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CQFD 42 Vingt ans chez les schtroumpfs

Mise en ligne : 13 avril 2007

Dernière modification : 22 avril 2007

Texte de l'article :

CQFD N°042

De notre envoyé du pénitentier

VINGT ANS CHEZ LES SCHTROUMPFS

Mis à jour le :15 février 2007. Auteur : Jann-Marc Rouillan.
http://cequilfautdetruire.org/article.php3?id_article=1308

Quand la vengeance d’État s’acharne, on n’a pas le coeur à fêter ses vingt ans d’exil au pays du dedans. Oui, déjà vingt ans que les militant(e)s d’Action Directe croupissent en prison. Bien qu’ils soient aujourd’hui tous libérables, l’État refuse de leur appliquer ses propres lois, qui permettraient pourtant une libération conditionnelle. Au hit-parade du placard, un seul refrain : jusqu’à quand ?

VINGT ANS JOUR POUR JOUR que je suis au trou. Drôle d’anniversaire ! Et je ne suis pas d’humeur à souffler les bougies. Lorsqu’ils nous ont arrêtés près d’Orléans, la neige recouvrait la campagne comme à cette heure derrière le haut mur gris. Le matin était pâle et froid. Au milieu des hordes policières, de grands pontes des ministères jouaient des épaules pour apparaître sur les photos. Dans notre salle à manger, deux ou trois juges s’empoignaient par le revers du veston. Ils se traitaient de tous les noms en se disputant nos dépouilles judiciaires. Ils aiment tant la célébrité et leur pouvoir sur les hommes enchaînés. Une belle foire ! J’en souris encore quand, au hasard des rêveries, les images remontent à ma mémoire. Il y a si longtemps... À cette époque lointaine, sous le règne de Tonton Mitterrand, le mur de Berlin n’était pas encore tombé et l’URSS, comme la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie, pas encore dépecée. On payait en francs et en enveloppes discrètes car tout s’achetait aux temps des fausses factures. Vingt piges ! Tout cela a changé à ce que me racontent mes amis. « Tu ne reconnaîtrais rien ou pas grand-chose ! » J’aimerais leur expliquer que je n’ai pas envie de faire le chemin à l’envers. Maintenant j’appartiens au pays du dedans. Je suis un être en conserve, ni encore mort, ni vraiment vivant. Qu’ils se rassurent, je suis bien, avec la mauvaise herbe. Au pied du mur, j’ai pris mes aises, tel le lierre et le chiendent. Et le temps a passé. Désormais, la culture des centrales m’imprègne de son encre indélébile. Je l’ai découvert comme on découvre une civilisation aborigène, un pays lointain aux moeurs étranges. Je n’étais pas affranchi, aujourd’hui je l’observe en vieux taulard agnostique.

Avec un instinct infaillible, je sens venir la patate et les riflades. Je renifle le malheur. Surtout lorsqu’il se joue sur le ton tragique. Parfois en passant sous l’échauguette, je repense au gars venu d’une île des Açores. Par surprise, quatre Yougoslaves l’ont troué au couteau, trois coups dans le bide et le quatrième à la gorge. En titubant, l’assassiné est remonté en cellule. À l’aide de serviettes humides, il a comprimé les blessures. Et la rage aux lèvres, il est redescendu une lame dans chaque main. Surpris, les adversaires se sont débandés. Et tel Horace, il les frappa un à un quand il les rattrapa. Le premier sous le préau, le second le long du grillage, le troisième dans l’autre cour et enfin le quatrième près de la grille de l’escalier que les matons refusèrent d’ouvrir. Les Yougoslaves crièrent beaucoup et supplièrent. Rien n’y fit. Sans pitié, le jeune fit entrer le métal dans la chair. Ici on tue pour que dalle. Pour cette comédie trompeuse derrière les barreaux. Pour le seul cinoche des jours vains. Tel est notre album de famille. Dehors, vous avez gravé les images de vos vacances en Italie, de votre première communion, de vos commémorations. Ici nous gardons en mémoire les bagarres. Le sang. Les rancoeurs à n’en plus finir. Les mots qui dépassent les mots. Les peines incompressibles. Les transferts disciplinaires. Les soirs de lutte bras dessus bras des-sous. Les rires et la fraternité malgré tout... Et la poussière du temps... Et son rien qui se conjugue par tous les temps et en toute saison... Et cette vie obligatoire, presque éternelle, avec nos congénères. Les méchants. Les fous. Les égarés. Les pauvres types. Les étrangers qui ont gardé la gamberge du dehors. Les incolores. Les boulots obsédés par retourner devant la machine. Les gremlins tombés des barres bétonnées des quartiers populaires. Les entêtés qui ont pourtant hérité d’une destinée de cul-de-jatte. Les désespérés. Les vicelards et leurs vices tatoués sur un coeur absent. Les irrécupérables. Et enfin, les bons mecs, bien meilleurs que ceux peuplant vos rues et vos palais. Telle est au XXIe siècle la faune des galères. Vingt piges que je suis devenu l’un d’entre eux. C’est ce que nos braves magistrats baptisent pompeusement : la réinsertion ! Mais sommes-nous si différents des gens du dehors ? Peut-être pas. De toute manière, je ne me souviens pas.

Dans cet espace clos, on ne sait jamais où s’arrête la justice et où commence l’injustice. Nos petits arrangements sont-ils légaux ou illégaux ? On s’en fout ! Tout est faussé, rien ne correspond au standard des ballots. Et en prison se mélangent jusqu’à l’écoeurement le vrai et le faux. Et puis, il y a les mythos. Les Poivre d’Arvor des coursives qui vous bidonnent l’info. Les Onassis et les Rockefeller des promenades calculant les intérêts de leurs fantasmes balourds. Peu importe le prix à casquer en mitard, certains mecs dealent leurs secrets bidonnés. Ils chuchotent dans les coins sombres et se lancent des oeillades entendues quand ils se croisent. Si aucun mouchard ne les balance, ils finissent par se trahir eux-mêmes. Sinon, comment les autres sauraient qu’ils avaient des secrets si importants à leur taire ? Sans le vouloir vraiment, nous participons à ces rites et nous en rions parfois. La semaine passée, dans le couloir du rez-de-chaussée, Bébert s’étonna à voix haute de l’embonpoint galopant d’un congénère. Avec un air entendu, Paulo lui souffla près de l’oreille : « Chut ! Ce zigue prépare une cavale à l’hélium !  » Pensif, sur un fauteuil de la bibliothèque, le petit Marseillais philosophe : « Bah ! Il faut être réaliste... Nous sommes trop fainéants ou trop conscients pour bosser à l’usine et pas assez malins pour voler sans se faire gauler, alors... » Nul besoin d’en dire davantage. Pour son espèce, aucune échappatoire, c’est la zonzon jusqu’à la retraite. Les seules personnes dites normales que nous rencontrons sont les matons. Et finalement, nous ne savons plus très bien s’ils vous ressemblent, ou si vous nous les envoyez pour vous en débarrasser. Et derrière le mur, ils constituent une armée bleue de spécimens protozoaires et de clones issus d’expériences laborantines. Ils forment le peuple des schtroumpfs. Il y a le schtroumpf brigadier, le schtroumpf du scolaire, le schtroumpf des ordinateurs... Ils ont tous une spécialité en dehors des schtroumpfs « tourne la clef » et des schtroumpfs « la matraque » que l’on reconnaît facilement à leur cagoule.

Hier, en croisant un schtroumpf plombier, Yves l’interpelle avec son accent des garrigues. La fuite du robinet lui dérange la sieste ! Aimable, le gars ouvre le placard des tuyauteries. Avec son marteau expert, il tapote à droite, à gauche. Au bout d’un quart d’heure, il balance son diagnostic : « Ah, ce n’est pas grave, c’est le joint de l’eau chaude. » Yves se réjouit : « Vous allez pouvoir me le réparer ? » « Ah non ! Moi je suis responsable de l’eau froide, il faut avertir le collègue de l’eau chaude !  » Et demain sera un autre jour... Mais à quelques détails près, identique à celui qui s’achève. Retournés en cellule, nous murmurons un vieux refrain
« Nous sommes le peuple des prisons, braves gens, braves gens
Nous aiguisons le fer des couteaux, braves gens, braves gens
Pour le beau jour où nous quitterons, braves gens, braves gens
Après vingt ans..., le pays du dedans.  »

Article publié dans CQFD n° 42, février 2007.