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Fiches techniques de livres sur le thème carcéral

Foucault Michel - Surveiller et Punir

Mise en ligne : 25 juin 2002

Dernière modification : 2 décembre 2003

Edition Gallimard, Paris, 1975

Texte de l'article :

Vincent Viard
Enjeux Politiques, fiche de lecture
Mme Tellio-Gazalé

M. Foucault

Michel Foucault commence sa carrière comme psychologue spécialiste des maladies mentales. C’est dans ce contexte que va naître une de ses œuvres les plus aboutie : Folie et déraison : histoire de la folie à l’âge classique qui paraît en 1961. Nommé au Collège de France en 1970, il introduira pour la première fois, lors de sa leçon inaugurale le concept de pouvoir qui constitue un de ses thèmes de prédilection. C’est donc dans ce cadre qu’il publia en 1975 Surveiller et punir dans lequel il analyse les origines de la prison moderne et de ses pratiques disciplinaires. (dans la lignée de cette réflexion, sur le contrôle des corps et des esprits, il publiera l’Histoire de la sexualité en 3 tomes).
Par ailleurs il faut souligner que Surveiller et punir doit également s’inscrire dans le contexte particulier de la révolution culturelle de Mai 68 . En effet, Michel Foucault à l’occasion des nombreuses révoltes des détenus dans les années 70 s’est largement engagé en fondant notamment le GIP (groupe d’information sur les prisons) et en prenant une part active à la réflexion sur le système carcéral.
Ainsi Michel Foucault va s’atteler à retracer l’évolution de notre société disciplinaire au moyen de quatre thématiques qui découpent son enquête en autant de parties. Le supplice d’abord qui apparaît comme la sanction principale en vigueur sous l’Ancien Régime ; la punition et la discipline ensuite, les différentes méthodes et leurs enjeux et enfin la prison.
De manière très schématique on peut relever deux pistes de réflexion essentielle dans l’analyse de Foucault : il s’interroge dans un premier temps sur le tournant du système pénal à la fin du 18ème siècle où l’on passe d’une cérémonie organisée autour du supplice du criminel, à un système punitif plus secret et plus abstrait qui passe essentiellement par la privation de liberté. Foucault nous invite alors a nous demander si cette " douceur punitive de l’enfermement " pour reprendre ses termes représente réellement un progrès vis à vis des supplices ? ( dans ce cadre nous ferons un bref parallèle avec l’ouvrage de Erwing Goffman : Asiles).
Par ailleurs, on peut noter un second axe de réflexion autour de la critique qui est faite de la prison et qui selon Foucault fait partie intégrante du système carcéral lui-même. Pour résumer, il s’interroge de manière a priori paradoxale sur l’utilité de la prison et sur le maintien de cette institution. Mais c’est peut-être cette question qui constitue un des points les plus intéressants de Surveiller et punir.

 

I. Le passage, à la fin du 18ème siècle, du supplice au système carcéral

1. le supplice :

Michel Foucault débute son ouvrage par la description du supplice de Damien et montre comment au 18ème, cet affrontement réglé, ce rapport de force ouvert en forme de duel, selon son l’expression, apparaît comme la forme la plus aboutie de châtiment. Il s’agissait alors de reconstituer la souveraineté blessée, d’où cet art de retenir, dans la vie, la souffrance. Le corps du supplicié peut, dès lors, être considéré comme un champ politique. L’affrontement visible qui se transforme en cérémonie ouverte est instantané : c’est l’action directe du bourreau sur le corps du condamné. Mais le supplice n’est pas qu’un spectacle, il permet que l’on reproduise et retourne le crime sur le corps visible du condamné. Il fait que le crime, dans la même horreur se manifeste et s’annule.
Foucault montre dans le même temps le risque que comporte cette pratique et donc ses limites. En effet par l’excès d’atrocité que le supplice exprime, le public qui assiste à la cérémonie risque de s’identifier au condamné. Ainsi, on a pu voir au 17ème siècle à Avignon, une foule émue et pleine de compassion sauver le pendu et lapider le bourreau.
C’est donc en partie par méfiance d’une rébellion contagieuse que l’on supprime peu à peu le supplice, on passe alors à un système beaucoup plus secret, institutionnalisé et invisible. Avec la disparition du supplice on assiste donc à une disparition du corps comme cible majeure de la répression pénale. Désormais la punition tend à devenir la part cachée du processus pénal et Foucault écrit : " la certitude d’être puni, c’est cela et non plus l’abominable théâtre qui doit détourner du crime ". ( cf même principe que le panoptique Benthamien comme on le verra plus tard).

2) La punition et la discipline :

A la fin du 18ème siècle la punition change de nature, elle n’est plus un spectacle public mais se déroule dans l’ombre de la prison, se cache de la foule. L’intervention sur le corps ne vise plus seulement la chair mais se déploie dans le temps pour avoir prise sur l’esprit.
En effet on s’oriente vers une justice plus déliée et plus fine, vers un quadrillage plus serré du corps social. Ceci peut-être en partie à cause d’une augmentation notable du niveau de vie et l’on passe donc de plus en plus d’un illégalisme des droits à un illégalisme des biens. On cherche alors à définir des nouvelles tactiques pour atteindre une cible qui est maintenant plus ténue mais aussi plus largement répandue dans le corps social. On met en place une nouvelle technologie du pouvoir de punir.

A l’origine est le projet politique de quadriller exactement les illégalismes, de généraliser la fonction punitive. D’autre part, le châtiment doit porter encore plus qu’avant une véritable fonction d’exemplarité, la punition regarde vers l’avenir. Foucault montre que le condamné doit apparaître désormais comme une sorte de " propriété rentable " pour la société et montrer l’exemple.
A travers le modèle carcéral qui s’est peu à peu imposé comme le seul mode de châtiment, nous reviendrons là-dessus plus tard, on va mettre en œuvre à l’échelle sociale de véritables " techniques de dressage ". Ainsi on redécouvre le corps comme cible, cette fois-ci indirecte, du pouvoir ; il ne s’agit plus de traiter le corps dans sa masse, mais d’exercer sur lui une coercition ténue et ininterrompue, la discipline. On assiste alors à la mise en place d’une nouvelle " microphysique du pouvoir ".

La discipline que Michel Foucault qualifie " d’anatomie politique du détail " exige la mise en place de certains principes. Ainsi elle s’exerce généralement dans un lieu clos, hétérogène à tous les autres et fermé sur lui-même ; lieu à l’intérieur duquel chaque chose, chacun à sa propre place (la règle des emplacements fonctionnels). La discipline assure également un contrôle de l’activité réglé par l’emploi du temps (on retrouve ce principe aussi bien dans le monde carcéral qu’à l’école, à l’armée ou encore à l’usine), et cette disciplinarisation du monde social n’est pas réductible à la seule prison mais s’impose bien comme un modèle valable pour la plupart des institutions. Ainsi dans le bon emploi du corps qui permet un bon emploi du temps rien ne doit rester oisif ou inutile, le corps se transforme alors en corps de l’exercice qui est un concept très important dans ce schéma. Foucault propose en effet ici une définition de l’exercice : " il s’agit d’une technique par laquelle on impose aux corps des tâches à la fois répétitives et différentes mais toujours graduées ". Il permet ainsi d’assurer dans la contrainte et la continuité une croissance, une observation et une qualification car la discipline a bien pour fonction de redresser, d’éduquer et donc de permettre la transformation des individus.
Foucault distingue trois instruments essentiels au service de cette fonction de dressage : le regard hiérarchique et la sanction normalisatrice et l’examen. Ainsi à travers la notion de sanction normalisatrice il faut comprendre que devient pénalisable tout ce qui ne relève pas de la norme, " le domaine indéfini du non conforme " ; la hiérarchisation quant à elle a un double rôle, elle marque les écarts, ordonne les qualités et les compétences mais permet aussi de dégrader et de faire reculer l’individu dans le système de reconnaissance implicite. Elle exerce ainsi une pression constante sur les individus les poussant à tous se conformer au même modèle. L’examen, lui, combine les techniques de la hiérarchie qui surveille et celle de la sanction qui normalise. Ainsi à travers lui le pouvoir disciplinaire s’exerce en se rendant invisible, et en revanche impose à ceux qu’il soumet un principe de visibilité obligatoire. C’est le fait d’être vu, observé ou de pouvoir être observé sans cesse qui maintient dans son assujettissement l’individu. L’examen devient la technique par laquelle le pouvoir au lieu d’émettre les signes de sa puissance capte ceux-ci dans un mécanisme d’objectivation.

Foucault, d’autre part expose le projet architectural original mis au point par Jérémie Bentham, qui met en place un système de surveillance, le Panopticon. Ce dispositif aménage ainsi des unités spatiales qui permettent de voir continuellement. Contrairement au principe du cachot ou l’on enferme, prive de lumière et cache, ici le détenu est vu, exposé et la visibilité devient alors le piège. Le panoptique induit en effet chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Ainsi pour Bentham le pouvoir doit être visible et invérifiable. Visible car sans cesse le détenu peut voir la silhouette de la tour centrale d’ou il est épié, et invérifiable car le détenu ne doit jamais savoir s’il est regardé.

3) Le parallèle avec Asiles de Goffman

Après avoir vu les différents moyens par lesquels se met en place ce nouveau système pénal, on peut faire un rapide détour par Erwing Goffman et son ouvrage Asiles qui parait en 1968 soit 7 ans avant Surveiller et punir, et qui étudie le comportements des malades dans les hôpitaux psychiatriques, c’est-à-dire dans des institutions dont le fonctionnement se révèle finalement très proche de celui de la prison telle qu’elle est envisagée par Foucault. On comprend alors bien comment cette nouvelle dimension du contrôle social à travers les corps notamment, dépasse largement le simple cadre du milieu carcéral. Ainsi, Goffman nous décrit le monde hospitalier comme un lieu coupé du reste de la société dont les modalités de vie sont explicitement réglées. De la même manière cette institution vise à couvrir et à contrôler l’ensemble des aspects de l’existence. Le traitement y est collectif et les reclus y sont constamment surveillés. Goffman distingue également ce qu’il appelle des techniques de mortification : l’isolement, le dépouillement de tout bien personnel, la dégradation de l’image de soi. De la même manière l’établissement psychiatrique est une sorte de Panopticon dans lequel il y a toujours une personne susceptible de voir ou d’entendre les reclus. Enfin on trouve en marge du règlement interne un système de récompense et de faveur accordés aux reclus en échange de leur soumission physique et mentale. Les menaces de punition régulent également la vie de ces derniers.
Goffman en arrivera finalement, à peu de choses près, à la même conclusion que Michel Foucault lorsqu’il se demande si le système hospitalier ne crée pas lui même ses propres malades mentaux ou du moins si au lieu de les soigner il ne contribue pas à alimenter leur pathologie.
De la même manière Foucault constate que la prison, qui possède, à l’origine, une fonction d’éducation et de redressement des individus, produit elle-même des délinquants et de l’illégalisme au sein de ses propres murs.

 

II Les ambiguïtés de la prison comme instance unique du système pénal.

 

1) l’imposition du modèle carcéral comme forme essentielle du châtiment :

La prison en l’espace d’un siècle s’est imposée comme la forme essentielle du châtiment, alors qu’elle n’était à l’origine qu’une forme de peine parmi d’autres, largement disqualifiée par son association trop fréquente avec l’arbitraire royal et les excès du pouvoir souverain. Avec le code pénal de 1810, le système de pénalité devient l’incarcération sous toutes ses formes, la punition dès lors, s’uniformise. En réalité, la prison n’est pas tout à fait regardée à l’époque comme une peine. Son rôle est d’être une prise de gage sur la personne et sur son corps, par la prison on s’assure de quelqu’un, on ne le punit pas.
On peut se demander quels sont les mécanismes qui ont fait que la prison a pu devenir en si peu de temps une des formes les plus générales des châtiments légaux. Une des explications réside dans l’apparition de grands modèles carcéraux en provenance de l’étranger dont un des exemples le plus typiques est le modèle de Philadelphie (1790). Foucault propose une analyse de ce grand modèle et en distingue les traits caractéristique : une vie quadrillée selon un emploi du temps strict, une surveillance ininterrompue, la mise en place d’un processus qui impose une transformation de l’homme tout entier, de son corps et de ses habitudes par le travail quotidien auquel il est contraint, ainsi que de son esprit par les soins spirituels dont il est l’objet. La prison devient une machine à transformer les esprits et une sorte d’observatoire permanent.
Quand aux instruments utilisés, il ne s’agit plus de jeux de représentation mais de formes de coercition, des schémas de contraintes appliqués et répétés.
On peut à ce stade distinguer deux types de prison ; d’une part ce que Foucault appelle " la cité punitive " qui correspondrait à un fonctionnement du pouvoir pénal réparti dans tout l’espace social, et d’autre part l’institution coercitive qui correspondrait à un fonctionnement compact du pouvoir de punir ; c’est finalement ce dernier modèle qui va s’imposer.
Ainsi peu à peu la prison va devenir un appareil disciplinaire exhaustif, elle devient omnidisciplinaire puisqu’elle doit prendre en charge tous les aspects de l’homme et qu’elle impose une contrainte d’éducation totale et continue.

Elle prescrit alors, un peu comme nous l’avons vu avec Goffman, un recodage de l’existence autour de quelques principes : l’isolement, le travail des détenus, la finalisation du temps. En fait pour opérer la transformation sur les individus elle a recours à 3 grands schémas :
- le schéma politico-moral de l’isolement individuel et de la hiérarchie.
- Le modèle économique de la force appliquée à un travail obligatoire.
- Le modèle technico-médical de la guérison et de la normalisation.
Ces trois schémas peuvent s’incarner dans les trois objets que sont la cellule, l’atelier et l’hôpital.

2) La prison produit son objet : le délinquant

En réalité là où a disparu le corps marqué du supplicié est apparu le corps du prisonnier, doublé de l’individualité du délinquant que l’appareil même du châtiment a fabriqué.
La prison produit effectivement de la délinquance en liant les détenus les uns aux autres. La délinquance est donc en quelque sorte la vengeance de la prison contre la justice.

Ainsi dès le début du 19ème siècle la prison se voit soumise à une critique qui l’accompagne encore aujourd’hui. Elle ne fait pas baisser le taux de criminalité mais au contraire, c’est elle qui engendre la récidive. Elle contraint effectivement à une vie artificielle et, tout en voulant être un lieu d’apprentissage du respect de la loi, elle devient le refuge de l’illégalité et de l’abus de pouvoir ; elle constitue ainsi un environnement favorable à la propagation des attitudes criminogènes.
La prison produit donc son objet, le criminel. Ce qui semble évidemment étrange, c’est que pour faire face à la récidive on re-propose la prison comme réponse aux critiques et comme remède pour son manque d’efficacité. La prison, son échec et sa réforme n’apparaissent alors plus comme trois étapes successives et distinctes mais elles naissent et vivent ensemble.
Par conséquent, peut-être peut-on en déduire que la rééducation n’est pas le but réel mais seulement la fonction apparente. En réalité le châtiment ne sert pas uniquement à réprimer mais à gérer l’illégalité. La prison devient une charnière entre deux mécanismes : celui de la production de la délinquance et celui de la dissociation des illégalités. La délinquance en tant que forme particulière remplace alors l’illégalité répandue, elle est séparée et fermée mais pénétrable et contrôlable. Enfin, elle justifie la surveillance exercée sur toute la population, la présence de la police en son sein.
Pour en arriver à ces effets réels la prison est un endroit indispensable : elle déracine du contexte social, elle intègre dans un environnement de contamination criminelle, elle pratique des modèles de violence, d’hypocrisie et de ruse. Enfin, note Foucault, en faisant de la délinquance une profession elle a le mérite, du moins en ce qui concerne le 19ème siècle, de séparer la délinquance du prolétariat.

On peut donc résumer l’utilité paradoxale de cet échec de la prison qui passe par la formation d’une délinquance spécialisée en trois points :
- elle rend légitime et naturel le pouvoir de punir
- elle permet l’avènement de la " norme " en tant que " nouvelle forme informelle " de la loi
- enfin elle permet la persistance de la forme prison en tant que telle.

Dans ce contexte, peut-on croire que la " douceur punitive " de l’enfermement représente un progrès vis à vis des supplices ? Foucault répond clairement par la négative, elle est quelque chose de plus qu’un supplice atténué, même si ce seuil de l’intolérable change. Il s’inscrit ainsi directement dans la lignée des révoltes des détenus dans les années 70 et écrit dans Surveiller et punir : " au cours des dernières années, des révoltes des prisons se sont produites un peu partout dans le monde. Leurs objectifs, leurs mots d’ordre avaient à coup sûr quelque chose de paradoxal. C’étaient des révoltes contre toute une misère physique qui date de plus d’un siècle : contre le froid, contre l’étouffement et l’entassement, contre des murs vétustes, contre la faim, contre les coups. Mais c’étaient aussi des révoltes contre des prisons modèles, contre les tranquillisants, contre l’isolement, contre le service médical ou éducatif. Révoltes contradictoires, contre la déchéance mais contre le confort, contre les gardiens mais contre les psychiatres ? Il s’agissait bien d’une révolte des corps contre le corps même de la prison. "

Cette réflexion sur la prison et sur le pouvoir en général reste d’actualité aujourd’hui, on peut en effet faire allusion aux nombreux écrits qui sont parus dernièrement sur la nécessité d’une réforme du monde carcéral (V.Vasseur, Médecin-chef à la prison de la Santé) qui se fonde sur une demande d’amélioration du respect de l’individu, sur de meilleures conditions de réinsertion et une recherche d’utilité sociale réelle du monde carcéral.