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Date : 9-04-2007

"Signes d’identité" par David Le Breton

Mise en ligne : 22 mai 2007

Texte de l'article :

DAVID LEBRETON, sociologue, france.

Dans son livre, intitulé "Signes d’identité", David le Breton aborde l’aspect sociologique du bodyart, pour tenter d’expliquer de manière scientifique l’engouement pour le tattoo et le piercing... INTERVIEW !

 Vous êtes docteur d’État en sociologie, professeur à l’Université de Strasbourg, et vous avez écrit de nombreux ouvrages sur le corps, et notamment ses modifications (tatouage, piercing et autres) : expliquez-nous votre attrait pour ces pratiques  ?

Tout d’abord je voulais contrer un préjugé qui m’agaçait celui de considérer les modifications corporelles comme des manières délirantes de décorer son corps. Je voulais montrer la cohérence des choix et souvent la manière dont la décision de marquer son corps pouvait avoir une fonction de construction de soi, une dimension identitaire. Je voulais donc, à travers une enquête rigoureuse contribuer à briser le stigmate qui entourait les marques. Au delà il y a bien entendu l’anthropologie du corps que j’essaie de construire depuis des années : quel était là le rôle de la peau, quel impact existentiel pouvait avoir le fait de changer son corps. Une question aussi d’anthropologie culturelle : quelle est la légitimité, au plan anthropologique, de la référence aux tribus, aux "primitifs", etc. Je souhaitais mieux comprendre ces logiques métisses à l’oeuvre dans la réappropriation par nos sociétés occidentales de ces signes souvent issus de sociétés traditionnelles.

 Dans votre dernier ouvrage, "La peau et la trace", vous expliquez que le recours au corps montre, selon vous, une défaillance de la parole et de la pensée... Est-ce que vous pouvez nous précisez le sens de cette affirmation ?

 Contrairement à Signes d’identité qui porte sur les modifications corporelles effectuées dans les boutiques, "La peau et la trace" porte sur les personnes qui s’incisent, entament leur peau dans la solitude. J’ai donc analysé là un recours particulier au corps en situation de grande souffrance. Ce n’est pas la même chose. Dans le recours à une boutique et à un tatoueur ou à un pierceur, il y a une élaboration de la démarche, une pesée du choix ; dans le cas qui m’intéresse dans "La peau et la trace" nous avons affaire à des gens plongés dans la détresse et qui perdent le choix des moyens pour continuer à vivre. Les incisions sont, à mes yeux, une technique de survie, les tatouages, les piercings, d’abord une manière d’esthétiser sa présence au monde et de participer d’une culture "jeune". Les incisions sont faites en solitaire, dans une situation d’impuissance face à une hémorragie de souffrance. Il s’agit de se faire mal pour avoir moins mal. Rien à voir avec la tranquille décision de se faire dessiner un tatouage ou poser un piercing. Dans "La peau et la trace", je parle aussi des suspensions, mais là l’analyse est totalement différente puisqu’il s’agit de forme radicale mais efficace de susciter en soi du sacré, de la spiritualité. et ma tâche est de comprendre ces logiques de métamorphoses personnelles.

 Vous dites aussi dans votre livre que les amateurs de bodyart, et les jeunes en particulier, ont la volonté de changer de corps, à défaut de changer de monde, pour extérioriser une sorte de mal-être... Le tatouage et le piercing n’auraient donc pas valeur décorative, selon vous ?

 Dans leur immense majorité les marques corporelles ont une fonction de décoration, de mise en scène ludique de soi, d’érotisation de son corps, etc. On est donc plutôt dans la jubilation. Ce qui ne veut pas dire qu’une minorité (je souligne : une minorité) n’est pas dans une logique de reconstruction de soi, de réappropriation d’un corps qui leur échappait. Pour vous faire une confidence si j’ai travaillé en profondeur sur ce thème c’est parce que j’avais il y a plusieurs années recueillis une série de témoignages de jeunes mal dans leur peau, justement, qui avaient vécu une sorte de renaissance grâce à leurs modifications corporelles. J’en parle donc dans Signes d’identité, mais je précise bien que pour l’essentiel de la clientèle, surtout aujourd’hui, le souci est plutôt d’accroître encore le bonheur d’exister. Mais pour certains la marque corporelle est une manière de se raccrocher au monde. Il faut penser la polysémie de la pratique, elle est bien loin d’être unifiée, chaque personne qui se marque suit une logique personnelle. En revanche les entames corporelles comme les incisions sont clairement une manière d’éloigner la souffrance.

 Vous parlez également des tatouages des prisonniers, dont vous affirmez qu’ils sont l’expression d’une résistance à l’humiliation et à l’enfermement... Est-ce que vous avez également étudié le genre de motifs réalisés en prison, et leur symbolique ?

 Le recours au corps en prison se fait toujours en situation de souffrance, c’est pourquoi il y a tant d’automutilations, c’est une manière de protester par corps contre l’enfermement, dans La peau et la trace j’ai surtout étudié les attaques contre leur corps des détenus. Sur le tatouage en prison, il faut se rappeler qu’il est interdit. J’en parle plus dans Signes d’identité en le présentant comme une manière de se réapproprier son existence en reprenant le contrôle de son corps. Longtemps les tatouages en prison étaient très connotés : soleil des voyous, points de Mort aux vaches, inscriptions à connotation "viriles", etc. Je crois que l’engouement culturel aujourd’hui pour les tatouages ne peut qu’en modifier les motifs, mais là je manque aujourd’hui de données.

 Est-ce que vous pensez que le bodyart est également une manière de s’affirmer, et de se démarquer ?

 Oui, bien entendu. Une manière de trouver sa place sur la scène bien encombrée de l’art contemporain. En jouant sur la stupeur, le risque, les interventions des artistes sur leur corps marquent les esprits.

 Outre le tatouage et le piercing, d’autres modifications corporelles plus extrêmes (branding, scarification, implants, ...) sont également prisées par les amateurs de "performances" : est ce que vous pensez que le futur nous dirige vers des pratiques de plus en plus extrêmes, ou bien est-ce que le "summum" du bodyart est déjà atteint ?

 Je crois que nous allons aller lentement vers des formes de radicalisations. Les pierceurs l’observent aujourd’hui en étant confrontés à des demandes de gens de plus en plus jeunes et voulant des marques de plus en plus radicales. Je pense que dans les années à venir les implants sous cutanés vont se développer, mais aussi les scarifications ou les incisions en boutique, les burnings. Ce sont des démarches qui sont nettement plus courantes aux Etats-Unis.

Souce : Tatoo passion