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5 Les « bonnes raisons » d’étudier la question des relations familiales des personnes incarcérées

Mise en ligne : 30 novembre 2004

Texte de l'article :

Oublions immédiatement une mauvaise raison de s’intéresser au sujet des relations familiales des personnes incarcérées que serait la volonté de multiplier les terrains nouveaux et non significatifs. En revanche, la question semble pertinente car elle apporte un nouveau regard autant au niveau méthodologique qu’au regard de certaines notions sociologiques. Elle servira également à préciser l’analyse du système carcéral.

1. Le niveau méthodologique.

Au niveau méthodologique, l’exploration des relations familiales des personnes incarcérées pose deux types de problèmes : des relations de causalité à éclaircir - en particulier entre le délit et certains dysfonctionnements familiaux - et une superposition des niveaux d’analyse entre le système carcéral et l’individu.

Les relations de causalité paraissent particulièrement obscures et propres à créer des confusions entre des corrélations et de réels mécanismes de causalité. Les trois termes de la relation sont le délit, le dysfonctionnement familial et l’incarcération. On pourrait résumer les interrogations ainsi :

- est-ce le délit - par sa nature et la réprobation morale qu’il entraîne - qui aboutit à une rupture des relations familiales des personnes incarcérées ?

- est-ce le système carcéral - par les conditions de vie ou la stigmatisation - qui entraîne cette rupture ?

- est-ce un dysfonctionnement familial qui est à l’origine de la délinquance, puis de l’incarcération ?

Ces questions sont loin d’être superficielles. L’enquête de l’INSEE [1] a reconnu son incapacité à les résoudre. Elle a établi qu’un couple sur dix rompt pendant le premier mois d’incarcération. Mais elle n’a pas déterminé si ce sont les ruptures d’union qui poussent à des comportements délictueux ou l’inverse.

Plus généralement, poser la question des relations familiales des personnes incarcérées implique que l’élément « prison » puisse être conçu substantiellement, et par homothétie, des relations familiales normales également. Or, paradoxalement, beaucoup de couples rompent lorsque les conditions de détention deviennent plus simples (par exemple, en Centrale) ou même, après avoir tenu des années, lors de la libération du détenu(e). Ce qui rend toute analyse en termes « prison égale rupture » beaucoup trop simpliste. Une des difficultés majeures auxquelles sont confrontées les recherches est la définition d’un groupe de contrôle parmi des familles « normales », mais qui implique que les problèmes dus à l’incarcération du parent ne peuvent être explorés. Ainsi, la causalité entre les problèmes des enfants et l’incarcération d’un parent est difficile à dégager, comme le montrent Friedman et Esselstyn [2].

Par ailleurs, la question des relations familiales des personnes incarcérées nécessite un jeu entre deux niveaux d’analyse : le système carcéral et l’individu. Certainement, une analyse stratégique du point de vue de l’individu comme une compréhension du système se révèlent utiles à l’analyse.

2. Les apports généraux pour la sociologie.

D’une façon générale, la théorie sociologique peut s’enrichir des enjeux posés par l’analyse des relations familiales des personnes incarcérées. Effectivement, celle-ci concerne les concepts d’identité et de famille.

La question de l’identité est particulièrement importante car l’incarcération est une situation où les allégeances diverses sont poussées à une situation de paroxysme : allégeance à l’Administration dans la perspective d’une sortie anticipée, loyauté par rapport aux co-détenus, maintien de l’identité antérieure vis-à-vis des proches à l’extérieur.

On se demandera pourquoi l’initiative de la rupture revient souvent à la personne incarcérée et dans quelle mesure la fidélité des femmes à leurs compagnons incarcérés peut s’expliquer par leur choix d’être « femme de bandit » avant d’être « la femme de... ». Il s’agit plus généralement de la question du choix du partenaire. On entend souvent les épouses se justifier : « je ne l’ai pas choisi gangster, j’aime mon mari, pas le numéro d’écrou », « l’amour rend aveugle », « c’est pas parce que c’est un taulard que c’est pas un bon mari et un bon père ».

Quant à la question de la famille, sa confrontation à l’incarcération permet de revenir sur une des évolutions maintes fois annoncées, notamment par E. Durkheim.

« La solidarité domestique devient toute personnelle. Nous ne sommes attachés à notre famille que parce que nous sommes attachés à la personne de notre père, de notre mère, de notre femme, de nos enfants. Il en était tout autrement autrefois où les liens qui dérivaient des choses primaient au contraire, ceux qui venaient des personnes, où toute l’organisation familiale avait avant tout pour objet de maintenir dans la famille les biens domestiques, et où toutes les considérations personnelles paraissaient secondaires à côté de celles-là. » [3]

3. L’analyse sociologique de la prison.

L’analyse sociologique de la prison s’enrichirait de l’exploration de la question des relations familiales des personnes incarcérées à plusieurs titres. D’abord car elle permet de revenir sur la question de la culture carcérale et plus largement de la socialisation carcérale.

D’autre part, la sexualité, sujet jusqu’à récemment éludé, trouverait des ébauches de réflexions.

Enfin, en ce qui concerne la philosophie de la peine, une réflexion sur les relations familiales des personnes incarcérées permettrait de distinguer la fonction punitive et le projet de réinsertion dans la communauté.

Notes:

[1CASSAN (Francine), TOULEMON (Laurent), KENSEY (Annie), « L’Histoire familiale des hommes détenus », INSEE Première, op. cit

[2Friedman (S.), Esselstyn (T.C.), « The Adjustment of Children of Jail Inmates », op. cit

[3Durkheim (Emile), « La famille conjugale », Textes, Paris, éd. Minuit, 1975, T. 3, p. 43