, de formation et de travail, et révéler toute la qualité des intentions qui la fonde.

Des acteurs de la vie en détention, travailleurs sociaux, enseignants, artistes, détenus la Direction Régionale de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, pour soumettre ces intentions à l’épreuve des réalités locales.

Le Délégation au Développement et à l’Action Territoriale du Ministère de la Culture, la DRAC Ile de France, des magistrats, des représentants des entreprises culturelles et des Services Pénitentiaires d’Insertion et de Probation, des détenus, pour présenter expériences et perspectives d’insertion.

Le Sénateur Loridant, auteur du rapport parlementaire sur le travail en prison, François Hulot de l’UGSPCGT pour élargir la réflexion au sujet du droit du travail et de la nécessaire redéfinition des métiers de la surveillance.

Le retrait au dernier moment du Ministère de la Justice et de l’ensemble de ses représentants, suivi de près par la DDAT, priva les journées d’un ensemble de contributions fondamentales.

Si, dans un premier temps, la teneur des débats en fut affectée, tout d’abord attachée au constat et à l’analyse de cette défection elle fut recentrée sur les thèmes portés par les intervenants demeurant à la table, dans un second, la nature des actions à mener dût être redéfinie.

Du poids imprévu réservé à l’échange sur la création artistique - essentiellement de spectacle vivant - et le rôle des activités dans la restructuration forcée du plan découlèrent un certain nombre de décisions et la définition d’actions pour préserver l’intention initiale qui avait suscité la création du groupe de travail.

• Création d’un observatoire des pratiques et de la diffusion culturelles en détention sur le site de Ban Public, observatoire européen des prisons (www.prison.eu.org).

Il s’agit de recenser de façon dynamique l’ensemble des activités menées en détention de façon à établir une cartographie nationale des établissements et du rôle tenu par la culture dans leur fonctionnement, tant en matière de contenu que de fréquence, de budget, de fréquentation, d’audience publique que de retombées individuelles pour les prisonniers. De façon plus fine, l’observatoire recueillera les témoignages des intervenants, des détenus participants sur les conditions locales, bonnes ou mauvaises, dans lesquelles se déroulent les activités. Sera notamment évaluée la place inconnue des activités programmées en direct par les établissements.

• Création d’un centre de ressources sur le même site pour, d’une part, favoriser le montage et le financement des projets, l’information des artistes et des services sociaux des établissements afin de favoriser le développement de l’action culturelle et, d’autre part, établir une bourse de l’emploi et de la formation aux métiers de la culture impliquant le réseau des entreprises culturelles.

• Création d’une coordination des artistes intervenant en détention.

• Création d’une liste de diffusion sur internet.

• Animation de l’espace éditorial permanent offert par la revue Cassandre.

• Lancement d’un débat sur l’éthique de l’artiste en détention.

La distance prise par les Ministères de la Justice et de la Culture vis à vis d’une démarche citoyenne sincère entraîne une redéfinition des moyens d’accès à une information qui demeure appartenir au champ public.

Ainsi, en l’absence de toute aide financière et logistique, et dans l’attente d’une prise de position claire des institutions défaillantes, c’est sur le seul terrain et le quotidien de l’action que nous devons compter pour irriguer cette connaissance.

Compagnies, artistes, Scènes nationales, Centres dramatiques Nationaux, Collectivités locales, toutes institutions oeuvrant dans la proposition d’activités, détenus, travailleurs sociaux, enseignants, Génépistes, visiteurs de prison, familles, toutes personnes impliquées en détention par leur action ou leur vie sont invitées, chacun avec ses moyens, à contribuer à une quête de la transparence portée par une seule passion :

La civilisation.

Jean-Christophe Poisson
14 décembre 2002

Observatoire des pratiques culturelles en détention

 

 
otras imagenes

JPEG - 5.5 kio
156 x 117 píxels