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Lettre 135 Prison de Turi, 27 juin 1932

Mise en ligne : 22 mai 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 27 juin 1932

Très chère Julca,

J’ai reçu tes feuillets datés de mois et de jours divers. Tes lettres m’ont fait souvenir des contes d’un écrivain français peu connu, Lucien jean, je crois, qui était petit fonctionnaire dans une administration municipale de Paris. L’un de ces contes s’intitule : Un homme dans un fossé. J’essaie de me le rappeler. Un homme avait fort bien vécu un soir ; peut-être avait-il trop bu, peut-être la vue de trop de belles femmes l’avait-elle quelque peu halluciné ; sorti du cabaret, après avoir marché quelque peu en zigzaguant sur la route, il tomba dans un fossé. Il faisait très sombre, le corps s’encastra entre des rochers et des buissons ; l’homme était quelque peu épouvanté et il ne bougea pas de peur de s’enfoncer plus bas encore. Les buissons se refermèrent sur lui, les limaces glissèrent sur lui et le couvrirent de stries argentées (peut-être même un crapaud se posa-t-il sur son cœur, pour en entendre le battement et en réalité parce qu’il le savait encore vivant). Les heures passèrent ; le matin approchait et aux premières lueurs de l’aube les gens commencèrent à passer sur le chemin. L’homme appela au secours. Un monsieur à lunettes s’approcha ; c’était un savant qui s’en retournait chez lui après avoir travaillé toute la nuit dans son laboratoire. « Qu’y a-t-il ? » demanda-t-il. « - je voudrais sortir de ce fossé », répondit l’homme. « - Ah ! ah ! tu voudrais sortir du fossé ! Et que sais-tu, toi, de la volonté du libre arbitre, de mon libre arbitre ! Tu voudrais, tu voudrais ! L’ignorance est toujours ainsi. Tu sais, toi, une seule chose : tu tenais debout de par les lois de la statique et tu es tombé de par les lois de la cinématique. Quelle ignorance ! quelle ignorance ! » Et l’homme de science s’éloigna en secouant la tête, indigné. On entendit d’autres pas sur le chemin. Nouveaux appels de l’homme. Un paysan s’approche qui tenait en laisse un porc qu’il allait vendre ; le paysan fumait la pipe. « - Ah ! ah ! tu es tombé dans le fossé, eh ! Tu t’es enivré, tu t’es amusé et tu es tombé dans le fossé. Et pourquoi n’es-tu pas allé dormir comme moi ? » Et il s’éloigna, le pas rythmé par le grognement du verrat. Et puis passa un artiste qui se lamenta à entendre que l’homme voulait sortir du fossé : il était si beau, tout argenté par les traces de limaces avec une auréole d’herbes et de fleurs sauvages sous la tête, il était si pathétique ! Puis passa un ministre de Dieu qui se mit à fulminer contre la dépravation de la ville qui s’amusait et dormait pendant qu’un frère humain était tombé dans le fossé - un ministre de Dieu qui, saisi par l’exaltation, précipita ses pas pour aller faire un terrible sermon à la prochaine messe. Ainsi l’homme demeurait dans le fossé et il y demeura jusqu’au moment où il regarda autour de lui, vit exactement où il était tombé, se défit des branchages qui l’entouraient, s’arc-bouta, fit un effort de ses bras et sur ses jambes se mit debout et sortit du fossé par ses seuls moyens. Je ne sais si je t’ai donné envie de lire ce conte ni même s’il est bien approprié. Je crois qu’il l’est au moins en partie : toi-même tu m’écris que tu ne donnes raison à aucun des deux médecins que tu as consultés ces temps derniers, et que si jusqu’ici tu laissais les autres décider, à présent, tu veux être plus forte. Je ne crois pas qu’il y ait là le moindre désespoir mais, au contraire, beaucoup de bon sens. Il convient de brûler le passé tout entier et de reconstruire une vie nouvelle : il ne faut pas se laisser écraser par la vie vécue jusqu’ici ou, tout au moins, fallait-il conserver seulement ce qui fut constructif et même beau. Il faut sortir du fossé et jeter le crapaud loin de son cœur.

Chère Julie, je t’embrasse tendrement.

ANTOINE