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Lettre 045 Prison de Turi, 3 juin 1929

Mise en ligne : 10 février 2005

Dernière modification : 10 avril 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 3 juin 1929

Très chère Tania,

J’ai devant moi deux de tes lettres et cinq cartes postales (la dernière du. 23 mai) auxquelles je devrais répondre dans l’ordre d’arrivée et avec soin. Je ne le ferai pas. As-tu reçu la lettre de la maison et une autre pour Julie ? La première a dû t’arriver avec beaucoup de retard, ainsi que me l’écrit ta mère.

Le changement de saison avec la chaleur qui déjà se fait sentir m’a déprimé et je suis comme abruti. Je ressens une fatigue énorme et une certaine faiblesse générale bien que je continue à prendre des fortifiants ; mais je crois que cela ne durera pas longtemps. Ce n’est pas chose nouvelle et c’est pourquoi je ne m’en soucie pas trop. Mais cela m’ennuie parce que ça me fait perdre le goût de la lecture et que ça émousse la mémoire et la sensibilité.

Samedi, j’ai reçu ton colis qui m’a été remis exceptionnellement vite. Je te remercie. Mais je pensais que j’y trouverais la laine pour les bas, etc., j’en suis resté déçu et soucieux. Vraiment. Et je te recommande de ne pas te laisser conduire par la fantaisie et par une abstraite conception de l’ « utile », du « nécessaire », mais bien de t’en tenir aux conditions concrètes du détenu, je veux dire à ce que je t’ai réclamé. Dans tes deux cartes postales apparaît à ce propos la trame d’un roman avec des intentions, des repentirs, des dilemmes déchirants, des velléités, des désirs, etc. Est-ce qu’il ne serait pas meilleur d’être plus simple et plus résolu ? Qu’en penses-tu ? Il est vrai que ta façon de faire me divertit mais il n’y a pas là une justification (pour toi du moins). Ta façon de faire me divertit parce qu’elle me prouve que tu es la personne la moins pratique du monde malgré les prétentions que tu as toujours manifestées. Moi, au contraire, j’ai toujours été l’homme le plus pratique de ce monde ; c’est parce que je m’en moquais allègrement que je ne faisais pas tant et tant de choses ; alors j’apparaissais comme peu pratique parce que je l’étais trop et jusqu’à l’exagération. Et je n’étais pas compris ! C’était vraiment tragique !

A présent, je crois possible d’établir un bilan floréal complet et assez exact. Toutes les graines ont raté excepté une dont je ne sais ce que c’est et qui n’est probablement pas une fleur, mais une mauvaise herbe. La chicorée est tout en fleur et donnera beaucoup de graines pour les saisons prochaines. Le roseau a déjà sorti une feuille large comme la main et il s’en prépare une autre ; il semble qu’il vienne bien. Les dahlias en sont encore au stade de l’incubation et nous n’en avons aucune nouvelle ; on peut pourtant présumer qu’un jour ou l’autre ils se décideront à naître, moi j’en ignore la saison. La rose est sur le point de bourgeonner après avoir semblé réduite à des tiges désolées. Mais réussira-t-elle à vaincre les prochaines chaleurs estivales ? Elle me paraît trop pauvrette et mal conditionnée pour pouvoir en supporter tant. Il est vrai que la rose n’est, au fond, qu’une ronce sauvage et par conséquent très vivace. Nous verrons. J’aurais voulu t’envoyer une fleur de chicorée, mais j’ai pensé qu’elle est tout au plus bonne à faire le début d’une chanson. Dans la carte du 14 mai, je vois que tu voudrais une nouvelle liste des livres que je t’avais demandés lorsque tu étais là. Il me semble avoir tout reçu. S’il manque quelque chose, peu importe : si c’est important, je me souviendrai de ce qui me manque. Ne m’envoie aucune traduction qui ne soit de la Slavia , même si elle se présente sous une signature autorisée.

ANTOINE