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(2006) Médecin chef du SMPR de la prison de Fresnes

Mise en ligne : 10 mai 2006

Texte de l'article :

Médecin chef du service médico psychologique régional (SMPR) de la prison de Fresnes, vous ferez valoir votre droit d’alerte le 30 juin. Pourquoi ?

Le droit d’alerte correspond à une cessation de travail pour des raisons de dégradation très importante des moyens de notre activité en terme de personnel. Je l’ai annoncé depuis plusieurs mois à l’hôpital Paul-Guiraud de Villejuif, dont je dépends, et à nos autorités de tutelle.

Se retrouver, à partir de juin, avec 1,8 équivalent temps plein d’infirmier pour les 2 000 personnes détenues à Fresnes rend impossible l’exécution de nos missions, tant pour l’urgence que pour les soins quotidiens. Avec les vacances, il ne restera en fait que 0,8 poste. Or 6 personnes sont nécessaires. J’ai une responsabilité vis-à-vis de la sécurité du personnel, comme de la population pénale.

Depuis 1994, les soins aux détenus sont assurés par des personnels de l’hôpital public, sur le principe d’un même accès de tous à la santé. Cela fait partie d’une des deux missions de la prison, la réinsertion. Nous ne pouvons plus l’assumer.

Dans quel état sont les détenus ?

Plusieurs études ont montré qu’en prison, les taux de pathologies psychiatriques sont jusqu’à vingt fois supérieurs à la population générale.
Chaque année, 12 000 personnes passent à Fresnes. Nous en voyons plus de 7 000 au SMPR, dont la moitié seront très régulièrement suivies. Leurs principales pathologies sont les troubles dépressifs (50 % de notre
population) et les troubles psychotiques (25 %). En outre, la moitié d’entre elles a des problèmes de dépendance, à l’alcool en premier lieu, puis à toutes les drogues possibles, le crack et l’ecstasy faisant une percée majeure.

Enfin, 70 % de la population a des troubles de la personnalité. L’importance de ces troubles est liée à des événements traumatiques, qui sont très fréquents chez les détenus : maltraitance, abandon, accidents dans la fratrie (décès, incarcération, etc.). En prison, toutes ces pathologies sont associées. Cela est en relation avec la commission d’infractions pénales.
D’autant que 30 % des détenus vivent sous le seuil de pauvreté.

Ces personnes n’étaient pas soignées avant d’entrer en prison ?

40 % des détenus ont connu la psychiatrie avant la prison, lors d’hospitalisations ou de soins. Mais ils ont souvent connu une rupture de soins. Cette situation interroge notre dispositif psychiatrique public, qui est sinistré. Le manque de soins et de dispositifs d’intégration sociale conduit à la détention.

En prison, les soins somatiques ont bénéficié d’une volonté politique forte.
Mais pour la psychiatrie, on a laissé les choses aller. Il y a une difficulté à admettre qu’un malade mental soit en prison. Qu’il y ait tant de fous en détention, sanctionnés comme tels, embarrasse les responsables de la santé et la justice.

Au titre de la continuité des soins, tous nos patients devraient être adressés à un service une fois sortis. Mais nous nous heurtons à des refus, ou à une impossibilité pour ceux qui n’ont pas d’adresse fixe. Ces personnes sont donc candidates à la récidive. En matière de prévention de la récidive, parler de tolérance zéro n’a aucun sens. La seule efficacité, c’est la préparation à la sortie et l’accompagnement. Il faut une politique d’insertion qui démarre en prison et dure dix-huit mois dehors.

On se voile la face quand on dit que le détenu redevient un citoyen ordinaire après sa peine. Il est absurde de demander à la population pénale des performances que la population générale ne peut fournir. Qui sort de prison ? Les mêmes que ceux qui y sont entrés, susceptibles, dans des situations analogues, de commettre les mêmes actes.

Le gouvernement n’avait-il pas annoncé un plan pour la santé mentale ?

Oui, mais nous n’avons rien vu venir. Nous devons nous demander pourquoi la prison, au XXIe siècle, a la même fonction que celle de l’asile au XIXe siècle. On y trouve des criminels de toute sorte, mais surtout des exclus.

Qu’est-ce que ces politiques qui admettent un contresens aussi lourd que "d’incarcérer à l’hôpital psychiatrique" ou "d’hospitaliser en prison" ?

Plusieurs fois par semaine, des personnes arrivent ici à l’issue d’une garde à vue, le juge nous signalant qu’elles sont "délirantes" et demandant qu’elles soient "incarcérées au SMPR". La justice ne s’y retrouve plus. Des gens présentent une dangerosité réelle, de graves troubles psychiatriques et une situation personnelle très difficile : qu’offre-t-on à la société si on les garde en détention sans donner les moyens de pouvoir les soigner ? C’est devenu un problème de santé publique.

Propos recueillis par Nathalie Guibert
Article paru dans l’édition du 07.05.06
Source : Le Monde