15410 articles - 12266 brèves

CQFD 19 Ma dernière nuit à Fresnes

Mise en ligne : 23 octobre 2005

Texte de l'article :

CQFD N°019

De notre correspondant permanent au pénitencier

MA DERNIÈRE NUIT À FRESNES

Mis à jour le :15 janvier 2005. Auteur : Jann-Marc Rouillan.
http://cequilfautdetruire.org/article.php3?id_article=512

Après avoir voyagé en quelques mois de Moulins-Yzeure à Fleury-Mérogis et de Fleury-Mérogis à Fresnes, Rouillan poursuit son tour de France carcéral. Cette fois, les guides encagoulés lui font découvrir la centrale de Lannemezan, destination finale du voyage des fous et des enragés.

Début décembre, ils m’ont fait préparer le paquetage et je les ai suivis dans un nouveau jeu de piste à l’envers pour la levée d’écrou : la fouille, le greffe, les empreintes, les salles d’attente, les chariots et les cartons. Fresnes me dégurgite. Ils me transféreront à l’aube. Seul. Direction Lannemezan, l’ultime centrale du Midi encore en état de marche après l’inondation d’Arles. Je dors mal dans la cellule vide. Je me dis « Voici ma dernière nuit à Fresnes  », de façon à graver tout ce qui m’entoure. De peur d’oublier, de me désouvenir comme on défait les mailles d’un pull-over. Et de devenir un de ces amnésiques hantant notre présent prétendument perpétuel. Le dernier passage à Fresnes ? Mais qui peut le dire ? Aujourd’hui, il n’y a plus de limite aux peines. Qui sait si je sortirai dans six mois ou dans six ans ? La condamnation ? Ce n’est plus que ce drôle de loto, finalement si dérisoire. Les années passent, les hivers, les étés. On perd le fil des jours, des mois... bientôt deux décennies. À la fenêtre, mes voisins basques m’appellent. Les saluts et les commissions se bousculent pour ceux de là-bas, au pied des Pyrénées. Les camarades de la 1re division chantent. Bientôt j’aurai quitté leur horizon.

Dans chaque bâtiment de la grande mangeuse d’hommes et de femmes, à tous les étages, des prisonniers politiques sont regroupés par trois, quatre ou cinq. À la seule 2e division, il y a plus de militants que dans le quartier spécial de Cour de sûreté de l’État au milieu des années 70 ! Quand l’ensemble de l’extrême-gauche scandait « à bas l’État policier !  » Et leur nombre est en constante augmentation. Pas grand monde n’ose augurer de la perspective pénitentiaire de cette résolution des conflits. Un silence de plomb pèse sur la réalité de la répression. Déjà on pourrait paraphraser le célèbre pasteur allemand : « Ils sont venus chercher les combattants et je n’ai rien dit, ils sont venus chercher ceux des partis que l’État espagnol a interdits et je n’ai rien dit, ils sont venus chercher les sans-papiers et je n’ai rien dit, ils sont venus chercher celui qui protestait contre la corruption sur une île lointaine et je n’ai rien dit, ils sont venus me chercher et personne n’a rien dit...  » Oui je sais bien que dame Propagande distille d’autres terminologies politiquement correctes pour la même réalité : « terroristes, complicité, violences illégales, interdiction de séjour, expulsion, associations de malfaiteurs ou reconstitution de ligues dissoutes, extradition...  » Et pour le citoyen lambda comme pour le militant à l’extérieur, il est bien plus confortable de chanter son refrain, d’éluder la moindre question et de n’imaginer aucune solution solidaire. Pour jouer la comédie du nouveau régime réactionnaire, l’amnésie est essentielle, comme le silence, comme d’éviter les sujets qui fâchent tout en psalmodiant les vœux pieux à la mode altermondialiste, en organisant des réunions consensuelles, en priant sainte Multitude et en rendant grâce à notre mère l’ingratitude, et en débattant démocratiquement de réformes terre à terre, de nouvelles lois qui ne seront jamais votées, de droits qui ne seront jamais accordés aux opposants, aux exploités et aux emprisonnés. Pour les politiques comme pour les prisonniers sociaux, les conditions carcérales se dégradent. Et je le constate non seulement depuis mon entrée en prison voici dix-huit ans, car cette dernière année un cyclone sécuritaire a secoué toutes les détentions. Les tabassages des encagoulés se multiplient, comme les arbitraires et les restrictions en tout genre. On ne se contente plus d’enchaîner les malades sur leur lit d’hôpital, dernièrement l’administration pénitentiaire a ordonné qu’ils soient menottés dans le dos... Les gendarmes transfèrent les prisonniers dans des cages de fer dignes du temps de Louis XI... D’un CD des Bouches-du-Rhône, un collègue nous a avertis qu’ils commençaient à monter des bungalows Algéco pour accueillir les vagues de nouveaux venus. Un autre nous raconte qu’après les textes récents sur les salaires carcéraux, on l’avait racketté de 40 % de ce qu’il avait gagné le mois dernier. Restrictions aussi pour les visites et les possibilités d’utiliser les téléphones, déjà dans certains établissements on n’appelle plus que les correspondants ayant un permis de visite. Ailleurs ils avancent à petits pas, ils rétablissent des listes de numéros et imposent le monopole des télécoms, manière de faire payer le prix fort et de toucher un conséquent bakchich sur la vente des cartes...

Partout les activités socio-éducatives s’évanouissent « faute de crédits ». Pourtant, chaque jour, ils soudent de nouvelles grilles, installent des filins plus hauts et aux mailles plus serrées - là, les crédits ne manquent pas. Ils dressent des murs, branchent des caméras, coulent des dalles de béton. Déjà ils nous ont enterrés vivants. Et en ces temps de démobilisation et de désespérance, on vit sous le chantage permanent des baluchonnages, dans le nord pour ceux ayant leur famille au sud et vice-versa bien entendu. Et que dire des chaînes de Kanaks et de Tahitiens déportés dans les bagnes métropolitains. Hier un nouveau voisin s’est présenté. « Salut, je suis de Saint-Laurent du Maroni.  » Je lui ai répondu « Bienvenue dans ton pays...  » Peut-être n’a-t-il pas compris ? Et comment ne pas dénoncer la violence physique des encagoulés, accompagnant les fouilles des punitions collectives et chaque entrée en fonction d’un nouveau directeur et d’un nouveau règlement plus ubuesque, plus arbitraire que le précédent. La menace pèse, omnipotente. Demain je pars pour la centrale de Lannemezan, vers ce sinistre établissement connu pour être la citadelle des désespérances et la soute infernale du système carcéral français. Là où se termine le voyage des fous, des enragés, des derniers spécimens irréductibles et des premiers condamnés par les cours spéciales et la 14e section. Ceux à qui les cerbères d’État veulent faire payer le prix fort jusqu’à l’ultime heure, jusqu’à la dernière minute. Ceux qui ont connu le pire depuis le premier jour de prison, il y a vingt ans et plus. Et à ce mortifère à haute dose, un certain nombre finit par trépasser aussi sûrement que sous la lame des hautes œuvres. Hier la veuve était sélective. De nos jours elle frappe au hasard, les plus jeunes et les plus fragiles, comme on élague une haie sauvage. Que vaut la vie dans ce mouroir ? Pas grand chose. Sans remords, l’ancien directeur ordonnait le transport des corps vers la fosse commune. Et puis qu’importe Lannemezan ou l’Enfer ? Un trou, une cellule ? On se dit qu’avec un peu de chance, l’ordre de Lucifer se montrerait moins de fer. Alors à la cantonade, on paraphrase le bon vieil Hugo en affirmant qu’il vaut mieux un enfer intelligent à la survie sous un règlement imbécile.

ARTICLE PUBLIÉ DANS LE N°19 DE CQFD, JANVIER 2005.