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Lettre d’un détenu lettré

Mise en ligne : 12 février 2006

Texte de l'article :

“ Nevers, le 1er Novembre 1875
Monsieur le Ministre,
J’ai l’honneur de vous soumettre cette demande dans l’espoir que vous daîgnerez l’accueillir favorablement ; elle vous paraîtra peut-être étrange, mais j’espère en votre bienveillante justice pour prendre en considération la circonstance impérieuse qui motive son envoi.
J’appartiens à une famille honorable du département de l’Allier, famille qui gémit de mes erreurs mais qui ne comprend pas le remède à apporter au mal moral qui règne en moi. J’ai subi, malheureusement, un grand nombre de condamnations, presque toutes pour vagabondage, parce que je n’ai pas de profession manuelle ; J’ai reçu une instruction assez étendue, mais dans la position où je me trouve cela ne me sert à rien parce que la société me considère comme un paria et me ferme ses portes.
Quelque mauvais et orageux que soit mon passé, néanmoins j’ai le cœur honnête et je puis encore être digne d’intérêt. Fatigué de cette vie d’aberration et de honte, libéré d’une condamnation pour vagabondage et n’étant point soumis à la condamnation de la haute police je reviens dans mon pays natal pour faire appel aux sentiments charitables de ma famille afin qu’elle me donnât les moyens nécessaires de m’expatrier, la seule planche de salut qui me reste ici-bas. Elle fut sourde à ma prière, elle ne comprit pas ma sincérité et je fus éconduit.
Abandonné de mes parents, repoussé par mes amis, honni par la société, dans ce péril imminent, sans argent, sans aucunes ressources, que fallait-il faire ? Forfaire l’honneur ? non ! Le Suicide ? Non ! Je me présentai au bureau de police en donnant connaissance de ma situation désespérée. Ecroué à la Maison d’arrêt, toujours sous la prévention de vagabondage, je réfléchis mûrement et je conclus qu’en restant en France je n’avais pour perspective que la prison. Je suis jeune encore (38 ans), robuste, et dans une colonie je puis être utile à la Société, à la mère patrie, en employant mon intelligence au bien.
Je prends donc aujourd’hui, Monsieur le Ministre, la liberté de faire appel à votre toute puissante justice pour qu’à l’expiration de ma peine je sois engagé dans une colonie quelconque. Là, je prends l’engagement solennel de réparer les fautes de mon passé par une vie honnête et laborieuse, et un jour viendra où en prenant connaissance de mes efforts constants et persévérants, vous vous féliciterez d’avoir rendu à la vie, à l’honneur, un malheureux pècheur qui vous vouera une profonde et éternelle reconnaissance.
Dans l’attente d’un accueil favorable et que vous daîgnerez excuser la hardiesse de ma lettre,
J’ai l’honneur d’être, avec un profond respect,
Monsieur le Ministre,
Votre très humble et très dévoué serviteur ”
[Louis Momiron, détenu à la maison d’arrêt de Nevers]