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Lettre 110 Prison de Turi, 15 février 1932

Mise en ligne : 6 avril 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 15 février 1932

Très chère Tania,

Je n’écrirai pas non plus cette semaine à Julie pour plusieurs raisons : parce que je me porte plutôt mal, parce que je ne réussis pas à concentrer comme je le voudrais le cours de mes pensées, parce que je ne réussis pas à trouver le comportement le plus convenable et le plus profitable par rapport à sa situation et à son état psychologique, Tout cela me paraît terriblement difficile et compliqué ; je cherche le bout de l’écheveau, mais je ne sais pas le trouver et je ne suis pas sûr de le trouver. Je veux causer un peu avec toi de ces choses, afin que tu essaies de m’aider. Il est vrai que je devrais t’écrire un volume entier pour recueillir tous les éléments nécessaires (extraits uniquement, il faut le dire, de mes impressions et de mes expériences qui ne peuvent être que partielles) ; mais nous ferons ce que nous pourrons. Mon impression centrale est celle-ci : le symptôme le plus grave des conditions d’équilibre psychique de Julie ne sont pas tant les faits, très vagues, auxquels elle se réfère et qui seraient les raisons de la cure psychanalytique, mais bien le fait qu’elle ait eu recours à la cure et qu’elle ait tant de confiance dans cette cure. Je n’ai certes pas des connaissances vastes et précises sur la psychanalyse, mais du peu que j’ai appris il me semble pouvoir conclure du moins sur quelques points qui peuvent être retenus comme acquis par la théorie psychanalytique, et ce, après l’avoir émondée de tous ses éléments fantasmagoriques et même cabalistiques. Le point le plus important me paraît celui-ci : la cure psychanalytique peut être utile seulement à cette partie d’éléments sociaux que la littérature romantique appelait des « humiliés » et des « blessés » et qui sont beaucoup plus nombreux et variés qu’il ne paraît habituellement. Je veux parler de ces personnes qui, prises dans les oppositions de notre monde de fer (pour ne parler que de notre monde actuel - il va de soi que chaque époque a eu une modernité en opposition avec son passé) n’arrivent pas avec leurs moyens propres à s’expliquer ces oppositions, et par conséquent à les dominer et à atteindre ainsi une sérénité et une tranquillité morale nouvelles, c’est-à-dire un équilibre entre les impulsions de la volonté et les buts à atteindre. La situation devient dramatique dans des moments historiques donnés et dans des milieux donnés, c’est-à-dire lorsque. le milieu est surchauffé jusqu’à une tension extrême, lorsque perdent leurs chaînes des forces collectives gigantesques qui agissent sur les individus jusqu’au dernier souffle pour obtenir le maximum de poussée volitive pour la création. Ces situations deviennent désastreuses pour des tempéraments trop sensibles et raffinés alors qu’elles sont nécessaires et indispensables pour les éléments sociaux arriérés, les paysans, par exemple, dont les nerfs solides peuvent se tendre et vibrer à un plus haut diapason sans s’abîmer... Moi je crois, par conséquent, qu’une personne cultivée (dans le sens allemand du mot), un élément actif de la société, comme l’est certainement Julie et non seulement pour des raisons officielles, non seulement parce qu’elle a dans son sac à main une carte qui la fait supposer socialement active, - doit être et est le seul et le meilleur médecin psychanalytique de soi-même. Qu’est-ce que ça signifie, par exemple, lorsqu’elle écrit qu’elle doit étudier, etc. Chacun doit toujours étudier et s’améliorer théoriquement et professionnellement et développer son activité productive. Pourquoi croire qu’il y ait là un simple problème d’ordre personnel, une marque de sa propre infériorité ? Chacun élabore et développe chaque jour. sa propre personnalité et son propre caractère, lutte avec des instincts, des impulsions, des tendances basses et antisociales, et se conforme à un niveau toujours élevé de vie collective. Il n’y a là rien d’exceptionnel, d’individuellement tragique. Chacun apprend de ses proches et de ses intimes, cède et acquiert, perd et gagne, oublie et accumule des notions, des signes, des habitudes. Julie écrit qu’aujourd’hui elle ne se défendrait plus contre ma possible influence intellectuelle et morale et que pour cela elle se sent plus unie. Moi je ne crois pas que même dans le passé elle se soit défendue dans la mesure et de la manière dramatique qu’elle se figure. Et, par ailleurs, peut-être ne me suis-je pas défendu moi-même de son influence, et ne me suis-je pas dans le même temps enrichi et modifié moi-même au contact de sa personnalité ? Moi je n’ai jamais fait de la théorie pour la théorie et jamais je ne me suis effrayé du changement survenu en moi-même - mais cela ne veut pas dire que ce changement ait été révélé à mon avantage.

Chère Tania, j’ai fini de divaguer. J’ai reçu il y a peu de temps ta lettre du 12 avec la copie de la lettre de Delio. Je répondrai lundi prochain. La lettre me plaît.

Je t’embrasse.

ANTOINE