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(1898) Charles Baïhaut : Impressions Cellulaires

Charles Baïhaut
Impressions Cellulaires
1898

Charles Baïhaut, député et ancien ministre, fut impliqué dans l’énorme scandale financier du canal de Panama. Seul à avouer sa faute, il fut seul à être incarcéré, tandis que les plus gros coupables, connus de tous, échappèrent à la justice. Condamné, il fut transféré à la prison d’Étampes le 25 mars 1893, où il resta jusqu’au 17 février 1896. En 1898, il publia son journal de prison, dont l’essentiel concerne Étampes. Nous en donnons ici quelques extraits. Nous en poursuivrons la saisie lorsque nous en aurons le temps, si du moins quelque amoureux d’Étampes ne se propose pas d’ici là pour poursuivre ce travail.

Charles Baïhaut

PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, PRÈS DE L’ODÉON
 
 
Fin 1892, j’étais député, vice-président de la commission du budget, membre du conseil supérieur de l’agriculture, membre du conseil supérieur du travail, vice-président du conseil général de Haute-Saône. Après avoir été ministre, je pouvais le redevenir. Je vivais influent, riche et heureux.
Quelques jours après, dans la cellule d’une prison, je ne figurais plus qu’un numéro.
Néanmoins je restais un homme, une créature de chair et de sang, douée d’un cerveau qui pense, d’un cœur qui vibre, d’une âme qui souffre.
Peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt et sans profit pour quelques-uns d’apprendre ce qu’ont [p.VI] fait naître en moi la stupeur de la chute, la rigueur de la loi, le regret de la faute, le chagrin des séparations et des ingratitudes, - mais par contre la douceur des tendresses fidèles et de la généreuse pitié.
Aussi bien un journaliste de talent, dévoué dans la mauvaise fortune comme il l’avait été dans la bonne, m’écrivait ceci à la date du 19 mars 1894 : « Vous aurez connu, de la vie, toutes les tristesses, toutes les cruautés, - et toutes les satisfactions. Aucun homme ne sera mieux placé que vous pour faire un livre dont la philosophie nous éclairera, soit sur le néant de bien des choses en ce monde, soit encore sur le prix de tant d’autres généralement dédaignées. Vous l’écrirez, ce livre, dans une retraite momentanée, au milieu de ceux qui vous aiment, et vous me permettrez de réclamer ma place parmi ceux-là. »
Je réponds à cet appel. Sans prétendre composer une œuvre, je me borne à reproduire les notes, - rêveries, imprécations, sanglots, prières, - que, durant 1,177 jours de cellule, j’ai régulièrement adressées à ma femme, Providence vivante de ma détresse. Mon âme eut des pensées, des impressions, qu’une pudeur m’inclinerait à tenir secrètes. D’autre [p.VII] part, un instinct me pousse à crier ce que j’ai conçu, ce que j’ai senti ; - et j’y cède, avec l’espoir d’apporter un peu de secours moral à d’autres infortunes telles que la mienne, avec la fierté de proclamer ma reconnaissance envers les êtres de noblesse qui me furent charitables au milieu de ma douleur.

Charles Baïhaut

1893
9 janvier 1893 - 8 février 1893
MAZAS
8 février 1893 - 25 mars 1893
LA CONCIERGERIE
25 mars 1893 - 31 décembre 1893
ÉTAMPES

[...] Janvier 1893.

Mazas, 10 janvier 1893. Matin. - Mazas... L’illusion d’une descente au fond d’un puits obscur, humide, pestilentiel, - descente continue sans arriver au fond ; - l’anxiété de l’écrasement proche ; le sentiment de l’impuissance contre un je ne sais quoi de fatal : ainsi se résument mes impressions depuis hier soir, où je fus écroué.

[...] Étampes, 26 mars 1893. - Hier soir, mon transport s’est effectué de façon convenable, en wagon de seconde classe ; les agents étaient de mise soignée. En m’éloignant je songeais que nous n’habiterons plus la même ville, voire le même département.
L’arrivée m’a paru lugubre lugubre, à travers les rues désertes, au milieu de la nuit. Je me rappelais, - quel contraste ! - être venu ici en 1892, à deux reprises ; d’abord, seul avec toi, pour enterrer le parent d’un ami, un parent pauvre dont sa famille avait honte ; puis avec toi et nos filles, en partie de plaisir à la sous-préfecture.
 Je n’ai point dormi. Ce matin, j’avais froid. Mon déjeuner, pourtant frugal, - œufs durs, fromage, eau claire, - et une heure passée en plein soleil, au préau fleuri de quelques giroflées, m’ont récauffé le sang. Votre visite prochaine me réchauffera le cœur.
 Mazas me figurait une caserne, la Conciergerie un tribunal ; la prison d’Étampes ressemble à un couvent.

27 mars 1893. Matin. - Le courrier m’apporte le témoignage d’un ancien ministre plénipotentiaire :

« P..., 26 mars 1893.
« Cher Monsieur,
 « Si je n’étais pas si loin et relevant d’une maladie grave qu me laisse sans forces, je tiendrais à aller [p.42] vous voir. Je veux du moins vous exprimer, ainsi qu’à Madame, la part que je prends à votre peine.
 « Pourquoi payez-vous, et vous seul, pour des fautes qu’ont commises tant d’autres membres du Parlement, de la manière la plus évidente, la plus indéniable aux yeux de tout le monde, de l’aveu même des principaux coupables ? On serait tenté de croire que c’est parce que, n’ayant pas été leur complice dans les exactions qui les regardent, ils ont moins à redouter vos révélations sur leur compte.
 « La justice humaine, toujours relative, rend de bien singuliers arrêts dans notre pays depuis quelque temps. Ceux qui provoquent une telle inégalité de traitement, quelque solides que se croient grâce à la majorité dont ils servent les intérêts, ne s’exposent-ils pas à quelque terrible retour qui vaudrait l’indulgence à l’homme dont ils ont fait leur bouc émissaire ? »

 Soir. Merci de ce que tu as obtenu :
 Je ne serai ni tondu ni rasé ; je conserve mes habits, au lieu de revêtir la livrée et la cagoule ; moyennant rachat, je suis dispensé du travail, lequel consiste ici à emmailler des chaînes ; la nourriture, prise à la cantine, est suffisante ; j’aurai droit au gaz jusqu’à dix heures du soir.
 Mon mobilier se composait d’un chalit en fer, d’une table-banc scellée au mur, d’une fontaine en cuivre, d’un lave-pied en zinc, d’une balayette et d’une pelle à balayures, d’une gamelle double et d’un gobelet, enfin d’une caisse rectangulaire dont [p.43] tu devines l’usage. - Il s’est accru d’une chaise volante que j’ai posée sous la lumière tombant de la lucarne. Cette lucarne a l’inconvénient de se manœuvrer, non pas à ma convenance, mais du dehors. Le détenu provoque la dite manœuvre en frappant sur la porte avec un maillet, dont il enfonce ensuite la tige dans un trou ; la saillie de cette tige à l’extérieur indique d’où vient l’appel ; le gardien entr’ouvre alors le guichet, - ce guichet par lequel, également, deux fois par nuit, il projette la lueur investigatrice d’un falot.
 Mon plafond a la forme d’une voûte, le sol est un parquet. En haut, la baie, sans horizon, est munie de forts barreaux, et, autour de l’édifice, entre les murs surélevés, circule un double chemin de ronde. - Le ciel soit béni ! En ce cabanon, tu es autorisée à me fournir des livres, avec le visa du chef, et vous pourrez me voir dans une cellule du rez-de-chaussée, en présence d’un gardien, six fois par semaine.
 Je loge au premier étage, numéro 14, en face de M. Triponé, non loin de M. Turpin et de M. le sénateur Leguay.

[...] 30 mars 1893. - Mazas me faisait penser aux otages de la Commune, la Conciergerie aux suspects de la Terreur. Ici, toutes les cellules, au nombre de trente-cinq, ouvrent sur une nef oblongue, très blanche, très silencieuse, ornée, au bout de la galerie suspendue, d’un autel et d’une Sainte Vierge. On dirait un cloître ; mais il n’évoque pas à mon esprit les victimes de l’Inquisition ; c’est plutôt un lieu de retraite, très loin du monde.
 De temps à autre, la prison abrite quelques femmes ; on leur réserve le second étage, froid l’hiver, chaud l’été : l’administration manque de galanterie. - Il n’y a pas de directeur ; le personnel se compose d’un gardien-chef et de deux gardiens.

[...] 2 avril 1893. Soir. - En ce moment précis, j’atteins mon demi-siècle. Ma mère ne prévoyait pas, lors de ma naissance, que l’enfant devenu homme monterait si haut, pour retomber si bas. J’arrivais au monde, tout bleu, étranglé : était-ce un présage ? J’escortais une sœur jumelle, dont la fidélité m’assiste aujourd’hui : n’étais-je pas de trop ?

[...] 13 avril 1893, matin. - On vient de gracier M. Turpin.
J’ai effectué un nettoyage à fond ; je me suis livré à une guerre en règle contre les atomes de poussière. Sachez que mon lit et la table ont été traînés, par moi, au milieu de la pièce, que j’ai balayé dans les moindres coins, qu’avec un mouchoir imbibé d’eau, j’ai lavé le rebord des plinthes et le dessus des meubles, qu’un frottement au tripoli m’a permis [p.54] d’astiquer les cuivres de la fontaine et du bec de gaz. J’ai cru devoir ensuite recourir à l’eau écarlate, pour enlever les taches de toutes ma garde-robe, puis recoudre tant bien que mal un nombre incalculable de boutons.
 Soir. - Le fisc m’envoie du papier timbré.
 Outre qu’ayant touché une somme réduite à 300,000 francs par le bénéfice de M. Blondin, je suis condamné au payement des 375,000 déboursés, accrus des intérêts à 5 0/0 depuis 1886, ce qui forme un total d’environ 500,000 pour Panama, - je suis contraint de plus à verser au Trésor une amende double, qui s’élève à 750,000 francs. Dans la sommation que je reçois par huissier, on ajoute encore à cette amende 187,000 francs de décimes, plus, en frais divers, le chiffre précis de 15,004 frans 29 centimes, soit un ensemble de 952,504 francs 29 centimes pour le fisc.
 En résumé, parce qu’il m’a été remis trois cent mille francs, la justice m’en réclame 952,504 francs 29 centimes. - C’est peut-être beaucoup.

[...] 15 avril 1893. - Cette nuit, en, rêve, j’étais détenu, non à Étampes, mais à l’île Marguerite, où je jouissais d’une liberté relative, car, lors de vos visites, je me promenais avec vous, parmi les touristes venus de Cannes pour explorer le fort, le couvent, la tour en ruines. Or, il trouvait que mon identité s’était modifiée ; je n’étais plus moi, j’étais... Bazaine. - Oui, Bazaine : ce qu’il y a de plus vil, le traître envers sa patrie. Les passants me jetaient des injures, les gamins des pierres. J’avais beau dire : « Il y a erreur, je n’ai point commis un tel crime, » la foule s’amassait, haineuse. Et vous ayant regardées toutes trois, je vis que de vos yeux coulaient des ruisseaux de larmes...

[...] 21 avril 1893. - J’ai eu la joie d’embrasser ma sœur de Lyon et l’aînée de mes nièces, comme j’avais eu, il y a une semaine, celle de revoir mes deux beaux-frères. Plusieurs amis, d’autre part, insistent pour me rendre visite. Remercie-les. Avant de me trouver en face d’eux, je tiens à me ressaisir. Jusqu’à nouvel ordre, je veux rester seul.
 On paye aux détenus d’Étampes, pour leur travail d’emmaillage, 50 centimes par grosse ; un ouvrier habile arrive à réaliser un gain quotidien de 75 centimes. Je suis dispensé de cette corvée, moyennant que tu verseras chaque mois 8 francs.

 22 avril 1893. - Ma cellule a 4 mètres de long sur 2 mètres 50 de large, avec une hauteur de 2 mètres 20 jusqu’à la naissance du cintre.
 Les gardiens seuls ouvrent ou ferment le châssis, en actionnant des leviers disposés à l’intérieur des murs. La manœuvre exige de la force ; d’où une série d’ébranlement qui détachent le plâtre. Il en résulte, autour du cadre, des vides par où l’air entre du dehors, tantôt aigre, tantôt mouillé. Gare au rhumatisme et à la bronchite ! - Et voilà que je souffre d’une dent...
 Je ne m’accoutume pas à ce système de clôture, inconnu à Mazas et à la Conciergerie. Pouvoir à son gré ouvrir la lucarne quand on a chaud, la fermer quand on a froid, c’est avoir le droit de communiquer avec l’espace, c’est se sentir un peu moins captif. Ici, l’oxygène lui-même ne pénétrera dans mes poumons qu’avec la permission de l’autorité.

[...] 24 avril 1893. - Je me suis barbouillé la gencive avec la mixture que tu m’as apportée ; je me suis même, par excès de zèle, brûlé la commissure des lèvres et le fond de la gorge : la dent reste sensible ; elle est trop longue. - je m’efforce d’oublier ma funeste mâchoire, en songeant à ce qu’il y a de meilleur au monde, à vous. C’est en vain que je rêve. La douleur lancinante, persistante, agaçante, me rappelle à la vérité ; et je suis d’autant plus malheureux que, dans ma solitude, je ne puis me soulager moralement en me faisant plaindre.
 Comment dîner ?
 Soir. - Le repas est fini, non sans peine. La soupe [p.60] a bien passé, tiède. La viande ? Aïe ! Je l’ai coupée en menus morceaux, tel un centenaire qui mâche avec les gencives. J’ai d’ailleurs dégusté le tout, accommodé au goût de la mixture.
 Il fait chaud ; si le temps devenait âpre ou humide je serais perdu. Note qu’il n’y a point de dentiste attaché à la prison, et l’on m’assure que je n’obtiendrais pas de mande le nôtre... Si le mal s’aggrave, que devenir ?

 25 avril 1893. - Hier soir, mon corps brûlait de fièvre, j’avais la rage aux mâchoires. Je me suis assoupi très tard. Ce matin, c’est le paradis : la molaire semble s’être raccourcie et apaisée. Aussi ai-je déjeuné avec plaisir, - relativement, car je suis seul, et un pain de son trempé dans de l’eau de vaisselle me paraîtrait une gourmandise à la condition d’être absorbé près de vous.
 Bon ! voici de nouveaux élancements dans la bouche, en haut, à droite. Humanité débile ! Pour un peu, la crainte d’une souffrance physique sans danger effacerait en moi la réalité d’un epeine morale sans espoir.
 Soir. - La dent supérieure a repris sa place normale dans l’alvéole. Ce sont toutes celles d’en bas qui sont devenues douloureuses. - sans compter l’œil droit.

 26 avril 1893. - A l’aube, à midi, le soir, la nuit, j’entends le chant des coqs. Malgré ces concerts, j’ai fait la sieste, comme sous les Tropiques. Il règne une chaleur d’orage. Je suis réveillé par une sorte de psalmodie : un professeur du collège, debout [p. 61] devant l’autel, lit à haute voix. La nef est bourdonnante ; je ne distingue que les titres : le paysan français, l’ouvrier des manufactures.
 Je ne parle plus de ma dent : les dents heureuses n’ont pas d’histoire.

 27 avril 1893. - Ciel nuageux, atmosphère de plomb. Le sol et les créatures auraient besoin d’une ondée. Au jardin, les enfants du gardien-chef crient : « Maman, il pleut. » Voilà qu’il tombe, en effet, quelques gouttes. La voix de ces petits est sonore, leur gaîté franche ; j’ai plaisir à les écouter : ils me représentent la vie libre.

[...] 30 avril 1893. - L’élection de mon successeur au conseil général pour le canton de Champagny m’a comblé de joie. Je suis d’autre part satisfait d’être remplacé comme député de Lure par un homme jeune à qui j’ai rendu service, qui sera sans doute actif, utile et dévoué.
 Ainsi méditais-je durant ma promenade au préau triangulaire, - lequel mesure 2m50 de base contre 5 mètres de côté, avec allée de 1 mètre circulant autour du massif central. Au dehors on inaugurait des fontaines publiques [Note : Il s’agit de l’inauguation de la fontaine Hugo, place Notre-Dame (B.G.)] ; j’entendais les sons d’une fanfare, me rappelant les fêtes officielles auxquelles j’ai tant de fois participé. [p.62]

Mai 1893.

1er mai 1893. - J’ai une crise de foie. La cause en est dans l’amertume du chagrin. Ne suis-je pas foudroyé, maudit ? Je voudrais me fuir moi-même. Quand cette folie me prend, quand je demeure affalé sur ma chaise, les yeux fixes regardant sans voir, quand je sens que vont jaillir de mes paupières les larmes brûlantes, intarissables, j’aurais honte que mes filles fussent là pour mesurer ma déchéance.
 J’ai entrevu de loin M. Gilbert Leguay, maigre comme un squelette, et aussi M. Triponé, devenu tout blanc.

[...] 19 mai 1893. - Ma cellule revêt un air habité : sur la table, dans un paravent, ta photographie entre celle de nos deux filles ; sur un petit chevalet, notre groupe familial garnissant le perron de Royan, puis le portrait de ma belle-mère, debout à côté d’un socle, avec un lac au fond ; encrier, grattoir, porte-plume, boîte à timbres, étalés sur un plateau de céramique, œuvre de Jeanne ; dans le porte-montre en buis, mon chronomètre sans valeur marchande, mais inappréciable à mes yeux, puisque chacun de ses tic-tac me rapproche de la délivrance ; enfin, presque toujours, se dégageant du vase à fleurs, un bouquet de violettes, une touffe de résédas ou une gerbe de trois roses.
 A la bonne heure : tu mêles une critique à tes éloges littéraires. Tu approuves mes dialogues, que tu veux bien trouver pris sur le vif ; mais les descriptions te semblent trop touffues. Bien ! Tu prendras ton sécateur, et tu tailleras.

[...] 29 mai 1893. - Le docteur m’a prié de m’étendre sur ma couchette, pour m’ausculter en détail.
Le diagnostic ? - Dilatation de l’estomac, gonflement du foie, emphysème pulmonaire, anémie caractérisée par la faiblesse extrême du pouls : d’où migraine, insomnie, jambes molles, vertiges, défaut de vitalité.
Le remède ? - La liberté.

[...] Juin 1893.

 1er juin 1893. - J’accepterais d’être borgne, d’être bossu, d’être cul-de-jatte, plutôt que d’être ce que je suis.

[...] 11 juin 1893. - On repeint l’intérieur de la prison. Ma cellule a été badigeonnée aujourd’hui, les murs en blanc, les plinthes en noir. Ces effluves de goudron me donnent l’illusion d’une traversée. - Te rappelles-tu le bateau napolitain, par la nuit sidérale, sur la mer phosphorescente ?...

[...] 22 juin 1893. - [...] [p.77] [...] Fête de gymnastique à Étampes. Les orchestres parcourent les rues ; je les écoute, presque avec étonnement, comme si je ne comprenais plus rien à l’agitation humaine.

[...] 28 juin 1893. - J’ai passé une heure au cabinet de M. le gardien-chef, qui m’a soumis aux observations obligatoires du service anthropométrique. Il m’a pris trois mesures de tête avec des carcasses de métal, puis la hauteur du buste assis, la taille debout, pieds nus, la largeur des bars étendus, la longueur du pied, de l’avant-bras, de la main gauche, du médius et du petit doigt de la dite main.. J’ai retenu quelques détails de mon signalement : « yeux verdâtre foncés irisés d’orange ; nez droit horizontal ; bouche moyenne ; visage ovale ; teint hâlé. »
 Je ne suis pas fâché de savoir que j’ai les yeux verts foncés irisés d’orange. Je ne m’en doutais guère. Ne sont-ce pas les yeux d’un chat ? - Où sont mes griffes ?

[...] Juillet 1893.

[...] 9 juillet 1893. - Un orchestre défile non loin de la prison, jouant une marche entraînante. Je perçois le tumulte de la foule qui marque le pas derrière les musiciens. - Et je me reporte au village de C.... Lors de mes visites, la population tout entière accourait sur la place, hommes vêtus de droguet, femmes coiffées du bonnet huguenot, enfants joyeux d’entourer les membres de la fanfare rangée en cercle. C’est en plein air que je débitais ma harangue. Stimulé par la grandeur simple du tableau, par la pure lumière tombant du ciel, par la franche cordialité des regards, je sentais les idées venir à mes lèvres. J’entretenais ces braves gens de lapatrie - et de l’honneur. Il me semble revoir, en face de moi, tous ces yeux.

Source : Corpus historique étampois