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Lettre 024 Prison de Milan, le 26 décembre 1927

Mise en ligne : 22 janvier 2005

Dernière modification : 10 avril 2005

Texte de l'article :

Prison de Milan, le 26 décembre 1927

Très chère Tania,

Ainsi vient de passer le saint Noël dont j’imagine qu’il a dû être très pénible pour toi. En vérité, ce n’est que sous ce point de vue, le seul qui m’intéresse, que j’ai pensé à ce qu’il a d’extraordinaire. Ici, il n’y a eu de notable que la tension générale des esprits dans le milieu des détenus. Le phénomène avait commencé à se manifester depuis déjà une semaine. Chacun attendait quelque chose d’extraordinaire et l’attente déterminait toute une série de petites manifestations typiques qui, dans leur ensemble, donnait l’impression d’un élan de vitalité. Pour beaucoup, la chose exceptionnelle était une portion de pâtes et un quart de vin que l’administration sert trois fois l’an en lieu et place de la soupe habituelle. Et c’est là un événement fort important. Ne crois pas que je me moque de cela et que j’en rie. Peut-être en aurait-il été ainsi lorsque je n’avais pas encore l’expérience de la prison. Mais j’ai vu trop de scènes bouleversantes de dé-tenus qui mangeaient leur écuelle de soupe avec une religieuse componction et qui recueillaient avec de la mie de pain jusqu’à la dernière trace de graisse qui pouvait demeurer collée à la poterie ! Un détenu a pleuré parce que dans une caserné de carabiniers où nous transitions on distribua une double ration de pain à la place de la soupe réglementaire ; il était en prison depuis deux ans et la soupe chaude était pour lui son sang, sa vie. On comprend pourquoi, dans le Pater Noster, il a été mis l’accent sur le pain quotidien.

J’ai pensé à ta bonté et à ton abnégation, ma chère Tania. Et puis la journée est passée un peu comme toutes les autres. Peut-être avons-nous plaisanté un peu moins et lu un peu plus. Moi, j’ai lu un livre de Brunetière sur Balzac, une espèce de pensum pour enfants méchants. Mais je ne veux pas t’affliger avec une telle question. Je veux au contraire te raconter un épisode de Noël de mon enfance : cela te divertira et te donnera un trait caractéristique de la vie de chez moi. J’avais quatorze ans et j’étais en troisième au collège de Santu Lussurgiu [1], un bourg éloigné du mien d’environ dix-huit kilomètres et où je crois qu’il existe encore un collège municipal en vérité en fort mauvais état. Avec un autre gamin, pour arriver vingt-quatre heures plus tôt dans ma famille, nous nous mîmes en route à pied le 23 décembre après souper au lieu d’attendre la diligence du matin suivant. A force de marcher, nous avions fait la moitié du voyage sans incident et nous étions arrivés en un endroit complètement désert et solitaire ; à gauche, à une centaine de mètres de la route, s’allongeait une file de peupliers avec des taillis de lentisques. Et voilà qu’on nous lâchat un coup de fusil au-dessus de la tête ; la balle siffla à une dizaine de mètres au-dessus de nous. Nous crûmes à un accident et nous continuâmes tranquillement notre chemin. Un second et un troisième coup plus bas nous firent comprendre tout de suite que l’on nous prenait comme cible et alors nous nous jetâmes dans le fossé et y demeurâmes cachés un long moment. Lorsque nous voulûmes nous relever un autre coup partit et cela pendant deux heures environ avec une douzaine de coups qui nous suivirent, pendant que nous nous éloignions en rampant, toutes les fois que nous tentions de revenir sur la route. C’était certainement une troupe de bons vivants qui s’amusaient à nous épouvanter. Tu parles d’une plaisanterie, hein ? Nous arrivâmes chez nous tard dans la nuit, considérablement fatigués et couverts de boue. Nous ne contâmes notre aventure à personne pour ne pas effrayer nos familles. Pour notre part nous ne fûmes nullement émus puisque aux vacances du mardi gras nous refîmes notre voyage à pied et qui fut cette fois sans histoire. Et voilà ! j’ai couvert presque entièrement les quatre pages.

Je t’embrasse affectueusement.

ANTOINE

Cette histoire est une histoire vraie ; ce n’est en rien une histoire de brigands.

Notes:

[1Petite ville de la Sardaigne intérieure