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Atelier animé par Jean Tricot (5 jours) - année inconnue

Mise en ligne : 1er avril 2004

Dernière modification : 28 novembre 2004

Texte de l'article :

Présentation du projet : En prison

J’ai passé deux semaines en prison. C’était pour mon travail de musicien. Des prisonniers s’étaient inscrits pour un stage de chant, 5 heures par jour. Une semaine chez les hommes, une semaine chez les femmes.
Le projet est le fruit d’une collaboration entre la F.O.L Rhône-Alpes qui m’a contacté et le SPIP (service pénitentiaire insertion prévention) en la personne de O, jeune femme d’apparence frêle, mais d’une force incroyable.
Je dois dire ici mon admiration pour ces gens, autour de et dans la prison, qui se battent obstinément contre la déshumanisation des détenus, avec, sans, et parfois contre le personnel pénitentiaire.
La proposition est la suivante : je passe deux semaines avec les détenus à faire de la “ musique à mains nues“, (chant, rythmes corporels, travail d’oreille) puis deux membres de La fanfare à mains nues de Vénissieux, Sylfane et Sandrine viennent arroser les graines que j’ai semées, et enfin La fanfare à mains nues (20 chanteurs) vient faire un concert avec les stagiaires devant un public de détenus (40 maximum sur 800 chez les hommes !) Le travail s’est concrétisé par l’écriture de deux chansons (une pour les hommes, une pour les femmes).
 L’administration m’a remis un document pour m’indiquer le cadre réglementaire : Il est interdit d’introduire ou de faire sortir quoi que ce soit de la prison. Photos, enregistrements sonores, donner son adresse, ou prendre celle d’un détenu, etc...Ce document incite l’intervenant que je suis, parmi quelques professeurs, psys, et autres curés, à éviter tout rapport “trop“ personnel“ avec les détenus. Voilà pourquoi, même si tout ce qui suit est parfaitement vrai, les acteurs réels de ce stage sont désignés par des lettres. Mais cet anonymat de rigueur n’enlève rien à la personnalité inaliénable de chacun de ces hommes ou femmes que j’ai rencontrés et auxquels, malgré le règlement, je me suis attaché, en y laissant quelques plumes.
Je n’ai pas à cacher que ça se passait à Lyon, pour les hommes à la prison Saint Paul, jumelée par un sous-terrain avec Saint Joseph. Ainsi la désignation St Paul englobe St Joseph. Pour les femmes, à Mont-Luc. Ce sont des maisons d’arrêt, c’est-à-dire que les prisonnier(e)s sont censé(e)s rester peu de temps, en attente de leur jugement, en réalité trop souvent dans l’attente de place dans une “vraie“ prison (centre de détention). Certains passent plusieurs années ici.
Pour participer au stage, les prisonnier(e)s doivent être accompagné(e)s par les gardien de leur quartier. L’absentéisme est lié à l’effort à fournir par les gardiens et par leur adhésion à l’idée même que les prisonnier(e)s pourraient avoir des activités agréables, récréatives, épanouissantes... Un d’entre eux a été plus présent au cours de ce stage, chez les hommes, je le nomme ici Mingus.

Présentation des prisonnier(e)s ayant participés à cet atelier 

Mingus

Mingus est grand, costaud, noir de peau, la poignée de main énergique. Les yeux toujours en mouvement, en alerte. Autoritaire, mais jamais agressif, la distance exacte nécessaire, juste. Il a mis 4 jours à me tutoyer, me fait visiter, avec une touche de fierté, son domaine, un bureau, à coté de la salle de vidéo, où sont réalisées les émissions pour la chaîne interne. Notre concert final sera retransmis dans toute la prison. En voyant le texte de la chanson composée par les détenus, il s’insurge contre l’emploi du mot “maton“. « OK, les gars, mais alors, vous mettez aussi “voyous“ »
Le premier jour, on nous affecte une pièce minuscule, en fait la surface de deux cellules, sans chaises, dans un couloir désaffecté. Mingus nous accompagne, nous enferme, et me montre l’interphone avec lequel je dois l’appeler quand on aura fini.... À 11h 30, j’appuie sur le bouton : « Allo, c’est l’atelier chant, pouvez-vous nous faire sortir ? » - « Non » . Et on entend les haut-parleurs vociférer que toute est bloqué, aucune circulation possible, sans autre commentaire. Les prisonniers devant mon air affolé, m’expliquent en rigolant qu’en cas d’alerte, nous pouvons rester enfermés ici plusieurs heures, qu’il s’agit sans doute d’une évasion. L’un deux, encore plus hilare, propose qu’on me prenne en otage... Ambiance... Mingus arrive un peu plus tard, il nous ouvre sans un mot. Il ruisselle de sueur, ses mains tremblent : c’etait bien une évasion, on l’apprendra à la télé le soir. Il y a un angle mort dans l’aire de promenade, hors de portée des miradors. Là, des détenus ont réalisé une pyramide humaine sur laquelle est monté le candidat à l’évasion. Le mur d’enceinte mesure 5 mètres. Il a sauté de là-haut. Il paraît qu’il s’entraînait depuis des mois.

Pointus

Les trois pointus ( condamnés pour mœurs : violeurs, pédophiles, etc...) sont les seuls “non maghrébins“ de ce groupe. À la prison, on ne dit jamais pourquoi on est là. Mais peu à peu, tout le monde le sait. Le secret est mieux gardé pour les pointus, mais comme ils sont dans un bâtiment à part, pour les protéger des autres, ils sont désignés comme tels et tous les fantasmes peuvent fleurir. O. m’a révélé que ces trois pointus avaient choisi de suivre ce stage en étant bien conscient du danger qu’ils courraient à se mélanger aux autres détenus. Ils concentrent sur eux toute la haine de cet univers malade. Un jour, entre deux vocalises, un des détenus a dit à voix haute en s’adressant à A. “ je vais lui démolir sa gueule à cet enculé !“ Comme j’interviens, demande ce qui se passe, il me répond seulement : “il me regarde“ Et j’apprends que le seul fait, de la part d’un pointu, de regarder un autre détenu est pris pour une offense grave. A. répond :“O.K. je ne te regarde plus.... Ô Ô Ô Ô Ô Ô Ô ... Chantons.

A.

A. est le plus âgé. Une élégance un peu démodée, un langage dont l’académisme est tempéré par un léger défaut de langue. Il détonne, veut donner l’impression qu’il est là par hasard, que la prison ne l’abîme pas, qu’il n’est pas comme les autres. Cultivé, intelligent, très condescendant, il glisse dans la conversation qu’il est très connu dans cette région, qu’il était membre des chœurs de l’opéra de R. , qu’il dirigeait lui même un groupe vocal, lit la musique, conteste le premier jour ma méthode pédagogique, pour peu à peu admettre sa validité. O. a eu l’intelligence de ne pas me prévenir d’emblée que c’est un pointu. Et elle ira même le dernier jour jusqu’à me confier qu’il vaut mieux que je ne sache pas pourquoi il est là. Il manifeste de plus en plus d’estime pour moi, se valorise dans ces travaux d’approche, me dit “on se comprend“ comme il dirait “nous sommes du même monde“, de la même classe, du même métier, il veut se distinguer à tout prix de ces bas fonds. Il croit être un ténor brillant, et quand il fait une vocalise, seul, tous autres se tordent de rire. Il devient tout rouge, et monte le plus haut possible, en force, incapable d’alléger sa voix. Tout son corps tremble dans l’effort. C’est une caricature de chanteur lyrique. Et pourtant, derrière la moquerie des autres, il y a une dose d’admiration pour la puissance de l’organe. Commentaire d’un jeune maghrébin, un jour après sa vocalise/performance : tu étais curé, toi, non ?
 Persistance de l’emploi du temps passé : “ j’étais choriste, maçon, curé ou chômeur ...“ Et maintenant, qui es-tu ?

B.

B. a perdu une partie de l’oreille droite. Deuxième pointu, il a été chanteur dans l’orchestre UNTEL, réputé partout en France. C’est donc un ancien pro. Mais lui n’a aucune prétention. Patient, silencieux, appliqué, il aimerait qu’on bosse davantage. Il est plus“ peuple“ que A. et donc subit moins l’ostracisme des maghrébins. Ce doit être un bon beauf : Il collectionnait les armes et tirait sur le mur de terre au fond de sa piscine en construction. Un voisin l’a dénoncé. Il n’avait pas de port d’arme. Il collectionnait seulement, ou s’en servait un peu ? Il se désole d’être dans ce groupe avec “des jeunes qui n’ont rien dans la cervelle, des bons à rien, en prison depuis l’âge de 15 ans, dès le départ et pour toujours“. Lui se présente comme un brave type, avec du bon sens, il connaît la vie, vraiment pas le profil d’un délinquant. Je ne saurai jamais, et tant mieux, sur quelle flaque il a glissé.

C.

Le dernier pointu. Plus jeune, il est élégant, se veut intellectuel, se balade avec un roman dont la couverture représente une femme nue, et affirme qu’il travaille à écrire une critique littéraire de ce roman, pour le journal de la prison. Pendant les séances, il s’efforce de réussir les exercices, aux pauses, il essaie d’être plus intelligent que tous les autres, me demande si je pense que ce que je fais ici a la moindre utilité. Pour lui, c’est de la poudre aux yeux dont la direction va retirer les bénéfices. Il dénigre tout, non par pessimisme, mais par suffisance.
Les trois non-maghrébins ont en commun un niveau scolaire ou culturel affirmé comme supérieur aux autres. Peut-être est-ce faux ? Ils se réfèrent souvent à la loi, au règlement, aux procédures, parlent de leurs avocats. Bref, ils veulent affirmer qu’ils ne subissent pas leur détention passivement, ils restent intégrés à la société qui les a temporairement punis. Deux d’entre eux vont à la messe le Dimanche.

D

D. pensait, pendant la semaine de stage, qu’il serait libéré dans 2 mois. Il est Algérien, Il me raconte son histoire : Il est allé réclamer son dû à son assureur avec un fusil à pompe. Il avait subi des dégâts importants dans le restaurant qu’il tenait, à l’occasion des travaux du tramway. Baladé entre la mairie, l’entreprise qui a fait les travaux, et l’assureur, il a fini par craquer et a ainsi obtenu son dû, une forte somme, sous la menace de son arme... Il était attendu à la sortie par un commando de policiers. Sa voix est douce, il me regarde avec un air de chien battu, il est très attentif pendant le travail, déclare qu’à sa sortie, il viendra chanter dans La fanfare à mains nues.
Mais ce n’est pas un enfant de chœur. Mitard pour bagarre (“il ne faut pas se laisser faire, garder sa dignité “) et quand je suis revenu pour le concert, il m’a annoncé qu’on lui rajoute un an, pour une ancienne peine avec sursis.
Il a participé activement à l’écriture de la chanson. La création collective est difficile : Il a du mal à accepter que toutes ses propositions, texte ou musique ne soient pas acceptées par le groupe. J’essaie de me cantonner à un rôle d’accoucheur, ne pas trop influencer. Le thème est le parloir sauvage. Il s’agit des visites non officielles de parents ou amis depuis la rue. Il faut hurler pour se faire entendre, on en profite pour lancer des petits colis, qui restent souvent accrochés aux barbelés, tout ceci est totalement interdit, on me raconte que certains visiteurs trop insistants se sont retrouvés “ dedans“. Problème de censure probable (j’ai été averti), je réussis à les convaincre de remplacer parloir sauvage par parloir soleil : tout le monde comprendra et le mot interdit n’est pas prononcé. D. n’aime pas trop la musique, plutôt classique, qu’on a composée. Il me propose d’interpréter la chanson “ en raï “. Il chante avec sa voix souple et douce sur un air de Cheb Mami. C’est un peu caricatural, un orientalisme de Barbès, mais quand même sincère. Nous convenons que le jour du concert, il chantera sa version après celle que nous avons composée ensemble. Il le fera, remportera un vrai succès, fera chanter tous les prisonniers, et pour être certain que tout le monde a bien compris, par défi sans doute aussi, glissera dans son chant les mots prohibés.
Est-ce que je connais D. ? Quelle parcelle de vérité sur lui m’a-t-il livrée ? L’important sans doute reste la force de ces moments vécus, qui ne sont pas toute sa vie, mais qui désormais en font partie, comme des raisins secs dans le couscous ? Cette image te plairait, D, j’imagine.
 
En prison, la plupart des surveillants tutoient les détenus, qui les vouvoient en retour. Appelons ça tradition du milieu carcéral. Mais je ne suis pas de ce milieu. Aussi, dès le premier jour, je me permets de leur expliquer, que, si on chante ensemble, j’aurai du mal à les vouvoyer, et que donc, je leur demanderai de me tutoyer. Peu à peu, ils y sont tous arrivés.

Salto.

Je confonds toujours E. avec F. Ils sont tous les deux très jeunes, cheveux rasés, Marocains, peu motivés par la musique, mais s’en approchant peu à peu, souvent dissipés, mais jamais provocateurs, un certain respect envers moi “dû à l’âge“, me dit l’un d’eux. Bon. Au delà de mes états d’âmes, noter que chez ces prétendus loubards le respect du père, de l’aîné, reste fort.
 Mettons que c’est E. qui, au cours d’une pause nous annonce qu’il va faire un salto arrière. Il y a une table sur le plateau de travail. Il va monter dessus, les pieds posés à l’extrémité de la table, le dos tourné vers le vide.
 Les autres détenus comprennent vite ce qui se passe : Deux d’entre eux se disposent comme au cirque de part et d’autre de l’endroit où il va atterrir pour éventuellement le réceptionner. Deux autres, anticipant la poussée sur la table au moment du saut se disposent à l’autre extrémité de la table, appuyant dessus pour l’empêcher de bouger.
E. se concentre, et il saute et réussit. Atterrissage impeccable, applaudissements.
Pas un mot n’a été prononcé. Un groupe a fonctionné, solidarité, intelligence, admiration pour celui qui sait et ose faire. Humanité en un mot. Ici aussi. Ici surtout ?

G.

Le 2ème jour, G. est arrivé en retard, blême, décomposé. Il déclare d’emblée qu’il n’est pas question qu’il chante aujourd’hui. On arrête tout, on s’assoit et on l’écoute : Il était dans la même cellule que l’évadé. Suspecté de complicité, on est donc venu le chercher, et il a traversé la prison sous une cagoule, a subi un interrogatoire musclé, à genoux devant le directeur. C’est un gamin de 18 ans, pourquoi tout ce cirque ? J’ai vite appris à trier dans ce que me racontent les détenus. Mais pas maintenant : l’émotion de G. est trop visible, le traumatisme évident. Je crois qu’il vient de vivre une heure de vraie terreur. On me prend à partie : Tu dois témoigner, dehors, parler aux médias...La révolte, souterraine, affleure.

Et moi, avec ma musique, mes illusions... Je revois, à ma sortie, hier, devant la prison, les équipes de télé en train de tourner le “reportage“ qu’on a vu le soir. (uniquement du commentaire, quelques images des murs extérieurs puisqu’il n’est pas question de filmer dans la prison.) La seule question, le seul mot pertinent par les temps sarcoziens qui courent est SECURITE. Comment la renforcer, mieux nous protéger, surélever les murs, être sûr que ça ne se reproduira pas, qu’on pourra enfin “les“ oublier ? Beau temps sur la France, quelques risques d’orage en fin d’après-midi.

K.

K. est le seul noir du groupe. Les jeunes maghrébins l’appellent “chimpanzé“. Et quand je leur dit que je ne trouve pas ça drôle, ils continuent, d’autant que K. rigole lui aussi. J’ai mis trois jours à comprendre pourquoi : K. ne parle presque pas français. Il parle une langue africaine qu’il ne nomme même pas, anglais (l’ancien colonisateur) et espagnol ( il a vécu quelques années en Espagne ) Dès que je peux m’adresser à lui en espagnol, son statut dans le groupe s’améliore : On ne le comprenait pas, donc ce n’était pas vraiment une être humain. Cruauté banale.
Il est le meilleur en rythme, aisance, élégance, revanche éclatante mais dans un grand éclat de rire face à la misère des autres corps lourds, entravés. Il est très attentif, très souriant, on dirait que ce qui lui arrive est normal, il n’exhale aucune révolte. Jeune, sa vie a dû déjà le secouer comme peu de jeunes bons français pourraient l’imaginer.
K. n’est pas venu pour le concert. Les détenus ne comprennent pas. Comme il vient de Saint Joseph, on suppose que les surveillants n’ont pas voulu, pas pu, l’accompagner. Je le regrette. Sa légèreté, son agilité, son rire vont nous manquer. Ce n’est qu’au moment de partir qu’O. m’apprend, en grand secret, car les détenus ne doivent jamais rien savoir, qu’il est au mitard pour tentative d’évasion.

L.

 L. est le dernier inscrit sur la liste. Jeune, puéril, toujours dissipé, le regard fuyant par en dessous, pas clair, ce type. Il parle sans arrêt, chuchote plutôt, n’écoute et ne comprend donc rien. Barbu, brun, je ne l’identifie pas comme Maghrébin. Il en est pourtant. Sa façon de bouger sans arrêt, cette énergie incontrôlable, son regard toujours ailleurs, son indisponibilité absolue, me font précisément penser à une bête en cage récemment capturée. Il est visiblement venu là pour tout autre chose que chanter. Prendre l’air, voir les copains, dealer du sheet ? Dés la première séance, je l’avertis que ça ne peut pas continuer comme ça. Il répond tranquillement -“virez moi“. O., l’animatrice, le sermonne aussi. À la troisième séance, il commence à s’intéresser au rythme, quand il voit qu’il est capable. Il faut sans cesse que je le place entre deux détenus plus concentrés, moins faciles à perturber.
 On aurait pu arriver à quelque chose, presque contre son gré, au départ ? Mais le 4ème jour, Mingus m’apprend qu’il ne viendra plus, puni pour bagarre. Se souvient-il de moi, et que la musique existe ?

N.

N. est brun, crâne rasé, visage anguleux, émacié. Il ne perturbe jamais les séances, ne demande rien, ne dit rien. Les autres maghrébins admirent ce chef ténébreux. Dés le premier jour, ils ont réclamé auprès du surveillant qu’on l’invite au stage alors qu’il n’était pas inscrit. Ils affirment qu’il chante formidablement. Bien. Mais je n’ai rien entendu. Et il n’est pas plus brillant en rythme. Par contre, en messes basses, il est là. Aux pauses, il s’écarte avec un ou deux autres détenus pour tramer je ne sais quoi. Peut-être m’ont-ils tous roulé dans la farine avec leur fameux chanteur, et ont-ils saisi l’occasion de se rapprocher facilement d’un fameux dealer de sheet ?
 Il a assisté en tout à 3 séances sur 10. A déclaré (à ses amis qui m’ont gentiment retransmit) qu’il arrêtait le stage parce qu’il n’était pas question qu’il chante avec des enculés.

J’ai failli abandonner après deux jours. Enfermés à, 6, 8, ou 12, jamais les mêmes absents dans une pièce de 3 X 6 m. Sans chaises le premier jour, debout pendant 2 h 1/2, ou vautrés par terre pour les moins dégoûtés. Avec en bruit de fond les annonces incompréhensibles beuglées dans les haut-parleurs, bruits de ferrailles entrechoquées, grilles ouvertes ou fermées, trousseaux de clefs énormes, anachroniques, certaines clefs dépassent les 20 cm. (Peut-être s’agit il d’une stratégie pour limiter les risques de vols ?) Et moi qui parle d’écoute, de concentration ! Deuxième jour : c’est pire avec les chaises. Une fois debout, en cercle, les épaules se touchent, par 35° ! Alors je les écoute, plutôt que de les faire chanter. Et ça leur fait sans doute autant de bien. Et j’apprends peu à peu. Ils sont à 3 ou 4 dans des cellules de 9 mètres carrés prévues pour une personne, 22h par jour, (deux heures de promenade) repas pris dans la cellule, WC également. En fin de séance, l’un d’eux, me voyant sans doute ébranlé par ce que je découvre, me dit : « Franchement, Jean, est-ce qu’on a l’air de bandits ? » Et moi me demandant ce que je fous là.
Le troisième jour, la tension liée à l’évasion est retombée. Les gardiens sont détendus, plaisantent, et Mingus nous apprend qu’on nous octroie “la chapelle“. Il s’agit d’une grande salle circulaire au centre et au-dessus de la prison. Elle est entourée d’une coursive vitrée d’où on peut voir toute la prison : Les bâtiments en étoile, autour de ce bâtiment central , et entre eux, les cours de promenade. Tous les murs sont surmontés de rouleaux de barbelés auxquels sont accrochés une infinité de rubans, lambeaux de sacs en plastique. Ce sont les petits projectiles lancés de la rue en direction des cellules et qui ont raté leur cible.
Le Dimanche, on dit la messe à la chapelle, (question : quelle proportion, ici, de catholiques par rapport aux musulmans ?) on y donne aussi quelques concerts ou spectacles, il y a un plateau de théâtre, et des gradins pour environ 60 personnes.
Un jour, deux détenus se sont présentés à moi pour un interview. Assez élégants, minces, grands, jeunes, l’un est maghrébin, S, l’autre non, T, j’apprendrai plus tard que S en a pour 15 ans, T est en préventive. Je suppose qu’il ont un niveau scolaire suffisant pour rédiger les articles (60% des détenus ont un niveau inférieur au cm2). Ils réalisent donc à deux le journal de la prison. Quadrichromie, papier glacé, mais, règlement encore, ce journal ne doit pas sortir d’ici.
Avant, ou après l’interview, très conventionnel (quelle est votre motivation, qu’avez-vous découvert ici...) ils me proposent un éclairage inattendu sur mon travail : ils me font remarquer que la chapelle est le seul lieu de la prison d’où l’on voit l’horizon. Ils prononcent ce mot, alors qu’on voit seulement quelques toits de Lyon.. Selon eux, c’est une des raisons qui font que les détenus reviennent tous les jours.

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Hasard, rien d’autre, mais le jour où je mets au propre ces notes, le 20 Août à 21h, France Inter diffuse une émission spéciale sur les prisons. J’apprends qu’un livre, “lettres de prison“ a été édité, qu’il existe un observatoire international des prisons, avec sans doute une antenne locale près de chez moi, que nombreux sont ceux qui comme moi se demandent à quoi sert la prison, en France, aujourd’hui.

Source :
http://perso.club-internet.fr/jantrico/medias/prison.doc