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Autour du film « Le sida… sauf votre respect » : l’histoire du film par Alain Moreau

Mise en ligne : 5 février 2004

Texte de l'article :

Autour du film « Le sida… sauf votre respect »

Alain Moreau : L’histoire du film… le ministère de la santé a dû avoir connaissance du film que j’avais fait sur le sida en milieu carcéral. C’est un film qui s’appelle La Vidéo Lettre de Cantin, ça fait partie d’un dispositif plus général, je ne vais pas m’étendre là-dessus, mais c’est aussi pour expliquer pourquoi il ne se balade pas au CRIPS… Un dispositif que j’ai fait il y a plusieurs années de vidéo correspondance, entre des réalisateurs extérieurs et des détenus de la Santé. J’avais invité des réalisateurs extérieurs - invités au sens large, c’est-à-dire par un article, une pub passée dans Libé - invitant les réalisateurs qui voulaient envoyer une vidéocassette, assez brève, c’était la règle du jeu, 7-8 minutes, sous le thème de s’adresser aux détenus. Et puis moi, à l’intérieur, j’avais animé un groupe de détenus qui répondraient. C’est comme ça que c’est parti, d’un programme qui fait une heure, où il y a 4 binômes, envoi réponse. Il s’est trouvé que parmi les 4 réalisateurs qui avaient envoyé, il se trouvait qu’il y avait un malade du sida, un sidéen. Autre coïncidence, je ne savais pas, j’avais un séropositif… Je ne savais pas s’il faut envoyer tout au CRIPS, alors que la cassette ne parle pas que du sida, ou bien sinon juste l’envoi-réponse du sidéen…

- C’était des Français ou des Arabes ?

Je ne sais plus. Il y avait un Maghrébin, même deux, à l’époque, sur cinq personnes. Donc voilà ça, c’était la Vidéo lettre de Cantin. C’était un plan unique, cadré comme ça, c’est pour ça que c’est assez fort. Dispositif que donc j’ai repris pour « Le sida… sauf votre respect » d’un point de vue formel. Il s’adresse directement à la caméra, mais en même temps il répond au spectateur, et je ne te raconte pas le propos, mais ils parlent pendant 13 minutes…

- Comment avais-tu accès à l’intérieur, à la Santé ?

Moi, depuis dix ans je travaille à la Santé. En dehors des films que je fais, par ailleurs.

- En qualité de quoi ? Travailleur social ?

Non, je suis professionnellement un réalisateur, à l’extérieur j’enseigne aussi la vidéo dans une école d’art, et puis petit à petit j’ai animé le tout premier atelier vidéo en milieu carcéral, il y a maintenant 12 ans…

- Pourquoi avait-on fait appel à toi ?

Non, c’est moi qui étais volontaire. Ça m’intéressait de travailler là, de faire un travail d’animateur et de réalisateur à la fois. À l’époque, il y avait tout à faire. Ca m’intéressait, en tant que quelqu’un qui travaille dans la communication, de travailler avec des gens qui n’étaient pas en communication avec l’extérieur. On a travaillé sur le sens des images. Au tout début, il n’y avait pas de télévision. Ensuite c’est devenu le contraire : la saturation des images, alors ça m’intéressait d’autant plus parce qu’il fallait inventer d’autres formes… Tu vois ce que je veux dire par forme, au sens audiovisuel du terme ? Et puis surtout c’est le fait de travailler avec. Dans mon métier à moi on fait un film sur ceci ou cela, on est toujours extérieur à la chose. Tandis que là c’était travailler avec. C’est déjà un avant-goût de ce que je vais te raconter sur la fabrication de mon dernier film. C’est travailler avec les gens, et non pas sur les gens. Tout ça pour dire que c’est pour ça, je crois, que le ministère de la santé m’a repéré, et ils m’ont dit : on aimerait faire une cassette à utiliser lors des réunions associatives, touchant les communautés étrangères vivant en France, les Antillais, les Africains… C’était à la fin de l’AFLS et le début de la DGS…

- C’était Catherine Chardin ?

Je n’étais en rapport qu’avec Catherine Chardin. À propos de la commande, parce qu’il faut qu’on aborde ça, alors effectivement c’est spécial. D’habitude lorsqu’on passe une commande à quelqu’un, on donne un cahier des charges très précis, mais là ils m’ont dit : On vous fait confiance pour inventer quelque chose.

- Et tu n’avais aucune expérience particulière par rapport aux communautés immigrées ?

Non, absolument aucune, sinon les immigrés que je fréquente à la Santé, étant donné qu’il y a 60 % d’étrangers…

- Je crois que c’est plutôt 75 %

Ça dépend si on se base sur la statistique nationale ou celle de la Santé. Disons 70 %. Et donc à l’époque, comment ça s’est fait, le début de l’histoire ? C’était une commande à moi, c’est-à-dire que j’aurais pu la faire à l’extérieur, j’aurais pu ne pas le faire à la Santé. D’ailleurs j’avais pris des contacts, j’avais enquêté aux Francsmoisins, à Saint-Denis. J’avais été en contact avec ce type fantastique qui est médecin du quartier… Un type qui envisage son boulot un peu comme s’il était au fin fond du tiers-monde… Ça n’a pas pu se faire. C’est venu tout de même assez vite, la conclusion qu’il fallait faire le film à la Santé… Assez vite, je me suis dit qu’il était évident qu’il fallait que je fasse ce film à la Santé, parce qu’il y avait des Maghrébins qui étaient là en grand nombre, qui n’ont qu’une seule envie, c’est de faire quelque chose. [rires stupéfaits de Reda] Ouais, ouais, il ne faut pas raisonner comme ça, il faut dire qu’ils ont envie de participer, comme tous les films que je fais là-bas. Je ne travaille pas tout seul, je fais venir des réalisateurs, et à chaque fois je les oblige à travailler de cette façon-là, c’est-à-dire qu’ils ne font pas un film sur la détention, mais je les mets en contact avec un groupe de 4-5 détenus, et ensemble ils fabriquent, ils conçoivent, ils réalisent ensemble, c’est une conception accompagnée. Ce n’est pas le réalisateur qui arrive et dit : je veux faire ceci, je veux faire cela. On travaille. J’ai réuni 4 Maghrébins, il n’en fallait pas plus, car il fallait quand même travailler, lire des bouquins ensemble, d’abord.

- Qu’avez-vous lu, par exemple ?

J’ai lu les quelques rapports qui existaient à l’époque, il y en avait assez peu. Je me souviens d’un rapport de recherche de Yasmina Mabrouk. C’est assez loin dans ma tête, ça remonte à deux ans. J’avais eu contact avec une femme charmante. Un rapport de recherche, plus ou moins confidentiel. J’avais lu le bouquin de Radhia Moumen-Markoun sur migrants et perception du sida, et des bouquins sur les migrations en général. Ce qui est intéressant, c’est le groupe avec lequel j’ai travaillé, ce sont des gens que j’ai choisis personnellement. Il y avait un tunisien, un marocain, et un algérien, dans une moyenne d’âge entre 22 et 35 ans.

- Comment ont-ils été sélectionnés ?

Comme je le fais d’habitude : une affiche dans les couloirs, ou bien on fait passer une annonce sur le réseau de télévision interne, en disant : voilà, il y a un groupe de réflexion qui se met en place, de réflexion sur la perception du sida en milieu maghrébin. Les gens s’inscrivent, il n’y avait pas un nombre astronomique de gens, parce que bon là-bas ils ont plutôt envie de faire des choses un peu plus rigolotes que ça. Je ne m’en souviens plus bien, il y a bien du y avoir 7 ou 8 postulants. Et ensuite c’est comme toujours, j’avais mes critères (nationaux, par exemple), un immigré de première génération, un autre qui a toujours habité en France, tu vois ? Un groupe pas homogène, un peu arbitraire…

- Sur quoi étaient fondés tes critères ? Pourquoi faire de la nationalité un critère, par exemple ?

À l’époque, au tout début où je commençais à travailler là-dessus, je m’imaginais que la perception était différente selon les 3 pays du Maghreb. C’est faux.

- Les autres critères ?

Dans une sélection comme ça, tu sens tout à fait la motivation des gens. Forcément, il y a ceux qui se pointent parce qu’ils veulent passer un après-midi hors de cellule, et puis d’autres, tu sens que le sujet, etc.

- Donc, c’était une espèce de casting ?

Pourquoi ces mots méprisants ? Tous les groupes culturels qui travaillent à l’intérieur font la même chose. Quand il faut monter une troupe de théâtre ou un atelier d’arts plastiques, c’est pareil, etc. Je ne vois pas ce que ça a d’extraordinaire, tu t’inscris pour un truc. Tu ne peux pas en prendre trente. Si on n’avait eu que deux qui postulaient, j’aurai été embêté. Il se trouvait qu’il y en avait 6-7 qui postulaient, j’en ai pris quatre. Casting ? Casting, pas trop.

- Comment s’est passée la première réunion avec les quatre sélectionnés ?

La première réunion, je ne m’en souviens plus. Mais j’ai eu un entretien individuel d’une heure avec chacun des quatre. Déjà ils sont avertis. On a commencé, les deux premiers mois, on a visionné toute sorte de choses qui avaient déjà été faites aussi bien dans les circuits culturels que dans les campagnes médiatiques. J’avais été les chercher à AIDES, leur vidéothèque. Ils ont tout ce qui a été fait. On a vu plein plein de trucs. J’avais aussi été chercher des trucs à l’ambassade de Tunisie, aussi des choses faites en Afrique Musulmane. Moi ce que j’aime bien c’est travailler sur la représentation. Moi c’est mon boulot de cinéaste.

- Pour toi, que signifie « représentation » ?

La façon dont c’est fait, la façon dont mes collègues s’y prennent pour traiter des sujets divers, c’est ça la représentation. La pub, les machins socioculturels…

- La représentation, c’est aussi « qui parle pour qui ? »

M’ouais… ça, c’est les trucs habituels de messages. Mais un cinéaste de fiction, il fait son truc, il ne se pose pas ce problème-là. On a travaillé sur la façon de faire, et d’emblée il y a des choses qui sont apparues tout de suite.

- Ce qui m’étonne, c’est que toi, un réalisateur qui admets ton ignorance par rapport à l’immigration, tu as commencé par montrer « ce qui a été fait », plutôt que de te mettre à l’écoute des immigrés avec qui tu travaillais…

Non, c’est eux qui apportaient la connaissance, la connaissance de leur milieu social, de leur histoire de famille, la façon dont leurs proches ont été touchés… pas touchés. Il y en avait un qui était séropositif dans le groupe. Non, c’est une articulation du travail, moi je suis metteur en forme des connaissances des autres. Ce qu’il y a, c’est qu’en détention il n’y avait pas de bouquins sur la question, il fallait bien que j’apporte des bouquins… On a commencé à travailler, et là est apparue l’idée première qui en fait est restée jusqu’au bout, à savoir qu’ils m’ont raconté que dans leurs familles, le père ou la mère zappe quand il y a des campagnes de prévention (inaudible) dans le contenu des images, hein, comme ça. C’est là où ils m’ont raconté plein de trucs, sur le silence des familles, etc. Peu à peu, les choses ont commencé à se construire dans ma tête et dans la leur, et c’est là qu’on a décidé que, puisqu’il y avait silence des familles, on allait faire un film sur le silence. On allait montrer pourquoi les gens n’en parlent pas. Ça a commencé comme ça. D’un côté, il y avait Radhia Moumen Markoun, que j’ai contacté assez vite, parce qu’elle avait fait ce bouquin sur les migrants et le sida, qui est venue à la Santé au moins 2 ou 3 après-midi. Moi, j’assistais à leurs conversations, je prenais des notes et tout. Elle parlait du langage même, de la façon dont les mots en arabe traduisent ou ne traduisent pas… Pour eux c’était très bien ?

- Qu’est-ce que tu notais, par exemple ?

Ça fait partie du travail. Après un spot publicitaire, par exemple, lorsque les questions fusaient, on accumulait des données, la semaine suivante, on reprenait. C’est ce que j’appelle le travail avec, pour comprendre ce qui est le plus important…

- Pour revenir sur ce que tu disais sur les critères de sélection nationale, d’où venait cette présomption que la perception du sida dépendrait de l’origine nationale ?

Non, c’était une idée fausse…

- Mais d’où venait-elle ?

Je crois que ça venait, tout à l’origine, de mes conversations avec Chardin, qui elle m’a induit dans cette idée-là, en me disant : on ne peut pas faire une cassette pour ceci, pour cela, il faut faire une cassette globale, mais à vous de voir etc. Moi je crois que ça. C’était une idée flottante, tu sais quand il y a des idées…

- Pourquoi avoir fait appel à Radhia ?

Parce qu’elle était la seule à avoir publié un bouquin édité, qui n’était pas un rapport de recherche, sorti à l’Harmattan. Dans son livre, elle accorde beaucoup d’importance aux représentations, au sens philosophique du terme.

- À quel moment es-tu devenu conscient du fait que ton rapport avec les participants du projet étaient, eux, des détenus d’une part, Arabes, et toi, Français, à l’extérieur, dans une situation relative de pouvoir en tant que réalisateur ?

Dès le début. Je ne sais pas, il y a un climat de… Ils savent bien ce que je fais à la Santé par ailleurs, depuis longtemps, tout le machin de télévision interne, ils savent bien que je ne suis pas dans la fascination des détenus pour les détenus, comme souvent… Ils savent bien le genre de travail que je fais, et que je fais faire. Ils connaissaient la fameuse vidéo lettre de Cantin, ils savaient dans quelle esthétique j’étais. À propos de l’extériorité, je crois qu’elle était bénéfique, elle était positive, ils étaient constamment en train de me dire : « Alain, il faut que tu comprennes ». Ils parlaient tous en même temps. Ça les extériorisaient. Alors que je ne sais pas, on ne peut pas savoir comment ça se serait passé avec un cinéaste d’origine maghrébine ou je ne sais pas quoi, ils auraient été plus… enfin je ne sais pas, on ne sait pas. En tout cas il y avait toujours le « il faut que je t’explique, il faut que je t’explique. » En tout cas c’était très vivant. Quand Radhia était là « il faut qu’on t’explique, Alain ». On en est là, dans la fabrication du film. Ma première idée, c’était de travailler avec Radhia, parce que je pensais que Radhia avait un terrain, comme disent les anthropologues, un terrain de travail, quoi. Alors que son bouquin elle l’a fait sur un foyer de Noirs, un foyer… elle n’avait pas vraiment de terrain. Je me suis dit, il faut que je trouve quelqu’un qui a un terrain, pour aller filmer ce terrain-là. Parce que, moi, à cette époque-là, il n’était même pas question d’interviewer le groupe à la Santé ou allait parler…

- Pourquoi pas ?

On n’en parlait pas, à l’époque. Au début c’était un groupe de conception. On concevait…

- Mais tu étais pourtant payé par Catherine Chardin pour faire un film…

Oui, mais le groupe avait été réuni pour la conception. C’est ce que j’appelle un film fait avec. C’est ce que j’ait fait depuis le début.

- Il y a des associations maghrébines qui font de la lutte contre le sida une priorité, alors pourquoi passer par un groupe de détenus, surtout si le film n’avait pas comme objectif de parler de la prison en milieu carcéral…

C’est des poncifs, quand tu dis ça…

- Plutôt que de faire un travail de collaboration avec les associations, où il n’y aurait pas eu cette inégalité entre toi qui est Français, qui vient de l’extérieur, qui n’est pas détenu, qui a le pouvoir de dire : je veux faire un atelier sur ça, et ça se fait…

Non, mais, attends, tu manipules les poncifs. Un détenu dans un atelier de création, comme le fait n’importe quel atelier, c’est le seul moment où les détenus ne se sentent pas captifs. Il se sent dans une situation de travail…

- Peut-être personnellement, mais il est toujours détenu…

T’as l’air de croire que je les ai enchaînés comme ça. Ils étaient volontaires pour participer à ça, c’est un moment d’expression…

- Ne faut-il pas se poser la question de ce qu’implique la notion de « volontariat » en milieu carcéral ?

Pourquoi ? Attends, il y a quelque chose qui ne me plaît pas, tu sors des poncifs ! L’histoire de « casting » est ridicule… et ce que tu viens de dire n’a aucun sens ! C’est un atelier d’expression, comme il y en a, et qui est très difficile à maintenir, c’est des endroits de libre expression, c’est les seuls endroits en tôle où on n’a pas les matons sur le dos…

- Tu n’as toujours pas répondu à ma question : pourquoi ne pas avoir travaillé en collaboration avec les associations ?

Parler avec les détenus, c’est une relation directe avec des personnes. Là-bas, dans ce travail que je mène depuis dix ans… J’ai bien pris contact avec une association, l’ATF, d’ailleurs ça a donné la séquence du début… Tout de suite je me suis rendu compte que j’allais être prisonnier de la logique interne à cette association-là, et que je n’aurais pas fait de travail direct avec les gens. J’aurai fini par faire du travail institutionnel, au mauvais sens du terme. Quand j’ai vu qu’avec l’ATF, ça allait être ça, hein, bon, j’ai voulu avoir les contacts directs avec le Dr Ménard des Francsmoisins. Et puis c’est arrivé presque naturellement, quoi, ce boulot que je mène à la Santé, les vidéos lettres, sur toutes sortes de sujets, autant le faire là. C’est devenu assez vite évident… Mais vraiment ton histoire de public captif, c’est complètement un poncif, il n’y a rien de captif. J’ai passé une annonce. Cette idée de public captif est complètement extérieure…

- Le fait que tu sois français…

Je suis français, voilà…

- Laisse-moi terminer, plus spécifiquement, tu admets toi-même ta propre méconnaissance vis-à-vis de l’immigration, donc comment as-tu décidé que ce contact individuel avec trois détenus était suffisant pour te former sur…

J’ai pensé que c’était suffisant, c’est une méthode, que veux-tu que je te dise d’autre ? Voilà, c’est comme ça. Ils savent bien que je suis français, je n’avais pas besoin de le dire, ils savaient bien ma méconnaissance… Une journée par semaine, une journée de travail avec quatre Maghrébins. J’aurais pu faire autrement. Un autre réalisateur, il aurait lu des bouquins. Un autre en aurait parlé avec ses copains. Un autre aurait contacté une association, mais ça aurait été le film de l’association. Un autre aurait contacté quinze associations, il en aurait fait la synthèse. On ne va pas imaginer comment ça aurait été différent. Je t’explique comment ce film s’est fait, on ne va pas raisonner sur comment ce film aurait pu être…

- Tu disais qu’un des détenus était séropo, comment ça s’est passé pour lui ? Que disait-il sur le fait d’être séropo en prison ? Était-il public avec son statut, par exemple ?

Oui, les gens savaient. Je l’avais un peu repéré, c’est presque moi qui suis venu le chercher parce qu’on fait chaque année le 1er décembre un plateau télévisé, avec des médecins, toutes les associations, Sol en Si, AIDES. Lui était venu volontairement, avait dit publiquement qu’il était séropositif. Là c’était un débat spécifique sur les conditions carcérales…

- Qu’avait-il dit là-dessus, alors, justement ?

C’est un autre sujet, c’est le sujet de mon premier film. D’abord la confusion qu’il y entre le dire, ne pas le dire, etc. Il est venu sur le plateau, il s’est exprimé là, il avait envie de témoigner, de participer à ça. Il considère ce film d’importance capitale, il est d’origine tunisienne il l’a envoyé à toute sa famille. Il a envoyé un paquet de cassettes, au fin fond de la Tunisie, il se manifeste, il est à l’image…

- Penses-tu que ça serait pareil pour quelqu’un à l’extérieur ?

Je ne peux pas te dire. Tu poses toujours des questions sur ce que ça aurait pu être. Moi je parle de ce cas-là. Si j’avais contacté un Tunisien dans une association, je n’en sais rien. Tu sais un film, c’est actuel, on traite un matériel…

- Quand tu l’as rencontré, c’était pourtant à l’intérieur de la prison. Il a dû te parler de ce qu’il vivait en prison, ce gars ?

Oui, bien sûr. Il parle, faut-il le dire à son compagnon de cellule, comment on le dit, des rapports avec le personnel médical, comment on leur annonce qu’ils sont séropositifs, des soins après… Maintenant ça va un tout petit peu mieux, parce que c’est Cochin qui s’occupe de la Santé, enfin il y a une réforme… Il dit comment l’annoncer à ses proches, mais ça s’est pareil qu’à l’extérieur. Mais annoncer ça dans un parloir, ça prend une dimension beaucoup plus importante. Il n’y a pas de compassion, disons. Il parle de l’absence de parole, comme c’était le leitmotiv du groupe, on n’en parle pas…

- Quel est le taux de séropositivité à la Santé, par exemple ?

Il est inconnu. Il circulait des chiffres complètement alarmistes, du genre un détenu sur trois. C’est un peu moins, d’après le médecin. Le dépistage n’est pas obligatoire, mais on parle maintenant de 2 sur 10.

- Personnellement, même si ce n’est pas le sujet du film, que penses-tu du nombre d’étrangers à la Santé ? Comment expliquer cette disproportion ?

Il y a cette espèce spirale de l’immigration, qui a entraîné le chômage, ensuite la drogue, enfin le sida. Il se trouve que comme la communauté maghrébine est la plus importante en France, c’est la plus touchée. C’est cette spirale-là que moi j’ai découverte en faisant le film.

- Comment s’est passée cette découverte ?

En parlant avec eux…

- Peux-tu donner un exemple ?

Là où c’est devenu très difficile c’est dans l’enquête avec Saliha. Saliha connaissait un groupe d’immeubles très particuliers, depuis 10-15 ans, elle connaît toutes les familles, en région parisienne. Sur une communauté très précise, sur quatre immeubles elle connaissait une quinzaine de familles, sur une dizaine d’années, elle a très bien vu la façon dont les familles relativement homogènes se retrouvaient dans cette spirale : chômage, drogue, prison, toc toc. Il y en a aussi qui s’en sortent, au niveau du travail, etc. Ce n’est pas aussi caricatural que je te le dis. Mais là ça a été flagrant, quoi…

- Si on rejoint les deux bouts : ta « spirale » et de l’autre côté le sida dans les prisons, il me semble qu’il y a là un sujet fort… pour des familles maghrébines, les histoires de sida se passent justement alors que leur gamin est en tôle. Cela, en es-tu devenu conscient ?

Attend, j’étais avec 4 détenus, donc ils étaient les premiers à me raconter ce qui les avait amenés là, et ce qu’il y avait dans leur entourage, et c’était facile de remonter la spirale à l’envers…

- Mais alors il semble évident de se poser la question : comment se fait-il que d’une part la cassette ne dit rien sur la prison, alors que pour les gens qui l’ont fait, c’était une question primordiale ? Comment justifier que la cassette ne parle pas de cette réalité-là ?

Moi je trouve que le film était déjà suffisamment catastrophiste et qu’il ne fallait pas en rajouter. Ça, c’est la première réponse. La deuxième réponse, c’est que ce n’était pas dans le sujet qu’on me demandait, et la troisième réponse c’est qu’il y a un film à faire, un autre film, sur la situation à la Santé. On vient de le terminer. Mais dans le montage du film, dans les propos, le dosage final, il fallait que ça soit une analyse fine des propos qui sont tenus, il y a au moins trois fois que le mot « prison » est dit, et ce n’est pas un détenu qui dit : « quand on aborde le problème du sida, on aborde blah blah de prison ». Et il y a cette phrase on a hésité s’il fallait la mettre, mais chaque fois elle fait mouche, c’est quand le type dit : « moi dans la famille, il vaut mieux être délinquant que séropositif ». C’est celui avec le crâne rasé. Il n’avait pas besoin de dire : « je parle en connaissance de cause ». C’est ça, quand je dis qu’il ne fallait pas faire un film catastrophiste, et surtout ne pas indiquer qui est, qui n’est pas…

- En quoi faire part de cette réalité que pour des familles, c’est leur gamin qui est à la fois malade et en taule, c’était faire du catastrophiste ? Comment effacer et nier cette réalité, avec un montage très cadré des détenus, comment justifier ce choix-là ? Et si il y avait vraiment un souci d’éviter justement le « catastrophisme », la fatalité, comment justifier l’inclusion d’une phrase du type « une fois qu’on l’a, c’est fini, c’est foutu » ?

...

- J’ai quelques questions, je m’étais demandé si ce n’était pas une première réalisation pour toi, un premier film, étant donné les évidents problèmes techniques, et la pauvreté du montage… Apparemment ce n’est pas le cas ?

Quels problèmes techniques ?

- Des images bout à bout, des plans coupes… l’artificialité, la lourdeur de cette tentative de faire croire que les propos soigneusement expurgés de leur contexte constituent un débat entre des gens qui probablement ne se connaissent pas tous… C’est d’ailleurs assez énervant, on a le sentiment d’être pris pour des cons en tant que spectateurs !

T’es le premier qui me dit ça. C’est une intention absolument voulue, dès le départ du montage. Personne n’est dupe, bien sûr, qu’ils ne sont pas dans la même salle. Mais l’intention était que la bande soit le réceptacle de paroles qui s’écoutent.

- Mais les intervenants se connaissent-ils ?

En partie. Deux par deux, trois par trois. Ils ne se connaissent pas tous.

- Donc ce dialogue est bel et bien le fruit de ton imagination ?

C’est le fruit de la fabrication du film, c’est la mise en forme. Un film est quelque chose de fabriqué. C’est sur la nécessité de se parler. On fait un film sur le silence, sur l’incapacité de se parler, ce n’est pas mon imagination. Le film fabrique un dialogue impossible dans la réalité, que le film rend possible par cette artificialité-là. C’est une œuvre de fiction, dans un certain sens.

- Tu n’as toujours pas répondu : qu’est-ce que ça signifie de glisser dans un film une phrase comme « c’est fini, c’est foutu » ou justement le sida n’est pas une fatalité… sans que le montage ou la mise en forme remette en question ça…

Non j’ai dit que le film était suffisamment catastrophiste… je le reconnais. C’était juxtaposer justement des paroles catastrophistes, je ne sais plus comment ça apparaît, avant, après, il y a une façon de jongler avec des paroles d’espoir et des paroles catastrophistes, c’est des paroles très très… brut…

- Mais ce n’est pas du brut, c’est une parole fabriquée, par des mois de travail, par tes choix de réalisateur, c’est toi qui as choisi les intervenants, les propos, selon ta logique ! Cette semblance de dialogue n’a jamais existé… Je ne connais pas le nombre de rushes à partir duquel tu as travaillé, mais c’est bien toi qui as sélectionné - et de fait, contrôlé - le contenu. Donc ce n’est pas du brut !

Brut, au sens qu’elles ne sont pas commentées par une voix off, qu’il n’y a pas quelqu’un qui dit : telle parole est juste, ou pas juste. Brut au sens qu’il s’agit d’une juxtaposition de paroles, un matériau pas bien dégrossi, exprès. Ce genre de film là, c’est au spectateur de travailler, de se positionner par rapport à ses paroles-là.

- Mais se positionner par rapport à quoi ? Il n’y a aucun propos, ce sont des phrases expurgées de leur contexte !

Il a sa propre parole, ce film-là il est fait pour animer les réunions d’éducateurs, et ensuite les gens se positionnent par rapport à ces paroles. C’est fait pour faire parler. Le propos du film, c’est de sortir de la loi du silence.

- En quoi ça nous avance, d’entendre pendant 25 minutes : « il y a la loi du silence » ? Ou les propos se retrouvent expurgés, et ensuite noyés dans l’incohérence de la construction du sujet…

Moi, ça ne me paraît pas incohérent comme démarche, d’avoir réfléchi sur le fait que ces gens-là ne parlent pas, d’avoir multiplié des paroles, dans les phrases, ce qui coince, de les avoir juxtaposés avec des visages qui écoutent, parce que je crois que de voir un visage qui écoute, ça réactive l’écoute du spectateur. C’est une banalité de dire ça, mais les gens de télévision disent ça. Il a sa cohérence par rapport à ce discours-là.

- Ça ne répond toujours pas à ce choix d’expurger les propos des détenus par rapport à leur propre condition dans les prisons ? Vas-tu prétendre qu’ils n’ont pas parlé de la prison à la caméra ?

Non, je t’ai expliqué tout à l’heure que ce n’est pas venu…

- Il y a bien eu une volonté de ta part d’effacer cette réalité-là… Ta seule réponse est que tu voulais éviter le catastrophisme ?

J’ai sauté ta question, parce que ce n’est pas venu dans nos discussions à nous. Je ramenai les interviews faites à l’extérieur avec Saliha. Il s’est trouvé que de toutes les interviews d’hommes que je ramenais, disons la majorité, il y en a deux qui restent. Ça les faisaient bondir, ils disaient, mais non, ce n’est pas ce qu’il faut dire, etc. C’est à partir de ce moment-là qu’ils ont dit : nous, on veut parler. À ce moment-là, on a dit, vous allez parler, mais on ne va pas vous stigmatiser en tant que détenus…

- Mais en quoi serait-ce les stigmatiser en tant que détenus, explique-moi ça ?

Dans toutes les choses que j’essaye de faire là-bas, la prison est une période transitoire, ils n’y tiennent pas. Le cercle culturel de la Santé c’est l’association qui gère toutes les activités culturelles à la Santé, c’est eux qui ont produit la cassette, et ça, c’est marqué sur la cassette, alors que tu disais que ça n’apparaissait nulle part.

- Et toi quel est ton rôle au cercle culturel de la Santé ?

Mais attendez, qu’est-ce que c’est ce soupçon depuis le début ? ! Je t’ai dit : je suis réalisateur, il y a 12 ans j’ai fait le premier atelier vidéo, peu à peu ça a pris de l’importance…

- Réponds à la question : que fais-tu au cercle ?

Je suis réalisateur, je fais fonctionner une télévision interne en milieu carcéral, sur des crédits extérieurs à la pénitentiaire. Je suis intervenant culturel [jette le micro sur la table…

- Dans la cassette est montée comme s’il y avait une présence omnisciente qui se cachaient, comme un surveillant de prison… C’est évident que ce sont des gens qui répondent à des questions, et j’avais bien envie de savoir avec qui ils parlaient. Pour moi, par exemple, je me suis dit que c’était évident qu’ils s’adressaient à un français…

Et bien, non, ils parlent à Saliha et à Radhia, sauf un qu’on a dû recommencer pour des raisons techniques. Non, mais, t’es vraiment soupçonneux, c’est incroyable. Il y a du soupçon sur la démarche, casting, public captif, quel est ton rôle ? Pourquoi ils n’en parlent pas ? Je t’ai répondu trois fois : ce n’était pas dans la commande. Il fallait être discret, les choses ont été dosées pour que les choses soient dites quand même par rapport à la délinquance et à la prison. Je ne tenais pas à appuyer là-dessus. La phrase sur la délinquance et le sida, les machins sur la prison…

- Qui a pris la décision d’inclure cette phrase, par exemple ?

Attends, mais tu es incroyable, je t’explique, de A à Z, ce film, je l’ai fait avec ce groupe-là. J’ai fait commencer avec les interviews réalisées avec Saliha, on a tout visionné, tout décrypté. Ils m’ont dit : ça, il faut le garder, ça, il ne faut pas le garder. Ils m’ont dit : ce mec-là, c’est un faux jeton. Celui-là, je veux parler avec lui. Ensuite, il y a eu 5 montages. La première version a été très critiquée, la deuxième pareil, jusqu’à un point ultime, d’ailleurs il y a toute une histoire, parce qu’il y en avait un qui sortait un truc, que j’avais gardé dans la version ultime, qui était, une phrase qui était pourtant cohérente, de celui qui était pourtant plutôt religieux, qui disait : moi, si mon frère partait en vacances, je lui glisserai un préservatif dans le Coran. Cette phrase a été retirée car elle pouvait être perçue comme un sacrilège par la communauté, etc. Ça me fait rigoler, quand tu me parles de « public captif ». Maintenant, ils sont auteurs d’un film, tu connais beaucoup de film dont les détenus sont auteurs ? Ils ont été payés pour ça…

- Payés ?

Bien sûr, en tant que droits d’auteurs. Le générique, c’est moi le réalisateur, j’ai mis Radhia, Salima, et tous les autres…

- Lors de la soirée de l’ACB, j’avais posé la question : comment justifier ce choix d’expurger le sida dans les prisons. Tu as répondu : « Bon, ce sont des détenus, mais ce sont des Maghrébins, quoi »

Oui, c’est-à-dire qu’ils voulaient se positionner en tant qu’hommes maghrébins…

- Pour toi de dire ça, « un Maghrébin c’est un Maghrébin », c’est une déclaration explicitement raciste !

C’est pour ça que t’as passé deux heures avec moi, pour me traiter de raciste ?

- Non, j’ai parlé d’une déclaration raciste. Un Maghrébin qui est en prison, il est en prison, tu ne peux pas faire abstraction de ce fait. Or ton film la fait, cette abstraction. Si c’est par souci d’éviter la honte, la stigmatisation, le silence, c’est d’autant plus grave, car ton film renforce, soutient, et perpétue le silence autour du sida dans les prisons, et perpétue aussi le silence sur un système judiciaire et carcéral profondément raciste…

C’est ridicule. Dans un acte de création, ils ne sont pas détenus en tant que détenus. Je suis contre la stigmatisation des détenus. Je suis contre l’art carcéral. Tu sais qu’il y a des galeries de peinture qui montrent l’art des détenus, en disant : c’est ça…

- Ton film, c’est ça, c’est de l’art carcéral

Où il est l’art carcéral ? T’as déjà vu des détenus, qui en tant qu’hommes maghrébins signent un film qu’ils ont fait ?

- Mais ce n’est pas une fiction, une histoire d’amour je ne sais pas, en Norvège, c’est un film sur le sida. Or le sida, il tue les détenus, les pédés, les toxs...

Mais les prisons n’étaient pas le sujet prioritaire de ce film.

- Et bien, ça aurait dû l’être…

Bien voilà, depuis le début, tu me dis : j’aurais dû. C’est pas ton boulot de journaliste de me dire comment il aurait dû être fait, ce film.

- Mon boulot de journaliste, justement, c’est d’essayer de comprendre comment et pourquoi est-il possible de faire un film comme ça. Il y avait une chance de faire un film qui s’adressait à ça…

Et bien, tu le fais. Tu demandes à un autre de le faire. Pas d’accuser.

- Ce type de documentaire retarde les efforts de prévention…

Très bien, très bien. C’est ce que tu voulais me dire.

Transcription : 27 octobre 1996
Relu et corrigé le 7 janvier 2004