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Les juges, distributeurs automatiques de peine ?
par Serge PORTELLI, Magistrat

Publié le samedi 16 octobre 2010 | https://banpublic.org/les-juges-distributeurs/

Dans le caravansérail législatif magnifiquement intitulé “Loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure” ou de façon plus effrayante “LOPPSI 2", figure, depuis hier, une nouvelle disposition concernant les peines plancher. Le communiqué publié par l’Elysée le 6 septembre 2010 est tout aussi laconique à ce sujet que la conférence de presse grenobloise du chef de l’État. On y prévoit “la généralisation des peines plancher pour les auteurs de violences aggravées, commises en bande ou à l’encontre d’une personne vulnérable ou envers un représentant de la force publique”. Noyée dans le flot de mesures improvisées à la hâte pour donner corps à une énième déclaration présidentielle de guerre à la délinquance, cette mesure est infiniment plus lourde de conséquences que les autres.

La loi sur les peines plancher a été adoptée par le Parlement en 2007. Nicolas Sarkozy, ministre de l’intérieur, minoritaire dans son propre camp, s’était, jusque là, heurté à l’opposition déterminée de ses propres “amis” : ils ne voulaient pas d’un système où la peine soit dictée par la loi, sans que l’on puisse tenir compte des circonstances de l’infraction ou de la personnalité de l’accusé ; ils refusaient qu’une peine de prison puisse être disproportionnée par rapport à l’acte réprimé. Inspiré de législations américaines, ce système des peines plancher est une effroyable machine à remplir des prisons déjà surchargées. Il est un outil purement répressif qui n’apporte aucune réponse à la problématique de la récidive (dont les principaux facteurs sont l’alcoolisme, la toxicomanie, la pauvreté, la maladie mentale, la désinsertion). Ces peines n’ont strictement aucune efficacité sur la délinquance et constituent même, par l’inadaptation totale de leur réponse aveugle, une source majeure de récidive.

Le président de la République et son Garde des Sceaux de l’époque, Mme Rachida Dati, ont néanmoins réussi à faire voter ce texte dans l’enthousiasme des premiers mois d’une présidence alors en état de grâce. Le Conseil Constitutionnel a validé le texte avec quelques réserves d’interprétation. Il l’a examiné toutefois sous l’angle du traitement de la récidive, admettant que la loi pouvait, dans ce cas, apporter quelques entorses au principe constitutionnel de l’individualisation de la peine.

Le ministère de la justice a, depuis lors, tenu la main à la ferme application de cette loi, adressant une circulaire comminatoire aux procureurs de la République, publiant chaque mois des communiqués de victoire, au vu du nombre de ces peines prononcées . Des procureurs généraux ont même été convoqués et tancés à la Chancellerie pour leurs mauvais résultats en la matière.

Aujourd’hui, au vu d’un chiffre lancé sans explication - 24000 condamnations à des peines plancher - le président de la République, veut faire croire au succès de cette mesure. Il s’agit d’une totale contre-vérité. En premier lieu parce que la criminalité, et notamment celle commise en récidive, n’a en rien reculé. Les statistiques de la délinquance constatée sont là pour le prouver. Et le discours du pouvoir lui-même en est la preuve accablante : il ne cesse de faire voter des lois sur la récidive, la dernière en date étant de mars 2010 (loi n° 2010-242 du 10 mars 2010 “tendant à amoindrir le risque de récidive criminelle...”) ! Chaque nouveau texte est l’aveu d’un échec patent et d’une impuissance pathétique. Quant au nombre de ces peines prononcées, il faut le mettre au regard de celles qui ne l’ont pas été : les tribunaux les ont écartées dans la moitié des cas parce qu’elles étaient totalement inadaptées. Et même, parmi ces 24000 peines, beaucoup sont assorties d’une longue mise à l’épreuve. Il est en tout cas un succès qu’il faut reconnaître : les peines plancher ont largement contribué à la surpopulation pénitentiaire. Elles ont, de l’aveu même des autorités, sérieusement compliqué une situation qui était déjà catastrophique.

Ce qui nous est proposé aujourd’hui n’est pas une extension des peines plancher, c’est un changement de système. Il ne s’agit plus d’appliquer ces peines fixes en cas de récidive, mais dès la première infraction, pour un certain nombre de délits, aujourd’hui limités, mais dont chacun sait que la liste s’étoffera au gré des ordinaires législations de circonstances, puisqu’il n’y a plus d’autre façon de légiférer aujourd’hui en France qu’au lendemain d’un fait divers. L’un des chevaux de bataille de ce régime était la lutte contre la récidive. Il a multiplié depuis trois ans des lois censées résoudre la question et qui n’ont été qu’autant de coups d’épée dans l’eau (la loi sur la rétention de sûreté notamment en février 2008). Le prétexte n’est plus le même aujourd’hui.

Instaurer des peines plancher d’emblée n’a d’autre justification que de forcer la justice à prononcer de façon aveugle davantage de peines de prison. Nous sommes toujours dans cette consternante idéologie de l’enfermement. Et pourtant ce même gouvernement avait fait voter voici 10 mois ! une loi pénitentiaire instaurant très exactement le principe inverse. Le tout nouvel article 132-24 du code pénal, issu de cette loi, prévoit qu’en l’absence de récidive, une peine d’emprisonnement ferme “ne peut être prononcée qu’en dernier recours si la gravité de l’infraction et la personnalité de son auteur rendent cette peine nécessaire et si toute autre sanction est manifestement inadéquate”. La loi impose donc de prononcer, dans ce cas, ce que l’on appelle des peines de substitution (à l’emprisonnement) : travail d’intérêt général, sursis avec mise à l’épreuve, jours-amende... À moins d’un an d’intervalle, le gouvernement se contredit totalement. Ou plutôt jette bas le masque.

Mais le plus grave est la volonté affichée de se passer de la justice, de se passer des juges. De transformer les tribunaux en distributeurs automatiques de peines de prison. C’est manifestement le rêve de ce pouvoir qui ne déteste rien tant que les contre-pouvoirs, justice en tête. Tous les projets en cours qui tendent à étendre les prérogatives des procureurs de la République (hiérarchisés, eux) aux dépens des juges, la disparition du juge d’instruction, l’extension du plaider coupable, y compris à la cour d’assises... tout va dans le même sens.

Il faut que chacun sache quel est le véritable enjeu. Imposer des peines plancher, ce n’est pas remettre en cause la liberté des juges, mais celle des citoyens. La fonction de juger est un des piliers de la démocratie : elle exige que tout citoyen soit jugé en tant qu’individu, en tant que sujet de droit, et non comme un simple objet, comme une abstraction. La proposition que le gouvernement s’apprête à faire voter à la sauvette constitue une atteinte grave aux principes démocratiques et à la nécessaire séparation des pouvoirs. Tous les défenseurs des valeurs républicaines doivent en prendre conscience. L’entreprise d’abaissement et de déshumanisation de la justice se poursuit, inexorablement. Au Parlement de prendre ses responsabilités. Au Conseil Constitutionnel, sinon, de rappeler les principes fondamentaux de notre démocratie.