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Lettre 098 Prison de Turi, 19 octobre 1931

Mise en ligne : 30 mars 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 19 octobre 1931

Très chère maman,

J’ai reçu ta lettre du 4 et j’ai été fort content de savoir que tu as repris des forces et que tu te rendras au moins pour une journée à la fête de Saint-Séraphin. Comme j’aimais lorsque j’étais enfant la vallée du Tirso sous Saint-Séraphin ! Je demeurais des heures et des heures sous un rocher à admirer cette espèce de lac que le fleuve formait juste sous l’église à cause du barrage construit plus bas dans la vallée ; je regardais les poules d’eau sortir des cannaies d’alentour et nager vers le milieu du lac, et les sauts des poissons qui chassaient les moustiques. Peut-être aujourd’hui tout est-il changé si on a commencé à construire le barrage projeté pour recueillir les eaux du Flumineddu [1]. Je me souviens aussi d’avoir vu un jour un gros serpent entrer dans l’eau et en sortir peu après avec une grosse anguille dans la bouche ; je tuai le serpent et je pris l’anguille que je dus ensuite jeter parce que je ne savais pas la porter : elle était devenue raide comme un bâton et elle m’empuantissait les mains.

Comment as-tu pu te mettre en tête que je suis malade et que je te le cache ? Certes, je ne pourrais danser sur une seule jambe, mais il m’arrive de m’émerveiller moi-même d’être si résistant. A présent, je n’ai plus de dents et c’est pourquoi je dois manger seulement certaines choses et non certaines autres. Cela m’ennuie surtout parce que, sous peu, on mettra en vente de la viande d’agneau et que je ne pourrai en manger alors que je l’aime tant.

Je ne me souviens pas de Marie Porcu, je dois cependant l’avoir connue si elle a vécu quatre-vingt-dix-sept ans. Parle-moi quelquefois de la famille de la mère Marguerite : que sont devenus Jeannot, Ignace, Nathalie et l’autre dont je ne me rappelle pas le nom aujourd’hui ? Les enfants de Jeannot doivent être déjà grandets. Et Ninette Cuba ? etc., etc. Tu devrais un jour passer en revue toutes mes vieilles connaissances. Te souviens-tu du fils aîné du boucher Tanielle ? Une fois, par hasard, je le rencontrai dans un café de Milan ; il avait été mis à la porte du journal de Farinacci [2] à Crémone (je ne sais vraiment pas ce qu’il pouvait bien faire dans un journal, car il avait le même air stupide et lourd qu’il avait du temps où il était enfant), il me parla humblement et me demanda de lui trouver un emploi dans le journal de mon Parti, Il me sembla bien mal en point, et même financièrement, et il me fit rire avec son inconsciente demande.

J’attends la lettre que Thérésine m’a promise. Baisers a tous, plus spécialement aux enfants, et à toi, chère maman, le plus tendrement possible.

ANTOINE

Notes:

[1Petit fleuve sarde

[2FARINACCI : fasciste notoire qui arriva à se distinguer parmi les siens par ses violences et ses outrances de langage