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Lettre 018 Prison de Milan, le 8 août 1927

Mise en ligne : 17 janvier 2005

Dernière modification : 10 avril 2005

Texte de l'article :

Prison de Milan, le 8 août 1927

Très cher Berti,

J’ai reçu ta lettre du 15 juillet. Je t’assure que mon état de santé n’est pas plus mauvais que ces années passées ; je crois même qu’il s’est un tantinet amélioré. Par ailleurs je ne fais aucun travail : lire purement et simplement ne peut pas s’appeler travailler. Je lis beaucoup, mais de manière désordonnée. Je reçois quelques livres du dehors et je lis les livres de la bibliothèque de la prison, comme ça, comme ils m’arrivent semaine après semaine. Je possède une assez heureuse capacité qui consiste à trouver un côté intéressant même dans la plus basse production intellectuelle, comme les romans feuilletons, par exemple. Si j’en avais la possibilité j’amoncellerais des centaines et des milliers de fiches sur plusieurs questions de psychologie populaire diffuse. Par exemple : comment est né le mythe du « rouleau compresseur russe » de 1914. Dans ces romans tu trouves par centaines des détails sur la question, ce qui signifie qu’il existe tout un système de croyances et de craintes enracinées dans les grandes masses populaires et qu’en 1914 les gouvernants... (censuré) ... De même tu trouves des centaines de données sur la haine du peuple français contre l’Angleterre, haine liée à la tradition paysanne de la guerre de Cent ans, du supplice de Jeanne d’Arc et aussi aux guerres de l’Empire et à l’exil de Napoléon. Que les paysans français, sous la Restauration, aient cru que Napoléon descendait de la Pucelle, n’est-ce pas extrêmement intéressant ? Comme tu le vois, je gratte même sur les tas de fumier.

Il est vrai que quelques livres intéressants m’arrivent de temps en temps. Je suis en train de lire à présent l’Église et la Bourgeoisie, premier tome (300 pages in-8°) des Origines de l’esprit bourgeois en France d’un certain Groethuysen. L’auteur, que je ne connais pas, mais qui doit être un disciple de l’école sociologique de Paulhan, a eu la patience d’analyser minutieusement le recueil de serinons et de livres de dévotion parus avant 1789 pour reconstituer les points de vue, les croyances, les comportements de la nouvelle classe dirigeante en formation. J’ai au contraire éprouvé une grande désillusion intellectuelle à la lecture du livre, célébré avec tant de bruit, d’Henri Massis, Défense de l’Occident : je crois que Philippe Crispolti ou Egilberto Martire auraient écrit un livre moins lourd s’ils en avaient eu l’idée

... Je te remercie d’avoir essayé de me faire parvenir les feuillets manquants de mon exemplaire du livre de Rosselli  [1]. As-tu ce livre ? je ne connais pas Rosselli, mais je voudrais lui dire que je ne comprends pas dans un livre d’histoire l’acrimonie qu’il met dans le sien. Cela comme remarque d’ordre général. Voici des observations de détail. L’allure de son livre me paraît dramatique jusqu’à l’histrionisme (naturellement le critique du Giornale d’Italia s’est emparé de cela et l’a accommodé avec la plus grande lourdeur). Et puis Rosselli ne cite en rien le fait que la fameuse réunion de Londres de 1864 pour l’indépendance de la Pologne était demandée par les sociétés napolitaines depuis quelques années et qu’elle fut provoquée justement par une très explicite lettre d’une société napolitaine. Cela me paraît capital. Chez Rosselli, il y a une étrange déformation intellectuelle. Les modérés du Risorgimento avaient envoyé une adresse d’hommage à François-Joseph après les événements de Milan de février 1853 et à peu de jours de la pendaison de Tito Speri  [2]. Mais à un moment donné, surtout après 1860 et plus encore après les événements de Paris de 1871, ils s’emparèrent de Mazzini et ils s’en firent un boulevard même contre Garibaldi (voir Tullio Martello  [3], par exemple, dans son Histoire). Cette tendance est restée jusqu’à nos jours et elle est représentée par Luzio  [4]. Pourquoi l’est-elle aussi par Rosselli ? Moi je pensais que la nouvelle génération d’historiens s’était débarrassée de ces diatribes et de l’acrimonie qui les accompagne et qu’aux Gesta Dei elle avait substitué la critique historique. Pour le reste le livre de Rosselli « comble une lacune » vraiment.

Je t’embrasse.

ANTOINE

Notes:

[1Nello ROSSELLI : Mazzini et Balkounine. - Historien anti-fasciste assassiné en 1937 en France avec son frère Charles. Ce double assassinat fut perpétré pour le compte de Mussolini

[2Tito SPERI : combattant et martyr du Risorgimento, prépara et dirigea l’insurrection de Brescia en 1849 ; arrêté plus tard par les Autrichiens il fut mis à mort

[3Tullio MARTELLO : auteur d’une peu recommandable histoire de la Première Internationale parue à la fin du siècle passé

[4LUZIO : historiographe très conformiste du Risorgimento fort dévoué à la tradition de la monarchie savoyarde