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Lettre 151 Prison de Turi, 10 octobre 1932

Mise en ligne : 28 avril 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 10 octobre 1932

Très cher Delio,

J’ai su que tu as été à la mer et que tu as vu des choses très belles. Je voudrais que tu m’écrives une lettre pour me décrire ces beautés. Et puis as-tu découvert quelque nouvel être vivant ? Au bord de la mer, il y a tout un fourmillement d’êtres : de petits crabes, des méduses, des étoiles de mer, etc. Il y a un certain temps, je t’avais promis de t’écrire plusieurs histoires sur les animaux que j’ai connus dans mon enfance et puis je n’ai pas pu le faire. Aujourd’hui, je vais essayer de t’en raconter quelques-unes. 1. Par exemple, l’histoire du renard et du petit poulain. On dirait que le renard sait quand doit naître le petit poulain et il se tient aux aguets. Et la petite jument sait que le renard est aux aguets. C’est pourquoi, à peine le petit poulain vient-il au monde, la mère se met à courir en tournant autour de son petit qui ne peut bouger et s’enfuir si quelque bête sauvage l’attaque. Et cependant on voit parfois sur les routes de la Sardaigne des chevaux sans queue et sans oreilles. Pourquoi ? Parce que dès leur naissance le renard a réussi d’une manière ou de l’autre à s’approcher et à leur manger la queue et les oreilles encore toutes molles. Lorsque j’étais enfant, l’un de ces chevaux servait à un vieux marchand d’huile, de chandelles et de pétrole qui allait vendre sa marchandise de village en village (il n’y avait pas alors de coopératives ni d’autres moyens pour distribuer la marchandise) ; mais le dimanche, pour que les gamins ne se moquent pas de lui, le marchand mettait à son cheval une fausse queue et de fausses oreilles. 2. Maintenant, je vais te raconter comment j’ai vu le renard pour la première fois. Avec mes petits frères, j’allai un jour dans le champ d’une tante où se trouvaient deux très grands chênes et quelques arbres fruitiers ; nous devions faire la récolte des glands Pour donner à- manger à un petit cochon. Le champ n’était pas éloigné du village, mais toutefois le paysage était désert et il fallait descendre dans un vallon. A peine entrés dans le champ, voici que sous un arbre était tranquillement assis un gros renard avec sa belle queue dressée comme une bannière. Il ne s’épouvanta en rien ; il nous montra les dents, mais il semblait rire et non menacer. Nous autres, enfants, nous étions en colère de voir que le renard n’avait pas peur de nous ; il n’avait vraiment pas peur. Nous lui jetâmes des pierres, mais il se dérangeait à peine et puis il recommençait à nous regarder goguenard et sournois. Nous épaulâmes des bâtons et nous fîmes tous ensemble : boum ! comme s’il se fut agi d’une fusillade, mais le renard continuait à nous montrer les dents sans trop se déranger. Tout d’un coup, on entendit un coup de fusil pour de vrai tiré par quelqu’un dans les alentours. Seulement alors le renard fit un bond et s’enfuit rapide. Il me semble le voir encore, tout jaune, passer comme un éclair sur une murette, la queue toujours droite, et disparaître dans un fourré. Très cher Delio, parle-moi à présent de tes voyages et de tout ce que tu as vu de nouveau. Je t’embrasse avec julien et maman Julie.

ANTOINE