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Ile déserte

Mise en ligne : 5 octobre 2004

Dernière modification : 31 octobre 2004

L’auteur se livre à une réflexion comparant Robinson sur son île au prisonnier entre ses quatres murs ...

Texte de l'article :

ÎLE DÉSERTE

Notre société n’a comme seul moyen de se faire respecter que l’enfermement. Bien des sociologues et des psychologues se sont aperçus que cette méthode entraînait des réactions souvent contraires à l’attente que celle-ci pouvait en espérer.
- Malgré tout, toute personne ayant eu à subir cette vie, change ; encore faut-il savoir reconnaître les changements qui s’opèrent. Ils peuvent être perçus dans le déroulement de cette période, par le comportement de l’individu, plus encore par sa capacité à maîtriser cette période.
- Conscient de ce ressenti et l’ayant maintes fois perçu, je réfléchissais à une sorte de méthode générale et peut-être commune, une sorte de base,lorsque j’ai été amené à lire cette phrase dans le livre de Defoé : « Hors la société, il ne me manquait rien pour être parfaitement heureux. » Étant stoïcien de nature et de plus, féru de mer, de voyages, de bateaux, je me suis pris à imaginer cet endroit comme une île déserte. Et ainsi comparer les cinq clés de la pensée que donne Defoé à son personnage de fiction.

Cinq clés :
1. Se suffire à soi-même
2. Posséder le temps
3. Préférer “l’entre-soi”
4. Faire de l’ailleurs un monde à soi
5. Se dédoubler ou plutôt dans ce cas, “alterner”.

1. Se suffire à soi-même.
- Bricoleur, agriculteur, éleveur, ce héros sur son île déserte a donné l’image de l’autarcie réussie. Utopie qui a fasciné, de Rousseau à Jules Verne.
- Michel Tournier (écrivain), disait de ce héros : « Il a un côté club méditerranéen ». Or, bien souvent, sous une forme négative, on use de cette expression pour définir cette vie, entre des murs. En effet, il y a une apparente ressemblance, sauf que les G.O. ont des fonctions différentes.
- Le “suffire à soi-même” implique une auto-surveillance, une vigilance à soi. C’est bien sûr ce qu’expliquait Michel Foucault dans son livre “Surveiller et punir”. Auto - surveillance provoquée par un conditionnement ; surveiller et savoir que l’on est surveillé ; donc se surveiller. Surveillance collective dans tous les systèmes d’une société. C’est ainsi que l’on crée l’illusion d’une liberté communautaire. Prise en compte illusoire de soi, puisque liée, à l’extrême, au panoptique de Bétham.
- Sur son île, le héros est obligé de se surveiller, contrôler sa vie, son rythme de vie ; afin de ne pas se laisser aller, de ne pas sombrer dans le désespoir, de continuer à entretenir l’espoir ; l’espoir, donc la vie. Mais pour conserver la vie, l’espoir, il faut pouvoir attendre, pouvoir être là au moment où il y aura délivrance : pour le héros sur son île, le retour dans la société, pour ici, la liberté. L’homme d’ici doit également suivre ces mêmes traces, se surveiller, en fait, plus précisément, s’auto-discipliner.
- Il faut, dans ce genre de vie, s’adapter à la situation, se recréer une structure, prendre de nouveaux repères ; mais surtout, au même titre que le héros sur son île, ne pas oublier que la vie ce n’est pas cela. On sait que, mu par une sorte de mimétisme, l’homme recrée systématiquement un monde qui lui est familier ; il conserve, voire il rétablit des normes, des règles qui lui sont nécessaires et même indispensables.
- C’est au regard de l’adaptation de ce héros sur son île, que l’on a pu analyser les capacités de l’homme quant à son adaptation à un environnement donné, voire même hostile. L’homme d’ici doit lui aussi s’adapter et, consciemment ou inconsciemment, il recrée des conditions de vie qui le rapprochent ou le maintiennent au plus près de ce qu’il connaît. Seul moyen qui lui permette de rester en accord apparent avec cette société qui, comme le héros sur son île, ne lui fournit plus de données, sur laquelle il n’a plus de renseignements. C’est la coupure.
- L’homme n’évolue que dans une structure donnée, celle qu’il perçoit à sa naissance et dans laquelle il vit. L’isolement contraint le plonge dans une remise en question existentielle. Les questions basiques reviennent à la charge : où suis-je ? Pourquoi suis-je sur cette Terre ? Et, plus dramatique si l’auto-surveillance n’est pas en place, que vais-je devenir ? Seule question qui ne lui viendra plus à l’esprit, c’est : “quelle est ma fonction dans ce système ?” C’est également ce qui différencie le héros sur son île, je veux dire par là qu’il est la partie obscure de la société. Alors que notre héros se place dans la partie oubliée, ce qui le contraint à réinventer sa vie, l’individu, dans la partie obscure, ne fait que réadapter sa vie. Malgré tout, chacun, dans sa partie, prend conscience de son isolement et du travail qu’il doit accomplir pour continuer à vivre, et intellectuellement à exister au travers de nouvelles normes, normes qu’il doit, qu’il se doit de réinventer, de recréer, voire de réadapter dans ce milieu qui le reçoit. Sous peine de se perdre et, pour la société, d’être perdu.
- Au même titre que le héros dans son île ; sauf que le héros doit tenir compte uniquement de son environnement et de ses capacités ; il ne peut, en fait, compter sur personne et très peu sur son environnement. Il doit vivre l’illusion d’une vie, l’illusion de sa vie ; tout en gardant à l’esprit que ce qu’il vit n’est qu’une illusion de vie. À ce moment, à l’image du héros, s’engage une course contre le temps. Le temps pour le héros d’être retrouvé ; le temps pour l’homme ici de recouvrer la liberté.

2. Posséder le temps.
- Notre héros, dans son île déserte, doit effectivement tenir compte de ce nouvel environnement, doit mettre en œuvre toutes ses capacités ; mais il se doit surtout de maîtriser, voire de posséder le temps qui lui est donné, qui lui est imposé au travers de son naufrage. Naufrage, ce n’est pas non plus un terme que l’on peut utiliser pour ces êtres qui ont basculé dans le côté obscur.
- En effet, ce temps vécu hors des rythmes de la vie collective entraîne un double sentiment de rejet : celui de l’espace (le dehors, la société) et celui du temps. Ce sentiment d’isolement est perceptible dans les deux cas, que cela soit dans une île déserte ou dans un site fermé. On perçoit ce sentiment de façon plus large dans nos sociétés, les murs peuvent revêtir plusieurs formes et être composés de plusieurs matériaux : les murs en dur, murs de prison, murs de séparation, également entre deux pays : la mer peut être un mur. N’y a-t-il pas quelque part une recherche d’isolement ? En élargissant la réflexion sur la recherche d’isolement, on peut y inclure le désir de résidence secondaire. Peut-être une autre façon de fuir ?
- Mais pour celui qui est placé en marge, par décision ou après un naufrage, le temps devient un matériel qui doit être pris en compte et surtout qui doit être maîtrisé sous peine de devenir une arme redoutable contre la raison. Cet homme se trouve placé devant une double ambiguïté : placé hors du temps (social), il se trouve pourvu d’un temps vide, désert. Le temps doit donc être structuré, l’individu doit occuper ce temps, afin que celui-ci ne soit pas un temps subi mais un temps vécu, même illusoirement et surtout conscient qu’il est illusoire. C’est la construction de la maison par le héros sur son île, c’est la structuration de sa vie. Le temps n’a pas à être subi ; l’individu se doit de devenir un élément du temps vécu, il doit être le temps. Dans ce temps, une composante doit faire l’objet d’une réflexion spécifique, la relation.

3. Il faut préférer “l’entre-soi”.
- Le repli sur soi est la stratégie première. Loin de devenir un monologue, l’entre-soi doit être un échange ; ce fut le credo de notre héros sur son île, même après l’arrivée de Vendredi, où la relation n’a pas si changé que cela. L’entre-soi, pour le héros ou pour l’homme d’ici devient une obligation de situation, il est pour l’un et pour l’autre une introspection et provoque ainsi une remise en question. Malgré tout, un effet secondaire, et non des moindres, se fait jour : c’est la désimplification vis-à-vis de la société, de la vie publique et politique. Sentiment réactif à l’oubli rendu par l’attente pour le héros, attente d’être secouru et, pour l’homme d’ici, l’attente de la fin, de sa sortie.
- Certains peuvent se dire qu’il n’y a pas de comparaison possible entre la solitude de notre héros et la vie de celui qui est enfermé entre des murs, car il y a souvent du monde entre ces murs. Mais l’arrivée de Vendredi a-t-elle vraiment changé la vie de notre héros sur son île ? Non, car, en fait, Vendredi a été nié, nié comme individu, nié dans son altérité, ni par le héros qui l’a affublé d’un nom déshumanisant ; il est ainsi entré dans la sphère prouvée de l’ “entre-soi”. Ainsi Vendredi ne renvoie-t-il pas d’image. L’homme du côté obscur ne reçoit de lui qu’une image négative, à partir de laquelle il lui est impossible de construire un futur ; il est donc obligé de se construire une image qui le valorise, qui le rende, face à lui-même, acceptable. Plus le temps est long, plus l’image va se dégrader s’il n’y prend garde. Alors que le héros se réinvente, celui-là s’auto-détruit car son environnement limite l’espérance, minimise son travail, sa créativité. Tout acte, sur l’île, devient un acte positif, constructif ; même s’il échoue dans son entreprise, l’acte en lui-même, par l’esprit d’entreprise, transcende le négatif en positif. Il n’en va pas de même pour celui qui se trouve du côté obscur, c’est là une autre différence. Même seul, le héros entreprend, gère sa vie, se gère ; c’est une autre différence. La vie ici est poussée vers une sorte d’infantilisme qui ne suggère aucun esprit d’entreprise, aucune gestion personnelle, et plonge l’individu graduellement vers le sentiment de végéter, pliant, à force de temps, l’homme à accepter cet état comme étant un état normal. La lutte du héros avec soi-même le pousse à construire. La lutte d’ici mène inéluctablement à un abandon de soi, si l’on n’y prend garde ; d’où la nécessité de préférer “l’entre-soi” et de le cultiver comme étant une construction d’un monde, construction de soi dans un monde donné. Il impose dans sa démarche la négation de l’autre ; l’autre, composante de cette vie au même titre que Vendredi.

4. Faire de l’ailleurs un monde à soi.
- Le héros ne s’adapte pas à sa terre d’exil ; tout comme l’homme d’ici ne doit pas s’adapter sous peine de devenir inadaptable lors d’un éventuel retour. S’adapter, c’est accepter les règles comme étant les règles de la vie, de cette vie qui n’est pas, et reste impartie dans un temps donné. Certains pensent que refuser les règles c’est refuser la sanction ; alors que c’est justement le moyen de survie de l’intellect.
- L’île ne tente pas d’investir cet homme, de le transformer, de le rendre conforme à une image unitaire. Ce qui donne à notre héros la possibilité d’inventer, de créer sa vie, de transformer sa nature en jardin conforme à ses valeurs. Depuis peu, certain psycho-sociologue pense qu’il est négatif de vouloir faire entrer tout le monde dans le même moule ; ce serait, en fait, nier la diversité de l’homme, c’est effacer la mosaïque humaine. Le héros vit comme s’il devait transmettre ses valeurs, son patrimoine à des héritiers. Ce qui ne peut être envisagé par l’homme d’ici ; à ce titre, le sentiment d’abandon rejoint celui perçu par le héros sur son île ; il est d’ailleurs double : abandon social par le biais de décision et suppression de perspective future, (hormis celle d’une éventuelle libération), qui le rejettera sur la plage d’une société qui l’aura nié et pour laquelle lui-même n’éprouvera plus de sentiments partisans, dans laquelle il lui faudra reconstruire des repères, des valeurs, en fait se reconstruire. Cet homme donc ne peut investir de futur. Alors que le héros projette sa pensée vers ce futur, l’homme d’ici ne peut que fonctionner dans le présent et sans perspective ; c’est pour cela sans doute que l’aspiration à l’identité est un sentiment fort, j’en veux pour preuve cette phrase de Victor Hugo, dans “les Misérables” : « Monsieur, à un forçat, c’est un verre d’eau à un naufragé de la “Méduse”. L’ignominie a soif de considération. »
- Tout comme “l’entre-soi” est négation de l’autre, le désir de “chez-soi” est la négation de son environnement immédiat. ce qui implique comme l’un comme pour l’autre la construction d’un monde à soi. Mettre cet ailleurs en conformité avec ses valeurs.
- Le temps que nous avons vu plus haut est un élément important, car quelle que soit la force de caractère, il va, en finalité, forcer un choix. En effet, inéluctablement, et parce que la vie, quelle qu’elle soit, va prendre le dessus, l’homme d’ici comme le héros sera confronté au choix de l’isolement contre celui de la société. Ce qui nous amène au dernier paragraphe.

5. Se dédoubler.
- On s’étonne parfois qu’il puisse être difficile pour un homme du côté obscur de sortir de cet enfermement. Il est simple de partir en vacances, on sait que c’est pour un temps donné ; mais combien il nous est difficile de reprendre le collier ! Le héros hésite entre sa maison sur la plage et celle dans les terres, plus tard il hésitera entre son île et l’Angleterre. L’isolement a créé deux hommes. Il en sera de même pour l’homme d’ici : isolement, protection, monde à soi ; frontière entre le monde créé et donc virtuel et le monde réel, celui dans lequel nous vivions et qui le plus souvent nous a servi de référence. En fait, prise de conscience de l’importance des choses, des événements. Importance du but ou du chemin à parcourir. Attente, impatience et préparatifs du départ en vacances ou les vacances elles-mêmes ?
- Ubiquité on instabilité ? Rousseau, adepte radical du modèle cruséen, choisit l’isolement contre la société. Aujourd’hui, l’ubiquité est devenue un modèle de société, j’en veux pour preuve le nomadisme des week-ends, les familles recomposées.
- Différences : le héros s’est installé dans son île, il y a créé une vie, implanté un patrimoine ; cette vie créée est une vie réelle, le sentiment, nous l’avons vu, de transmettre. L’homme d’ici ne transmettra rien, cette expérience, même constructive ne peut servir de référence ; cette vie vécue est virtuelle. Si le héros tire de cette aventure une image valorisante, l’homme d’ici, même transformé positivement, ne pourra tirer qu’une image dévalorisante de son expérience.

- « Libération n’est pas délivrance. » (Victor Hugo)

“Délié” Août 2004 dans sa 6° année d’emprisonnement.