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Lettre 072 Prison de Turi, 9 février 1931

Mise en ligne : 6 mars 2005

Dernière modification : 10 avril 2005

Texte de l'article :

Maison d’arrêt de Turi, 9 février 1931

Ma chère Julie.

J’ai reçu ta lettre du 9 janvier qui commence comme ceci : « Quand je songe à écrire - chaque jour - je songe à ce qui me fait taire, je songe que ma faiblesse est nouvelle pour toi... » Et moi aussi je pense qu’il y a eu jusqu’ici une certaine équivoque entre nous deux sur cette faiblesse présente justement et sur ta force antérieure présumée - de cette équivoque je veux au moins prendre la plus grande part d’une responsabilité qui réellement me revient. Je t’ai écrit une fois (peut-être t’en rappelles-tu) que j’étais persuadé que tu avais toujours été plus forte que toi-même ne le pensais, mais que j’éprouvais presque de la répulsion à trop insister sur ce sujet parce que j’avais l’impression d’agir en négrier, étant donné que c’est à toi que sont échus les plus gros soucis de notre union. Je continue à penser la même chose, mais cela ne voulait pas dire alors et veut encore bien moins dire aujourd’hui que je me sois fait un modèle de « femme forte » conventionnel et abstrait : je savais que tu étais faible aussi et que tu étais même parfois très faible, que tu étais en somme une femme vivante, que tu étais Julca. Mais j’ai beaucoup pensé à tout cela, depuis que je suis en prison et plus encore depuis ces derniers temps. (Quand on ne peut pas ouvrir de perspectives vers l’avenir on rumine continuellement le passé, on l’analyse et on finit par mieux le voir dans tous ses rapports et on pense tout spécialement aux sottises commises, à ses propres faiblesses, à ce qu’il aurait été préférable de faire ou de ne pas faire, à ce qu’il aurait été juste de faire ou de ne pas faire.) C’est ainsi que je suis persuadé d’avoir commis au sujet de ta faiblesse et de ta force bien des sottises (j’en ai tout au moins l’impression) et le les ai commises par excès de tendresse pour toi, ce qui était une étourderie de ma part, et, en réalité, alors que le me croyais assez fort, je ne l’étais pas du tout, j’étais même indubitablement plus faible que toi. Ainsi est née cette équivoque qui a eu de très graves conséquences : tu ne m’as pas écrit, alors que tu aurais voulu le faire, pour ne pas m’enlever l’idée que tu croyais que je m’étais fait de ta force. Les exemples que je devrais donner pour illustrer ces affirmations m’apparaissent maintenant d’une telle naïveté eue moi-même j’ai du mal à me représenter les conditions dans lesquelles je me trouvais quand je pensais et j’agissais si naïvement ; c’est pourquoi je ne me sens pas en état d’écrire quoi eue ce soit à ce sujet. D’ailleurs, cela ne servirait pas à grand’chose. Il me semble qu’il est plus important maintenant d’établir entre nous des rapports normaux, d’obtenir que tu ne te sentes retenue par aucun frein inhibitoire lorsque tu m’écris, que tu n’aies à éprouver aucune répugnance lorsque tu m’écris, que tu n’hésites pas à paraître différente de celle que le crois que tu es. Je t’ai dit que je me suis persuadé que tu es beaucoup plus forte que tu ne le crois toi-même : ta dernière lettre me renforce dans mon sentiment. Malgré l’état de dépression, de grave déséquilibre psvcho-physique dans lequel tu te trouves, tu as pourtant conservé une grande force de volonté, un grand contrôle de toi-même. Cela veut dire que le déséquilibre psycho-physique est beaucoup moins grand qu’on ne pourrait le croire et qu’il se limite en réalité à une aggravation relative des conditions qui dans ta personnalité sont, je crois, permanentes : je les ai notées tout au moins comme permanentes dans la mesure où elles sont liées à un milieu social qui demande constamment une très forte tension de la volonté. En somme, j’ai l’impression qu’en ce moment tu es obsédée par le sentiment de ta responsabilité qui te fait considérer tes forces comme impropres aux tâches que tu veux accomplir, qui détourne ta volonté et t’épuise physiquement en t’obligeant à vivre dans lin cercle vicieux dans lequel de façon réelle (bien que partielle) tes forces se consument sans résultat parce que utilisées sans aucun ordre. Mais j’ai l’impression que malgré cela tu as conservé des forces suffisantes et une volonté suffisante pour surmonter toi-même cette difficulté où tu te trouves. Une intervention extérieure (extérieure rien qu’en un certain sens) te faciliterait la chose : si Tatiana, par exemple, venait vivre avec toi et si tu te persuadais de façon concrète que tes responsabilités sont en effet allégées. C’est pourquoi j’insiste auprès de Tatiana pour qu’elle se décide à partir, tout comme j’insiste auprès d’elle pour qu’elle prenne ses dispositions afin de pouvoir arriver près de toi dans des conditions de santé telles qu’elles lui permettent d’être immédiatement active. Je crois qu’autrement toute ta situation empirerait au lieu de s’améliorer. Mais j’insiste en t’affirmant que je suis persuadé que tu sous-estimes ta propre force réelle et que tu penses que tu n’es pas en état : de surmonter par toi-même la crise actuelle. Tu as surestimé ta force dans le passé et moi comme un sot, je t’ai laissé faire (je dis aujourd’hui : « comme un sot » parce qu’alors je ne croyais pas l’être) ; maintenant tu la déprécies, parce que tu ne sais pas faire correspondre de façon concrète ta volonté au but à atteindre, et que tu ne sais pas échelonner tes buts et cela parce que tu es quelque peu obsédée. Chérie, je me rends compte combien tout ce que je t’écris est impropre et froid. Je sens mon impuissance à faire quoi que ce soit de réel et d’efficace pour t’aider. Je me débats entre le sentiment d’une immense tendresse pour toi qui me parais être d’une faiblesse à consoler immédiatement avec une caresse physique et le sentiment qu’il est nécessaire que je fournisse un gros effort de volonté pour te persuader de loin. avec des mots froids et neutres, que cependant tu es forte, toi aussi, et que tu peux et que tu dois surmonter cette crise. Et puis le souvenir du passé m’obsède... D’ailleurs, tu as raison de dire que dans notre monde, le mien et le tien, toute faiblesse est douloureuse et chaque force est une aide. Je pense que notre plus grand malheur a été d’être demeurés trop peu ensemble et toujours dans des conditions générales anormales, détachés de la vie réelle et concrète de tous les jours. Nous devons maintenant, dans les conditions de force majeure où nous nous trouvons, remédier à ces manques du passé de façon à conserver à notre union toute sa solidité morale et sauver de la crise tout ce qu’il y a eu de beau dans notre passé et qui vit dans nos enfants. Tu ne crois pas ? je veux t’aider, dans les conditions qui sont les miennes, à surmonter ton actuelle dépression ; mais il faut que toi aussi tu m’aides un peu et que tu m’apprennes le meilleur moyen de t’aider efficacement en dirigeant toi-même ta volonté, en arrachant toutes les toiles d’araignée des fausses représentations du passé qui peuvent y faire obstacle, en m’aidant à connaître toujours mieux nos deux enfants et à participer à leur existence, à leur formation, à l’affirmation de leur personnalité, afin que ma « paternité » devienne plus concrète, soit toujours actuelle et devienne ainsi une paternité vivante au lieu d’être seulement un événement du passé toujours plus lointain. En m’aidant aussi également à mieux connaître la Julca d’aujourd’hui qui est Julca + Delio + Julien, somme dans laquelle le signe plus n’indique pas seulement un fait quantitatif, mais sur-tout une nouvelle personne qualitative. Chérie, je te serre bien fort dans mes bras et j’attends que tu m’écrives une longue lettre.

ANTOINE