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Date : 11-03-2003

La responsabilité du service public pénitentiaire à l’égard de ses usagers détenus

Mise en ligne : 12 mars 2003

Dernière modification : 9 août 2010

CHRONIQUE DE L’EXÉCUTION DES PEINES
Revue Sciences criminelles - Janv.-mars 2000

Pierrette PONCELA
Maître de conférences à l’Université Paris X-Nanterre
Revue Sciences criminelles - Janv.-mars 2000
Directrice du Centre de droit pénal et de criminologie

Texte de l'article :

La presse s’est faite l’écho récemment d’une condamnation de l’administration pénitentiaire par le tribunal administratif de Rouen. Un détenu avait subi en détention de graves sévices physiques et sexuels de la part de codétenus, dont l’un était connu pour être particulièrement dangereux. En l’espèce, le tribunal administratif relève une faute lourde de l’administration pénitentiaire, en ce qui concerne à la fois la répartition des détenus et la surveillance, propre à changer sa responsabilité, en fût-ce que partiellement.
La rareté de ce type de condamnation, alors que la fréquence des actes de violence en détention ne se dément pas, peut surprendre. Les causes en sont diverses. Elles tiennent d’abord au contexte de la vie en détention et se déclinent en peur de représailles pour le détenu plaignant, mobilité due aux transferts, fragilité autant psychologique qu’économique des victimes de dommages, absence de confiance dans les instances juridictionnelles, lenteur de la justice administrative, ignorance du droit et manque d’intérêt des avocats pour ce type de contentieux au demeurant peu rémunérateur. Toutes ces raisons sont primordiales.
Plus directement, les causes se dégagent de l’examen de la jurisprudence administrative relative à l’engagement de la responsabilité de l’administration pénitentiaire pour dommages causés aux détenus. Causes dérivées que celles-là mais qui méritent pourtant que nous nous y arrêtions ; parfois le droit peut contraindre au changement de pratiques sociales…
Nous nous proposons de faire le point sur les conditions nécessaires pour qu’un détenu et/ou ses ayants droit puissent obtenir réparation des dommages subis en détention, alors que l’administration pénitentiaire tend de plus en plus à être considérée comme un service public, dont le détenu, débiteur d’obligations mais aussi titulaire de droits, serait un usager.
Notre chronique dessinera les grandes lignes d’évolution de la jurisprudence administrative, puis développera quelques réflexions sur l’avenir d’un droit pénitentiaire et d’un régime de la responsabilité de l’État, où le détenu serait en droit d’exiger du service public pénitentiaire qu’il fonctionne, non pas idéalement, mais convenablement.

1. Le déclin de la faute lourde

L’histoire de la faute propre à engager la responsabilité de l’administration dans l’exercice d’activités dite de “ puissance publique ” commence avec le célèbre arrêt Thomaso Grecco (CE 10 février 1905, Leb. P. 139, D. 1906.381, concl. Romieu). Le Conseil d’État y acceptait pour la première fois d’engager la responsabilité de l’État sur le fondement d’une faute qualifiée, commise lors d’activités des services de police. Cette décision s’inscrivait dans la voie tracée par le Tribunal des conflits avec l’arrêt Blanco (8 févr. 1873, Leb. 1er supplément, p. 61) lequel affirmait que la responsabilité de l’État n’était “ ni générale ni absolue ” et qu’elle avait “ ses règles spéciales qui varient selon les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’État avec les droits privés ”.
Les juridictions administratives diversifièrent les catégories de fautes, selon les domaines concernés, de la faute simple à la faute assimilable au dol, en passant par la faute manifeste et d’une particulière gravité et par la faute lourde. Puis une unification se fit au profit de la faute lourde, et la faute manifeste et d’une particulière gravité exigée de l’administration pénitentiaire disparût (CE 3 oct. 1958, Rakotoarivony, Leb. P. 470).
Enfin, plus récemment, nous assistons à un recul certain de la faute lourde. En l’absence de difficultés particulières, seule une faute simple est exigée en matière de police (CE 30 mars 1979, Moisan, Leb. p. 143, D. 1979.552, note L. Richer ; CE 13 mai 1983, Mme Lefevre, Leb. p. 194, AJDA 1983.476, concl. M. Boyon) et la faute lourde a même été partiellement abandonnée en matière de responsabilité des services fiscaux, domaine où le seul principe d’une responsabilité fut long à s’imposer (CE 27 juill. 1990, Bourgeois, Leb. p. 242, RFD adm. 1990.899, concl. N. Chahid-Nouraï, AJDA 1991.53, note L. Richer).
L’affaire du sang contaminé a conduit le Conseil d’État à n’exiger qu’une faute simple pour engager la responsabilité de l’État dans l’exercice de son activité de tutelle sur les centres de transfusion sanguine (CE 9 avr. 1993, GDB, Leb. p. 110, AJDA 1993.344, chron. C. Maugüé, L. Touvet, RFD adm. 1993.583, concl. H. Legal, JCP 1993.3700, chron. E. Picard).
Puis l’arrêt Époux V. (CE 10 avr. 1992, Leb. p. 171, AJDA 1992.355, concl. H. Legal, RFD adm. 1992.571, D. 1993.146, P. Bon et P. Terneyre, JCP 1992.21881, note J. Moreau) marque une étape très importante en consacrant l’abandon de la faute lourde pour l’ensemble du domaine médical. Enfin, dernièrement, les activités de secours médical d’urgence (CE 20 juin 1997, Theux, RFD adm. 1998.82, concl. J.H. Stahl) et de sauvetage (CE 13 mars 1998, Améon et autres, AJDA 1998.418, chron. F. Raynaud, P. Fombeur), “ terre d’élection des activités présentant une difficulté particulièrement marquée ”, sont passées à un régime de faute simple.
Nous sommes ainsi conviés à assister au “ déclin irrémédiable de la faute lourde ”. Ce constat est partagé par l’ensemble de la doctrine et a conduit quelques commissaires du gouvernement à adopter des conclusions catégoriques : “ à bien des égards, nous percevons le régime de faute lourde comme un héritage édulcoré d’un ancien principe d’irresponsabilité de la puissance publique ” , ou encore “ la notion de faute lourde est d’une certaine manière une curiosité historique ”. Cette dernière formule interpelle particulièrement l’administration pénitentiaire, laquelle a incontestablement entrepris depuis ces quinze dernières années une modernisation difficile mais inéluctable. Pourtant, n’est-ce pas encore sur le fondement d’une faute lourde que l’administration pénitentiaire a été condamnée dans l’affaire Carlier précitée (1999) ?
Alors que le contentieux de l’excès de pouvoir semble s’orienter vers une meilleure protection des droits des détenus, le plein contentieux s’enlise dans une casuistique répétitive et timorée.
L’administration pénitentiaire fut longtemps le domaine privilégié de la “ faute manifeste et d’une particulière gravité ”, avant que la faute lourde ne s’impose clairement (CE 5 févr. 1971, Vve Picard, Leb. p. 102). Pourtant les décisions se référant à une faute simple ou, le plus souvent, relevant “ une faute de nature à engager la responsabilité de l’État ”, sont tout aussi présentes. Elles concernent les dommages occasionnés par des négligences lourdes de conséquences dans l’aménagement ou l’entretien des locaux (CE 31 mars 1954, Dame Gioux, Leb. p. 200 ; TA Paris, 27 avr. 1983, Boucaud), ainsi de bouteilles laissées dans une salle de douche (CE 26 mai 1944, Dlle Serveau, Leb. p. 153) ou de matières inflammables oubliées dans un local (CE 11 mai 1956, Michel et Petit, Leb. p. 190, AJDA 1956.225, note Coulet) ou encore d’une organisation défectueuse des activités quotidiennes (CE 25 janv. 1952, Vacqué, Leb. p. 60, D. 1952, note G. Morange ; CE 11 oct. 1957, Croce, Leb. p. 525). Même s’agissant des soins, domaine privilégié de l‘exigence d’une faute lourde, une faute simple a parfois été jugée suffisante, dès lors qu’elle ne concernait que la stricte organisation matérielle du service médical (CE 22 juill. 1953, Vve Ledentu, Leb. p. 778 ; CE 6 juill. 1960, Ribot, Leb. p. 1124). Plus récemment, il est fait état de “ l’absence de difficultés particulières ” pour le fait d’avoir ouvert des courriers échangés entre un détenu et son avocat (TA Versailles, 10 oct. 1997, Mouesca, Leb. p. 1061), ou encore du “ mauvais fonctionnement du service pénitentiaire ” pour la perte d’objets appartenant à un détenu lors d’un transfert (CAA Lyon, 3 déc. 1998, Mme Theis, n° 96LY000352).
En fait, la faute lourde es systématiquement requise dès lors que se trouve prise en défaut la mission de surveillance ; dans l’exercice de cette mission l’administration pénitentiaire est assez facilement exonérée de toute responsabilité par le constat de l’absence de prévisibilité du dommage.
Le contentieux né de suicides de détenus est un terrain propice à l’application de la notion de prévisibilité. Les demandes d’indemnisation s’y appuient sur une faute de surveillance et/ou une faute dans la répartition des détenus ou une faute du service médical. Depuis la première décision se prononçant sur la recevabilité d’une telle demande d’indemnisation (CE 14 nov. 1973, Dame Zanzi, Leb. p. 645, D. 1974.315, note F. Moderne, cette Revue 1974.183, chron. B. Dutheillet-Lamonthézie), très rares sont les décisions relevant l’existence d’une faute lourde.
Il en va de même pour les dommages résultant de violences subies par les détenus de la part de codétenus (CE 26 mai 1978, Wachter, Leb. p. 222, D. 1978.711, note J. Duffar), ou de la part de forces de l’ordre intervenant à la suite d’une rébellion (CE 12 févr. 1971, Rebatel, Leb. p. 123, JCP 1971.16 666, AJDA 1971.123).
Le maintien de l’exigence d’une faute lourde pour les dommages causés à des tiers par un détenu lors d’une évasion peut apparaître surprenant, alors même que la responsabilité pour risque s’est imposée pour les dommages causés par des détenus à l’extérieur des établissements pénitentiaires (semi-liberté, permission de sortir, libération conditionnelle). Il est vrai que les juridictions administratives ont tendance à rejeter les demandes sur le fondement de l’absence de lien de causalité entre l’évasion et le dommage, s’abstenant ainsi de se prononcer sur la nature de la faute (CE 10 mai 1985, Ramade et autres, Leb. p. 147, JCP 1986.26 603, note J.L. Crozafon, AJDA 1985.268, note L.R.).
Enfin, pendant longtemps, une partie importante du contentieux de la responsabilité fut composée d’affaires mettant en cause les services médicaux. Une faute lourde était exigée. Or, ce contentieux empruntera désormais d’autres voies puisque, depuis la loi du 18 janvier 1994, la santé ne relève plus de la responsabilité de l’administration pénitentiaire. L’organisation et la mise en œuvre des soins et de la prévention sanitaire incombent aujourd’hui aux personnels hospitaliers et peuvent engager la responsabilité du ministère des Affaires sociales. C’est donc un régime de faute simple qui s’appliquera dans les affaires mettant en cause non seulement l’organisation des services médicaux mais aussi les fautes commises par le personnel des UCSA.
Dans les établissements à gestion déléguée, le personnel médical et paramédical est placé sous la responsabilité de l’entreprise gestionnaire. Dans ce cas, c’est un régime de responsabilité de droit privé qui s’applique pour tous les dommages pouvant résulter de l’organisation et de la mise en œuvre des soins en détention. L’entreprise gestionnaire devra répondre, soit contractuellement, soit délictuellement au titre de commettant, du fait dommageable d’un des membres du personnel médical qu’elle emploie.
Un domaine important de la mise en cause de la responsabilité de l’administration pénitentiaire disparaît ainsi, et l’indemnisation des dommages relève donc soit d’un régime administratif de faute simple, soit d’un régime de responsabilité contractuelle ou délictuelle de droit privé. Cela participe, à l’évidence, du traitement du détenu comme un usager à part entière du service public de la santé, que ce dernier soit géré directement par une administration publique ou qu’il soit géré par une personne privée.
L’idée que le détenu doit bénéficier d’une qualité et d’une continuité de soins équivalente à celles dont dispose l’ensemble de la population fut à l’origine de la loi de 1994. Dès son incarcération, le détenu est affilié à l’assurance maladie, et le cas échéant à l’assurance maternité, du régime général de la sécurité sociale.
Progressivement, le statut du détenu est redessiné, mais par morceaux. Pour n’être pas satisfaisante, cette situation a au moins le mérite de circonscrire plus étroitement le domaine de la faute lourde et de renforcer la mise en cause de sa pertinence.

2. Vers un véritable service public pénitentiaire

La loi du 22 juin 1987 fut importante à plusieurs égards. Non seulement, elle permettait la création et l’organisation d’établissements pénitentiaires à gestion mixte ou déléguée, mais elle qualifiait expressément l’administration pénitentiaire de service public. Ainsi, l’arrivée inéluctable d’une logique d’entreprise en prison conduisait à affirmer le caractère de service public de l’administration pénitentiaire et à en préciser les missions.
L’administration pénitentiaire exerce des missions de service public. En conformité avec l’article 1er de la loi de 1987, nous pouvons, de façon générale, les formuler ainsi :
· participer au maintien de la sécurité publique, en assurant une exécution des sentences pénales qui préserve la sécurité des usagers, libres ou incarcérés ;
· -favoriser la réinsertion sociale des détenus, en offrant des prestations assez diversifiées pour répondre au principe d’individualisation.
Comme tout service public, l’administration pénitentiaire doit exercer ses missions dans le respect des droits fondamentaux de la personne, compte tenu des contraintes inhérentes à la vie carcérale.
La mise en œuvre des missions de sécurité et de réinsertion, particulièrement conçues comme missions de service public, se heurte à beaucoup d’obstacles. L’histoire de l’administration pénitentiaire et celle de ses personnels, sa configuration socio-professionnelle y jouent un grand rôle. La difficulté pour beaucoup d’intervenants de soutenir une participation modeste et morcelée à la mission de réinsertion, ainsi que la complexité des problèmes d’adaptation aux transformations de la population pénale, sont des données incontournables de cette grande mission de service public qu’est la participation à la réinsertion des détenus. L’espace de cette chronique ne nous permet pas d’approfondir ces points ; mais cela a pu être fait ailleurs, très récemment. Cependant, à leur place, les juridictions administratives ont un rôle à jouer.
Or, il ne nous semble pas que les juridictions administratives aient tiré toutes les conséquences de la désignation de l’administration pénitentiaire comme service public, alors que le droit français, dans son ensemble, subit et opère une transformation importante du fait de la reconnaissance d’un droit des citoyens à la qualité dans les services publics.
“ C’est à travers la mise en responsabilité devant les juges, de certains services et administrations, ou sous la pression de règles et de jurisprudences supranationales, notamment de condamnations de la France par la Cour européenne des droits de l’homme qu’émerge lentement un droit à la qualité dans ces services (publics régaliens) et que l’on découvre ainsi les limites de l’État de droit ”, écrit Michèle Voisset. Son article met en lumière la spécificité de la prise en compte du critère de qualité dans le fonctionnement des services publics régaliens (justice, prisons, armée, école), laquelle ne s’inscrit pas dans une sphère économique d’amélioration de gestion, mais s’appuie sur les droits fondamentaux de la personne.
Tous les citoyens peuvent être considérés comme des usagers du service public pénitentiaire. En effet, à l’immense majorité des citoyens non incarcérés l’État doit la sécurité, laquelle pour l’administration pénitentiaire correspond à une bonne exécution des décisions de justice. C’est pourquoi il nous semble peu conforme à ce droit des usagers de la justice pénale d’introduire une différence dans l’indemnisation des dommages subis à l’extérieur de l’établissement pénitentiaire, du fait de condamnés, selon le statut juridique de la présence à l’extérieur de ces derniers. En effet, l’indemnisation des dommages causés par un condamné lors de l’exécution de mesures d’application des peines ou de mesures éducatives en milieu ouvert relève d’un régime de responsabilité pour risque, alors qu’une évasion ne peut donner lieu qu’à l’engagement d’une responsabilité pour faute lourde. Est-il pertinent de maintenir une distinction aussi tranchée, alors que le permissionnaire qui ne rejoint pas l’établissement pénitentiaire au moment convenu est juridiquement considéré comme en état d’évasion ? Responsabilité pour risque quand la décision à l’origine de l’évasion est celle d’un magistrat, responsabilité pour faute lourde quand c’est l’administration pénitentiaire qui est en cause. Assurément il faut passer à un régime de faute simple, mais réfléchir aussi à une unification des régimes de responsabilité.
Mais c’est à l’usager incarcéré que la sécurité est due principalement, non seulement quand les dommages subis résultent de l’aménagement ou de l’entretien des locaux, mais aussi quand ils sont la conséquence de violences subies en détention, spécialement celles de codétenus. Si une faute a été commise dans la répartition des détenus, elle constitue un manquement à l’obligation de sécurité due aux détenus. Le Conseil d’État l’avait affirmé dans l’affaire Wachter : “ l’administration pénitentiaire est responsable de la sécurité des prisonniers ”, ce qui avait incité un commentateur à préconiser une responsabilité sans faute au bénéfice des détenus victimes de la violence de codétenus, alors que la cohabitation à l’origine du dommage leur a été imposée par l’administration pénitentiaire.
Force est pourtant de constater que, d’une manière générale, la responsabilité pour faute demeure la responsabilité de droit commun ; la responsabilité sans faute est exceptionnelle car, outre qu’elle n’épuise pas les contentieux, elle risquerait d’entraîner une “ véritable déresponsabilisation des pratiques ”. Cependant, si l’on a pu écrire : “ le service accepte de payer pour n’avoir pas à bien fonctionner ”, cette remarque doit être nuancée du fait de l’existence, pour les personnels de l’administration pénitentiaire, d’une responsabilité disciplinaire, laquelle pourrait être d’autant plus rigoureuse que la responsabilité administrative ne reposerait plus sur l’existence d’une faute.
Pour autant l’exigence d’une faute lourde ne saurait être maintenue. L’administration pénitentiaire est incontestablement responsable de la sécurité des détenus qui lui sont confiés. L’obligation de sécurité pesant sur elle est une obligation de moyens. Doit-on en faire une obligation de résultat ? Que cette question puisse être légitimement posée souligne le caractère archaïque de la faute lourde.
Une généralisation du régime de faute simple s’impose pour l’ensemble du droit de la responsabilité imputable à l’administration pénitentiaire en raison de dommages causés aux détenus. Ce régime de responsabilité, pour partie nouveau, doit pouvoir s’appuyer sur un statut juridique précis du détenu, dans lequel la qualité d’usager de service public trouverait sa traduction dans des droits reconnus.
Des réticences se sont déjà manifestées, au hasard de discussions, à concevoir le détenu comme un usager du service public pénitentiaire. L’argument de la contrainte est fréquent. Pourtant la figure de l’usager contraint n’est pas propre au détenu. Ne sommes-nous pas des usagers contraints de l’administration fiscale ? En échange, non seulement nous jouissons de certaines prestations collectives, mais nous avons aussi un droit de regard sur l’utilisation des sommes versées au Trésor public, au besoin en usant de la voie judiciaire. De plus, les situations des usagers doivent être, et sont de fait, individualisées selon l’objet de l’administration en cause.
L’évolution de l’ensemble du droit de la responsabilité de l’État va dans le sens d’une meilleure protection des usagers des services publics. Précédent la généralisation de la faute simple à tous les aspects de la responsabilité médicale, H. Legal dans ses conclusions prévenait la haute assemblée que le maintien de la faute lourde ne pouvait aux yeux des usagers que “ disqualifier votre contrôle en faisant peser sur lui un soupçon de complaisance à l’égard du corps médical et du service public ”.
Un soupçon de complaisance… Le 6 juin 1994, Benjamin Souag, âgé de 26 ans, mourait asphyxié après avoir mis le feu à son matelas alors qu’il se trouvait dans une cellule individuelle du quartier disciplinaire du centre pénitentiaire de Châteauroux. Deux jours auparavant, il avait fait une tentative de pendaison avec son tee-shirt ; le matelas n’était pas revêtu d’une housse ignifugée ; la sanction disciplinaire lui avait été infligée le jour même de son suicide ; la cellule n’était pas équipée de détecteur de fumée ; l’incendie n’a pas été détecté à l’aide de la surveillance vidéo ; passée en service de nuit au moment de l’incendie, il n’y avait plus de garde statique dans le quartier disciplinaire, les surveillants n’ont donc pas entendu immédiatement les cris des détenus occupant les cellules voisines. Le 22 juillet 1999, le tribunal administratif de Limoges (req. n° 97425) répond à la famille de Benjamin Souag qu’aucune faute lourde ne peut être reprochée à l’administration pénitentiaire. Soit. Mais peut-on vraiment soutenir que le service public pénitentiaire n’a commis aucune faute au regard de son obligation de sécurité ?
De fait, le régime de la faute lourde génère un sentiment d’injustice ; il est ressenti comme une “ sorte de présomption d’irresponsabilité de la puissance publique ; lorsque le juge estime qu’aucune faute lourde n’a été commise, le justiciable ressent la sentence comme signifiant qu’une faute a bien été commise mais que le juge lui en refuse réparation ”.
Comme l’a très justement souligné Éric Péchillon, la jurisprudence administrative se caractérise par une “ recherche de protection de l’administration, au détriment de l’usager-victime ”. Il faut passer de la responsabilité-sanction à la responsabilité-réparation. Un régime de faute simple exigera un examen des faits plus rigoureux, car il est plus facile de reconnaître une faute lourde, souvent grossière, que de distinguer entre une erreur non fautive et une faute simple. Mais cela ne sera pas plus difficile que dans d’autres domaines.

Nous avons écrit ailleurs que l’expression de “ droits des détenus ” était maladroite ; nous lui préférons celle de “ statut juridique du détenu ”. Les droits du détenu sont ceux de tout citoyen, et cela doit faire l’objet d’une disposition principielle. En revanche, il y a des restrictions à l’exercice de ces droits, imposées par la privation de liberté elle-même. Ces restrictions doivent être enfermées dans des limites légales précises. Compte tenu des dites restrictions, l’exercice par un détenu de ses droits et libertés fondamentales doit être organisé et garanti ; la violation des droits doit pouvoir être sanctionnée selon des procédures précises adaptées à la réalité du milieu carcéral.
Ces données pourraient constituer les fondements d’un statut juridique du détenu sur lequel les juridictions administratives pourraient asseoir leurs décisions. À moins que leurs décisions ne précèdent la formulation de ce statut et contraignent enfin à une refonte complète du droit pénitentiaire.