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Lettre 130 Prison de Turi, 23 mai 1932

Mise en ligne : 17 avril 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 23 mai 1932.

Très chère maman,

J’ai reçu la lettre de Gracieuse du 13 mai. Charles m’a dit lundi dernier que tes conditions de santé se sont un peu améliorées. Tu dois avoir reçu de Charles ses impressions sur notre collègue : il m’avait promis de t’écrire tout de suite. Tu diras à Mea qu’elle recevra enfin les fameux pastels promis depuis plus d’un an. Charles les a pris avec lui et a promis de les expédier tout de suite. De la même manière, Thérésine elle-même recevra Guerre et Paix de Tolstoï que je lui avais promis. Charles a emporté le colis de livres que j’avais préparé et m’a promis de l’expédier après les avoir lus, je suppose. La difficulté pour l’expédition de ces colis consiste dans le fait qu’à la station de Turi ils ne reçoivent pas d’expéditions par chemin de fer pour la Sardaigne : il faut que quelqu’un porte les colis jusqu’à Bari. Voilà pourquoi je n’ai pas pu jusqu’à aujourd’hui tenir la promesse que j’avais faite à Mea en son temps.

J’ai lu la nouvelle, transmise par Gracieuse, de la mort de Jean-Pierre Sanna. Mais Titin, que fait-il et où habite-t-il ? je crois qu’à ce jour il doit être devenu complètement idiot : il était déjà sur le bon chemin lorsqu’il vivait à Turin. Alors il semblait atteint d’une grave maladie, une espèce d’épilepsie. C’est ainsi que chaque fois que je lui disais qu’il devrait retourner à Ghilarza, vu le manque de ressources où il se trouvait et aussi parce que je ne pouvais indéfiniment lui donner à manger, il se roulait par terre, l’écume à la bouche, en proie à des convulsions. Le doute me vint parfois qu’il simulait pour exciter ma compassion - mais à ce doute s’opposait le fait que pour simuler il faut une certaine dose d’intelligence et de force de volonté et il ne me semblait pas que Titin possédât de l’une et de l’autre. Peut-être s’est-il repris et s’est-il mis au travail : il était fort bon de nature et pour moi, en ce temps-là, il se serait fait couper en morceaux : il me servait de garde du corps, il me réveillait très ponctuellement et il croyait faire ainsi de grandes choses. A cause de tout son zèle, j’avais toujours l’impression qu’on lui aurait cassé la tête d’un moment à l’autre.

Très chère maman, fais en sorte qu’on m’écrive un peu plus souvent.

Je t’embrasse tendrement avec toute la famille.

ANTOINE